ALADIN
ALADIN
DAVID BÉDARD
Avertissement :
Cette histoire est une œuvre de fiction. Toute ressemblance avec des gens, des événements existants ou ayant existé est totalement fortuite.
Copyright © 2021 David Bédard Copyright © 2021 Éditions AdA Inc. Tous droits réservés. Aucune partie de ce livre ne peut être reproduite sous quelque forme que ce soit sans la permission écrite de l’éditeur, sauf dans le cas d’une critique littéraire.
Éditeur : François Doucet Révision éditoriale : Simon Rousseau Révision linguistique : Mélanie Boily Conception de la couverture : Mathieu C. Dandurand Photos de la couverture : © Getty images Mise en pages : Catherine Bélisle
ISBN papier : 978-2-89808-824-7 ISBN PDF numérique : 978-2-89808-825-4 ISBN ePub : 978-2-89808-826-1
Première impression : 2021 Dépôt légal : 2021 Bibliothèque et Archives nationales du Québec Bibliothèque et Archives Canada
Éditions AdA Inc. 1471, boul. Lionel-Boulet, suite 29 Varennes (Québec) J3X 1P7, Canada www.ada-inc.com
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Catalogage avant publication de Bibliothèque et Archives nationales du Québec et Bibliothèque et Archives Canada
Titre : Aladin / David Bédard. Noms : Bédard, David, 1982- auteur. Collections : Contes interdits. Description : Mention de collection : Les contes interdits Identifiants : Canadiana (livre imprimé) 20210053933 | Canadiana (livre numérique) 20210053941 | ISBN 9782898088247 | ISBN 9782898088254 (PDF) | ISBN 9782898088261 (EPUB) Classification : LCC PS8603.E424155 A62 2021 | CDD C843/.6—dc23
À Fabrice, Jacques, et à tous les pères de famille du monde qui seraient prêts à n’importe quoi pour leurs enfants.
« Quand Aladin se vit enterré tout vif, il appela mille fois son oncle en criant ; mais ses cris étaient inutiles. Il demeura deux jours en cet état, sans manger et sans boire. Le troisième jour enfin, en regardant la mort comme inévitable, il éleva les mains en les joignant, et s’adressa à Dieu. »
— Antoine Galland, Aladin ou la Lampe merveilleuse
Prologue
La lame dentelée s’enfonce sans se presser sous l’omoplate de l’adolescent, se frayant un chemin entre deux côtes que les pointes acérées du poignard ne manquent pas de gruger au age. La douleur que la blessure engendre est virulente. Insoutenable. Le pauvre garçon voudrait hurler à la mort, mais le maigre cri qu’il arrive à produire est dès lors étouffé par la mousse dont est rembourrée la banquette arrière de sa propre voiture, contre laquelle on lui écrase le visage avec force. Son poumon droit a été perforé, de toute façon. La main gauche de l’assaillant accentue la pression appliquée contre la tête de la victime pour se donner un appui, tandis que les doigts de son autre main se resserrent autour du manche de l’arme blanche. Animé par une force bestiale, il tire violemment sur le poignard et creuse un monstrueux sillon qui longe le dos de l’adolescent chétif jusqu’à son coccyx. Sous un concert de vertèbres rompues et de chairs déchiquetées, une rivière de sang jaillit de l’incision béante. Sa respiration s’accentue. Avant d’aller plus loin, il se redresse avec lenteur et scrute les alentours. Non loin d’eux, il peut entendre rigoler. Assis à l’une des tables de pique-nique du parc où ils se sont réunis, les amis du mourant semblent trop occupés à boire et à discuter pour s’être aperçus de quoi que ce soit. La noirceur de la nuit a réussi à elle seule à maintenir sa présence indétectée. Il peut donc poursuivre sans se soucier d’eux. Pour l’instant… Agonisant sur la banquette arrière de sa voiture, couché sur le ventre, l’adolescent gémit piteusement, le dos ouvert sur toute sa longueur, seuls ses pieds débordant dans la rue par la portière toujours ouverte. Sans une parcelle de pitié ou de dégoût, l’agresseur plonge ses mains dans la plaie. Immédiatement, ses doigts engourdis par le froid de la nuit s’enveloppent de la chaleur dégagée par l’intérieur du corps. Forçant leur chemin au travers muscles dorsaux et ligaments, ils parviennent finalement à s’enrouler autour du rachis. — Qui c’est la face de chameau, maintenant ? Hein ? P’tit con… CRAC ! Cette fois, le craquement est trop retentissant pour er inaperçu. Dehors, les rires cessent. Le silence s’installe. D’ordinaire, la peur suit presque aussitôt. Un
enchaînement que le tueur affectionne plus que tout. Malheureusement pour lui, l’alcool ingéré par les deux adolescents a inhibé tout sentiment d’alarme. S’il veut se nourrir de leur frayeur avant de leur arracher la vie, il n’aura pas d’autre choix que de se révéler. — Hey, Oli ! T’es-tu endormi dans ton char ? s’écrie son compagnon. — On va finir toute la vodka sans toi si tu reviens pas, se moque la fille assise à ses côtés. Elle en avale une longue rasade, pendant que son ami pige allègrement dans le sac de croustilles qu’il a piqué plus tôt au dépanneur. C’est le moment…, se dit le meurtrier en extirpant ses mains poisseuses du corps sans vie. Sans même daigner essuyer le sang dont elles sont entièrement recouvertes, l’homme reprend possession de son arme et se dirige à pas lents vers ses prochaines cibles. Dehors, rien ne bouge. Le parc en question est situé près d’un boisé, éclairé d’un unique lampadaire, où plus personne ne met les pieds. L’endroit idéal pour des jeunes qui désirent boire un coup et festoyer une fois la nuit tombée sans craindre une plainte de voisins. Plus que quelques pas ne le séparent d’eux. En son for intérieur, il espère ardemment qu’au moins un des deux tente de s’enfuir dans les bois, qu’il connait par cœur. Une chasse nocturne pourrait s’avérer des plus excitantes ! — Voyons, tu foutais quoi, Oli ? T’étais en tr… Oh ! S’cusez, m’sieur ! Je vous ai pris pour notre ami. — Ben non ! Hey, r’garde Dan ! C’est le gars du dep de tantôt ! C’est monsieur Face-de-chameau ! Ha ! Ha ! Ha ! Avant même que ses yeux ne le lui confirment, Danick Sbarba éclate de rire à son tour à la seule mention du sobriquet, ant bien près de s’étouffer avec ses croustilles. Son fou rire n’est cependant que de courte durée et il tente rapidement de calmer le jeu. — Désolé, m’sieur ! Elle est vraiment saoule… On déconne un peu, on voulait pas vous manquer de respect tout à l’heu…
Danick n’a le temps que d’entrevoir un scintillement défiler devant eux, tandis qu’un objet fin déchire l’air. L’instant suivant, son visage est couvert de chaudes éclaboussures, dont une partie s’introduit jusqu’à l’intérieur de sa bouche alors qu’il parle. Son corps se raidit. Son esprit s’affole. À sa gauche, Rosalie est courbée vers l’avant en produisant d’horrifiques bruits gutturaux, comme si elle régurgitait en continu. Son compagnon croit comprendre ce qui vient de se produire, mais refuse de se l’ettre. Ça ne peut pas être vrai… Une main ferme l’empoigne à la gorge. Elle l’étouffe. Danick tente d’implorer son bourreau du regard, mais sa vue s’embue et s’embrouille. Devant lui, le tueur se penche sans jamais le lâcher. Il pique dans le sol le poignard avec lequel il vient de trancher la jugulaire de la jeune fille – qui, elle, ne cesse de se vider de son sang à un rythme alarmant – et s’empare de la bouteille d’alcool tombée par terre. Il porte ensuite la vodka à ses lèvres et y boit allègrement, jusqu’à ce qu’il n’en reste plus une seule goutte. — C… c’était p… pour ri… pour… rire, peine à formuler Danick. Lentement, l’homme tire son visage vers le sien. Leurs nez s’effleurent presque. — Mais… c’est très réussi ! Regarde un peu à quel point je m’amuse… Au bout d’une insoutenable attente, l’homme fracasse la bouteille sur le crâne de Rosalie. La force déployée fait éclater le récipient en dizaines de fragments de verre. Il utilise alors le goulot fracassé comme un pieu, qu’il enfonce profondément dans l’abdomen de l’adolescent terrifié. Puis encore. Et encore. Chaque couinement de souf qu’il parvient à lui soutirer encourage le tueur à frapper une fois de plus. Le sang de sa plus récente victime se déverse par d’épais filaments. Les jeans et les espadrilles de Danick en sont rapidement imbibés. Mais toujours, le verre tranchant s’acharne, impitoyable. La peau du ventre est rapidement mise en lambeaux. Avec mollesse, ses boyaux mutilés finissent par profiter des déchirures qui se multiplient pour se glisser hors du corps. À défaut de s’épuiser, la rage du forcené ne s’enflamme que davantage. La vitesse et la force de ses coups augmentent. Pourtant, son visage de pierre fait preuve d’un stoïcisme absolu. À l’opposé, sa victime s’affaiblit à chaque seconde qui e. Toutes les fois où il est extirpé des chairs ensanglantées, le verre tranchant apporte avec lui une parcelle de vie. Jusqu’à ce qu’il n’en reste
plus du tout. Au terme d’une douloureuse et interminable agonie, le jeune Danick s’éteint. — Se payer la tête des gens que tu dées en file, ça peut être une très mauvaise idée. Maintenant, tu sais. Il lâche prise et laisse le corps mutilé choir sans aucune grâce. — Dommage… j’aurais vraiment apprécié une petite chasse dans le bois, etil en abandonnant l’arme de son plus récent crime. À ce moment précis, son corps se fige et ses paupières s’étirent. Une mélodie qu’il n’a pas entendue depuis des années se met à claironner : la sonnerie d’appel de son téléphone cellulaire. Il croit d’abord à un déréglage de l’appareil. Toutes les personnes ayant accès à ce numéro sont maintenant mortes et enterrées. Personne ne sait qu’il existe. Personne. Du moins, c’est ce qu’il croyait. Toujours furieux, il s’essuie grossièrement les mains sur le côté de son pantalon, puis s’empare du téléphone dans sa poche. Une fois entre ses mains, il ne reconnait pas le numéro qui s’affiche à l’écran. — Oui ? Un long silence perdure avant qu’on lui réponde. Une voix l’apostrophe. Une voix qu’il a déjà entendue par le é. — Je ne suis plus connu sous ce nom depuis des années. Qui es-tu ? « … » — Oui, je me souviens de toi. Qu’est-ce que tu veux, exactement ? « … » — Que je t’aide ? ! Et pourquoi je le ferais ? T’en as, du culot ! En fait, je devrais plutôt te traquer comme un animal et te démembrer, juste pour être en possession de ce numéro ! « … »
— 100 000 dollars ? Vraiment ? Hum… Je dois ettre que c’est une somme intéressante… « … » — Dans ces conditions, j’accepte. Dis-moi seulement où et quand je e te prendre. « … » — Très bien. J’y serai dans moins de trente minutes, confirme-t-il en raccrochant. Sans se presser, il s’empare du sac de croustilles à moitié dévoré et marche en direction de son Jeep Gladiator kaki, garé plus loin. Tandis qu’il pioche dans le sac, un terrifiant rictus se dessine sur son visage. — Il semblerait bien que la nuit n’en soit qu’à ses tout débuts…
Chapitre 1
13 juillet 2016 Terrebonne, Québec
— Monsieur… Alain D. ? — Hum ? Oh, oui. S’cusez-moi, docteur. J’étais perdu dans mes pensées, tout d’un coup. — Je suis navré de vous avoir fait attendre, c’est ma faute. Un léger contretemps dont j’ai dû m’occuper. Dites-moi, le « D. », est-ce pour votre nom de famille ? — Je vois pas tant ce que ça pourrait être d’autre. Mais oui, c’est ça. Pour Dorval. — Ça aurait très bien pu être un second prénom. Dans le pays d’où je viens, en avoir un est chose courante. Le mien, par exemple, est Abu. Ça signifie « le père de… » Ce qui est plutôt ironique, si l’on considère le fait que je n’ai toujours engendré aucun enfant. — Eh ben… — Pourquoi ne pas avoir donné votre nom au complet à ma secrétaire, ditesmoi ? Si ce n’est pas indiscret. — Je trouve ça juste vraiment laid, je pense. Dorval. J’aurais préféré avoir le nom de famille de ma mère. — J’imagine que vous n’aimez pas tellement vous faire appeler M. Dorval, alors ? Désirez-vous que je vous appelle seulement Alain ? — Juste Al, si ça ne vous fait rien, docteur. — Très bien, alors je vous propose un marché : ce sera seulement Al, et en
échange, vous laissez tomber le « docteur ». Pour vous, ce sera uniquement Jeremiah. Cela vous convient-il ? — C’est pas fou. Ça va peut-être m’aider à m’ouvrir si on rend ça un peu plus friendly. — Excellent ! Maintenant, allez vous asseoir sur le canapé. Nous allons débuter notre première séance ensemble.
Chapitre 2
Sans démontrer le moindre signe d’entrain, Al contourne le long fauteuil que lui désigne le psychologue et y pose ses fesses. Un amas de pierres pointues aurait été plus confortable. Aucune chance qu’il s’y allonge. — Puis-je vous offrir un verre d’eau avant de débuter ? — Merci, ça va. J’ai mon café, lui répond Al en exhibant le gobelet fumant qu’il tient à la main. Je vous en ai pris un aussi en chemin, au cas. Jeremiah constate qu’un récipient identique trône tout au centre de son bureau, entre son téléphone et une photographie encadrée sur laquelle pose un couple âgé s’enlaçant, qu’Al devine être les parents du docteur. — Une attention très appréciée. Je vous en remercie. Si je m’écoutais, je ne boirais rien d’autre, et le psychologue en esquissant un discret sourire. — C’est rien. C’est une habitude que j’ai toujours eue. — À présent, dites-moi, Al : par quoi voudriez-vous que l’on commence ? lui demande le psychologue tout en se dirigeant vers son propre bureau, sur lequel il saisit la boisson chaude. Y a-t-il quoi que ce soit dont vous voudriez me parler ? Sur le coup, son patient ne répond rien. Ce dernier aurait dû se douter que cette question viendrait, mais n’y semble pourtant pas préparé. Jeremiah prend alors place dans son fauteuil personnel, face à son nouveau patient, en songeant à la reformulation de sa question. Jusqu’ici, le dénommé Al ne lui a adressé que de courtes phrases. Sous sa solide stature et les quelques tatouages qu’arborent ses bras, il voit en lui un homme renfermé, voire solitaire. Aussi parvient-il à discerner une parcelle de mélancolie, mélangée à de la colère, bien ancrée tout au fond de son regard. D’un bras tremblant, le patient porte son gobelet à sa bouche. Le processus semble pénible, mais il parvient finalement à en avaler une gorgée. Jeremiah l’imite presque aussitôt, puis troque le breuvage pour un calepin de notes.
Il en a énormément sur la conscience, déduit le psy en griffonnant sur son calepin ses diverses observations. Sans doute un lourd é. Les individus qui répriment leurs émotions sont sujets à de terribles épisodes de crises lorsqu’ils ne parviennent plus à les accumuler. Cessons d’étudier son mutisme ; concentrons-nous plutôt à l’en sortir… — Diriez-vous que s… — Je vais mourir, déclare sobrement Al en déposant son café sur la table basse, entre eux. — Je… Pardon ? Vous allez… vous allez… mourir ? — D’ici quelques semaines, ouais. Maladie de Charcot, précise Al en confrontant finalement le regard du docteur. J’ai eu mon diagnostic voilà environ cinq ans. Asteure, j’arrive au bout de la route. La stupéfaction force Jeremiah à froncer les sourcils. Son expertise médicale est beaucoup plus élevée que celle de la plupart de ses confrères – comme le démontrent ses nombreux diplômes accrochés au mur de son bureau – et il ne connait que trop bien les répercussions néfastes qu’engendre sur l’organisme cette terrible maladie dégénérative. Il s’enfonce davantage dans son siège et caresse la fine barbiche brune lui pendant au bout du menton, tandis qu’il appréhende la nouvelle direction que vient de prendre l’entretien. — Vous m’en voyez sincèrement désolé, mon cher. Je crois que le mieux que je puisse faire pour vous est de mettre de côté toute cette paperasse et d’écouter tout ce que vous avez à extérioriser, comme le ferait un bon ami. Sur la même table où Al vient de déposer son café, Jeremiah en fait autant avec ses notes. Il se met ensuite à son aise, faisant craquer le cuir du fauteuil sous son poids, ses doigts entrecroisés sur son abdomen. — J’ai pas mal de stock à raconter. — Aucun souci. Vous êtes mon dernier client de la journée, annonce Jeremiah en regardant sa montre. Prenez tout le temps dont vous avez besoin, je vous en prie. Al opine faiblement du menton, tandis qu’il étire une main jusqu’à son café, duquel il s’abreuve à nouveau. De simplement avaler sa lampée paraît encore
une fois pénible. Ce n’est qu’après la troisième gorgée qu’il entame finalement son récit. — Je suis né à Laval, dans un quartier pas mal pauvre. En fait, dans un hostie de coin de tout croches. On va se dire les vraies affaires… J’ai é pas mal toute ma vie là-bas, à déménager d’un taudis à un autre. Dans l’temps, j’étais employé pour la compagnie Agrobak. Évidemment, je travaillais dans l’usine, pas dans les bureaux. Avec mon salaire de misère, c’est à peine si j’arrivais à mettre de la bouffe dans le frigo, pour mon p’tit gars et moi. Au fur et à mesure qu’il s’exprime, la tonalité de sa voix se modifie, devenant de plus en plus rauque à chacune des phrases qu’il formule. Le psychologue reconnaît ce symptôme, fréquent chez les gens atteint de la maladie dont souffre Al. — J’ai dû aussi m’occuper de ma mère, en résidence. Mon père est mort depuis longtemps déjà. Pour pouvoir dre les deux bouts, c’était pas rare que je doive faire une couple de jobs on the side. J’avais un ami à l’époque, un porte-couleurs des Black Scimitars, qui m’engageait comme agent libre à l’occasion. Ma spécialité, c’était le vol. Un peu de tout, mais de voitures, surtout. J’étais doué. Mon ami a souvent essayé de me convaincre de me faire recruter par sa gang, mais je préférais les p’tits contrats indépendants. Comme ça, y’a pas d’attaches ; tu peux sacrer ton camp quand tu veux, sans te réveiller au fond d’un fleuve avec des pantoufles en ciment. — Vous éleviez votre fils seul ? — J’avais pas le choix. Sa mère nous a dompés là quand il a eu six mois. Elle est partie avec un ti-clin de la Rive-Sud… Un genre de vendeur d’assurances, ou de quoi du genre. Cette révélation accentue chez Al le mélange d’amertume et de colère qui caractérise son regard. Le docteur Jeremiah aurait certainement annoté ce détail s’il avait toujours son stylo en main. — Quand j’ai reçu les résultats de mes tests, ma vie a basculé. Complètement. J’avais trente-quatre ans, dans ce temps-là. C’est jeune en crisse pour apprendre que t’as seulement quelques années à vivre. Tu penses à où t’es rendu dans vie… Aux choix que t’as faits. À où t’aurais pu être si t’avais pris des décisions différentes. À toutes les choses que tu pourras jamais voir, ni vivre. Parce que du
temps, ben t’en a plus… Pis je pense que je peux affirmer sans me tromper… que c’est à ce moment-là que j’ai fait mes souhaits. — Vos souhaits ? demande Jeremiah, intrigué. — Exact. J’ai dressé une liste des choses que je souhaitais accomplir, avant que la mort vienne cogner à ma porte. Trois, en tout. Le premier a vraiment été facile à établir : quitter la vie de misère dont j’avais été l’esclave toute ma vie. Nous sortir, mon p’tit gars pis moi, de la pauvreté, pis me ramasser assez de cash pour qu’il puisse continuer de bien vivre, même quand je serai plus là pour veiller sur lui.
Chapitre 3
24 mai 2012 Pont-Viau, Laval
C’était un jeudi. Un jour de paye. Et en ce qui me concernait, une double paye. Mais disons que la deuxième n’avait jamais vraiment été déclarée au gouvernement. J’avais réussi à convaincre mon boss de me laisser partir de l’usine un peu plus tôt, ce jour-là. Comme je tenais à mes heures, je m’absentais rarement ; j’ai donc pu me défiler facilement. Il devait s’être écoulé pas loin de deux semaines, depuis le résultat de mes tests. Mon moral était bas, mais je ne laissais rien paraître. En tout cas, j’essayais. Mon contrat avait été de voler un modèle de voiture spécifique : un Cadillac Escalade 4DR. La couleur n’avait aucune importance. J’avais réussi sans trop de problème à en trouver un dans le coin de Vimont, proche de la Cité-de-la-Santé. Ce n’était pas un modèle de l’année, mais le véhicule était comme neuf. Le vieil italien à la retraite à qui il appartenait devait lui avoir donné plus d’amour qu’à sa propre femme. Une fois la voiture livrée, j’avais décidé de me rendre à pied jusque chez Rajah, l’ami qui m’avait refilé le contrat. J’avais pris l’habitude, au fil du temps, de m’appeler un taxi après une livraison. Mais comme la température était chaude, j’avais conclu qu’une exception ne ferait pas de tort. Je devais réfléchir à plusieurs choses, et marcher allait certainement m’y aider. Vue de l’extérieur, la résidence de Rajah ressemblait à n’importe quel autre bloc appartements du coin : de la brique usée souvent gribouillée de graffitis, des balcons en ruine, des fenêtres craquelées ou carrément placardées. Ces appartements regorgeaient de junkies, de prostituées et de pauvreté extrême. Bref, de véritables nids de désespoir. Seulement, de l’intérieur, son immeuble à lui était une forteresse. C’était l’un des quartiers généraux des Black Scimitars. Au rez-de-chaussée, les portes de tous les appartements avaient été retirées. Les hommes de mains de Rajah – ses pions – y vivaient et y montaient constamment
la garde, armés jusqu’aux dents. Impossible de le traverser sans y être attendu. À moins d’avoir des tendances suicidaires. Même moi, un habitué de la place, je devais chaque fois attendre que les gars reçoivent le OK de leur boss avant de me laisser monter. Vu les activités dans lesquelles il baignait, Rajah se montrait très pointilleux en matière de la sécurité de son domicile. C’est la camisole imbibée de sueur, les cheveux collés au visage et la peau brûlée par le soleil que je m’y présentai. — T’es qui, toi ? Tu fais quoi ici ? Le gars qui m’accueillit était une nouvelle recrue. Un petit énervé tout maigrelet aux yeux sombres. Comme tous les autres membres du gang, il ne portait qu’une paire de pantalon cargo tachetée, ainsi qu’une veste de cuir noire, ouverte devant et brodée au dos du logo du gang : un cimeterre ébène enfoncé dans une butte d’ossements. Le type jouait les durs avec le petit calibre qu’il avait d’accroché à la ceinture, mais je pouvais facilement deviner que le gars était aussi nerveux qu’un daltonien qui désamorce une bombe. — Moi c’est Al. Je viens voir Rajah. J’ai quelque chose pour lui. — C’est ce qu’on va voir. Vous deux, fouillez-moi ce pouilleux-là, ordonna-t-il à deux autres types qui s’amenaient voir ce qui se ait. J’espère pour toi que le patron t’attend réellement, sinon tu risques de pas aimer la suite ! — J’ai une meilleure idée : toi tu vas pisser dans un coin pis tu fermes ta gueule, rétorqua l’un des nouveaux arrivants en lui pointant le fond du corridor avec autorité. C’est moi qui appelle Rajah. Désolé, Al. Le p’tit con va apprendre à te connaître. Comment va ton gars ? — Toujours autant d’énergie ! Je devrais trouver une façon de lui installer des dynamos sur le corps ; j’aurais pu à payer d’Hydro pour le restant de ma vie, lui répondis-je tandis que l’autre me fouillait. Comme chaque fois, ils ne trouvèrent rien de suspect sur moi et je reçus le feu vert pour monter. En me dirigeant vers l’ascenseur, je croisai l’échalote basanée qui m’avait accueilli. Celle-ci préféra éviter mon regard lorsqu’elle s’écarta. En ant devant plusieurs appartements, je m’attirai quelques salutations discrètes de la part des gardes y logeant. Je leur rendis chacune d’elles, sans une once d’enthousiasme. Au fond de l’allée, devant les portes closes du monte-charge, un second comité d’accueil m’attendait.
— Le sommet, messieurs. Un grognement plus tard, le garde bedonnant à la tignasse bouclée me barrant la route se retourna pour appuyer sur le bouton d’ouverture des portes. Lorsque celles-ci s’ouvrirent au son du carillon, je me glissai nonchalamment à l’intérieur, imité par deux des leurs. Les appartements de Rajah étaient situés au troisième et dernier étage. J’ignorais alors ce qui se tramait aux deux autres étages, et honnêtement, c’était peut-être mieux comme ça. Je me doutais fortement que l’on n’y fabriquait pas des jouets pour les orphelinats du coin. Ding ! Les portes s’ouvrirent à nouveau. Mes oreilles furent aussitôt agressées par le volume trop élevé d’une musique horrible ; un mélange de gangsta rap et de musique traditionnelle du Moyen-Orient. Le mariage des deux styles me soutira un haut-le-cœur, tout comme l’épais nuage de tabac qui planait à la hauteur de mes yeux. À cet étage, les murs de tous les logements avaient été démolis ; le troisième n’était plus qu’un immense loft aux allures persiennes, où la fête ne cessait pour ainsi dire jamais. Au travers de la fumée, des cris euphoriques et de la musique, je parvins momentanément à me frayer un age parmi la foule, avant d’être bousculé par deux femmes hystériques, complètement nues, bouteilles de champagne dégoulinantes à la main. Leurs poursuivants, en tenue d’Adam – quatre hommes aux torses aussi poilus que des gorilles –, ne tardèrent pas à me coudoyer eux aussi, lorsqu’ils èrent en trombe. Pourquoi… tu gardes… ta fucking montre et tes lunettes de soleil… si t’es nu comme un ver ? ! Come on ! — Al ! Al ! Ramène-toi par ici, mon frère ! fit une voix monstrueuse au-dessus de l’infernale musique. Je la reconnus aussitôt, et je ne pus faire autrement que de troquer mon profond découragement pour un sourire sincère. À deux mains, j’écartai les rideaux de satin mauve me séparant des « appartements privés » de mon vieil ami. De l’autre côté, à mes pieds, un couple enchaînait les lignes de coke, qu’il reniflait directement sur le corps nu d’une seconde femme gémissante, tandis qu’elle se faisait sauvagement pénétrer par l’un des gardes, à genoux, ne portant rien de plus que sa veste de cuir. Plus loin, assise sur un long divan doré orné de pierres précieuses, Samira
affûtait la lame d’un long poignard. De chaque côté du béret écarlate qu’elle portait pendaient deux longues nattes de couleur quasi identique. Ses yeux en amande – aux iris d’un vert si envoûtant que l’on pouvait s’y perdre – me fixèrent brièvement, sans qu’elle ne cesse de frotter son arme contre sa pierre. Elle portait sous sa veste de cuir ouverte une camisole noire moulante qui ne recouvrait que le strict minimum. Samira était en quelque sorte le bras droit de Rajah ; une femme dont le courage n’avait d’égal que sa brutalité. Mieux valait rester hors de son chemin. — Aaah, le voilà ! Ha ! Ha ! Confortablement assis derrière son bureau, sur lequel il reposait ses pieds entrecroisés, cigare à la bouche, Rajah Kassab me fit signe de m’approcher à l’aide de mouvements exagérés du bras. Comme à son habitude, il était vêtu d’une camisole noire ainsi que d’une large paire de shorts cargo. La peau sur ses bras – et sur une partie de son visage – était couverte de tatouages ; des centaines de rayures noires lui striant le corps, à l’image d’un tigre. Son cou était orné de plusieurs chaînes en or, certaines si massives qu’un être humain de stature conventionnelle les aurait jugées bien trop lourdes pour être portées. Pour compléter le portrait, un véritable cimeterre – symbole de son gang – était accroché à sa ceinture, arme que seuls les chefs de clans avaient le privilège de porter. À défaut de répondre quoi que ce soit, je me contentai de lui exhiber l’intérieur de ma main droite. L’allégresse sur son visage se mua en stupéfaction dès que ses yeux se posèrent sur le trousseau de clefs que retenait mon index. — Déjà ! s’exclama-t-il en s’étouffant avec une bouffée de son cigare. D’un habile mouvement, je dégageai l’anneau métallique encerclant mon index et en retira le trousseau, que je lançai ensuite avec désinvolture. — Tu me connais, Raj ! J’aime pas trop quand les choses traînent. — Al… Al… Al ! L’homme de la situation, me complimenta le chef de bande en examinant les clefs du Cadillac. Ses pieds abandonnèrent la surface du bureau pour retrouver le sol. Dans un grognement trahissant qu’il n’avait pas changé de position depuis un bon moment, Rajah quitta son fauteuil. Une montagne de muscles parfaitement
découpés de près de deux mètres de haut. Une imposante barbe noire tapissait entièrement sa monstrueuse mâchoire. — Elle est déjà à l’entrepôt, j’imagine ? devina-t-il en contournant son bureau, sourire aux lèvres. — Depuis une heure à peine. S’ensuivit une virile poignée de main puis une accolade fraternelle me donnant l’impression d’être enlacé par un grizzly au torse imberbe. — T’aurais pu laisser les clefs là-bas, t’sais. — Ouais… Mais j’avais le goût de voir ta grosse face épeurante. Ça pis… j’aurais besoin que tu me payes tout de suite. Si ça te va. Le sourire de Rajah s’élargit. Impossible de déduire laquelle de mes deux explications en était la cause. De sa main droite, il vint cueillir le cigare coincé entre ses dents, avant de er son énorme bras par-dessus mon épaule. — Suis-moi, mon frère. Discutons un peu. Ensemble, nous retraversâmes la barrière de satin. De sa main libre, il s’accapara la bouteille d’arak de laquelle s’apprêtait à boire l’un de ses hommes et la porta à sa propre bouche. La boisson alcoolisée à 50% échoua à lui soutirer ne serait-ce que la plus discrète des grimaces. En ce qui me concernait, je préférais ingérer du décapant à peinture plutôt que de boire à nouveau de cette merde. Rajah le savait bien. Il eut donc l’infinie courtoisie de ne pas m’en offrir. — J’ai une offre à te faire, Al, m’avoua-t-il sans détour. Je sais déjà ce que tu vas me répondre, mais écoute-moi jusqu’au bout. Son énorme visage penché sur le mien, nous continuâmes d’errer dans son loft. Malgré l’intense agitation qui y régnait, personne ne a même près de me bousculer avec Rajah à mes côtés. — Si tu cherches encore une fois à me recruter dans ton gang, je t’avertis : jamais je ferai partie des Scimitars. Oublie ça tout de suite ! — Quoi ? Nahhh ! C’est pas ça pantoute, répliqua-t-il en ant son cigare tout
juste devant mon nez pour en tirer une bouffée. Quoique si t’en venais à changer d’idée un jour, un gars aussi fiable et débrouillard que toi aurait certainement sa place dans mon équipe. Mais tu veux pas d’engagement, pis je respecte ça. Par contre, ça veut pas dire que t’es pas en train de gaspiller ton talent à voler des chars pis à braquer des Couche-tard. Je ne puis faire autrement que de froncer les sourcils. J’avais la sordide impression que je savais exactement où il s’en allait. — La semaine prochaine, on organise quelque chose, reprit-il sur un ton plus discret, comme si des agents doubles pouvaient l’entendre. Quelque chose de gros. Une bijouterie. Sauf que là, je suis un peu dans la merde parce que notre chauffeur a eu un contretemps, pis il pourra pas être là ! Je me disais que comme les voitures, c’est ta ion, et que tu nous as déjà dépann… — Désolé, Raj. C’est non pour ça aussi. Oui, je vous ai déjà dépannés, mais c’était exceptionnel. Ces affaires-là sont dans une autre ligue, c’est trop dangereux pour moi. Déjà que je risque de faire de la prison chaque fois que je vole un char… là c’est une balle entre les deux yeux que je risque en acceptant ce genre de job. Pas question que mon fils se ramasse orphelin à cause de mon avarice. — De ton avarice ? Rajah s’immobilisa et me fixa avec défiance. — Al, tabarnak ! Tu te fends le cul trente heures par semaine pour un salaire de crève-faim. Tu fais des jobines pour moi pour arriver à survivre. De quelle avarice tu parles ? C’est certain que les risques sont un peu plus élevés, mais je me disais que… vu ta… ta condition, ça se pourrait que… — OK, parce que j’suis peut-être malade, faudrait que je devienne suicidaire du jour au lendemain ? ! Y’a des chances que le diagnostic soit pas bon. C’est jamais fiable à 100%, ces affaires-là ! J’suis allé er d’autres tests la semaine ée. Je devrais recevoir les résultats bientôt, pis je te garantis qu’ils vont démontrer que j’suis en santé ! La main du colosse vint me frapper amicalement l’épaule à quelques reprises, tandis qu’un long soupir s’échappa des narines de Raj.
— J’en doute pas une seconde, Al. J’en doute pas une seconde… Il écrasa son cigare à demi consumé sur une des tables où les siens jouaient aux cartes, puis l’abandonna dans l’un des innombrables verres d’alcool à sa portée. Il plongea ensuite une main dans sa poche. Il en extirpa son portefeuille ainsi qu’une impressionnante liasse de billets, qu’il fit rapidement glisser entre ses doigts. — Voilà ton dû, mon frère, annonça-t-il en me tendant une fraction du magot. Désolé si je t’ai manqué de respect. Tiens, prends ça aussi. Amène ton gars au cinéma pour moi, tu veux. Il me tendit un billet brun supplémentaire. Puis il m’en refila un second. — Achète-lui aussi un pop-corn et une boisson gazeuse.
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Mon bloc était situé à trois coins de rue à peine. Dix minutes après avoir fait mes salutations à Raj, j’atteignais la porte du vestibule. Mon fils participait à une activité scolaire et ne rentrerait pas tout de suite. J’allais donc pouvoir m’ouvrir une bière tranquille et relaxer un peu avant que cette tornade miniature, mon unique raison de vivre, ne fasse irruption dans l’appartement. Sitôt entré dans le bâtiment, mes sens furent pris d’assaut par tout ce que la crème de la bassesse humaine avait à offrir. — ARRÊTE DE CRIER, TU FAIS PEUR AU BÉBÉ ! entendis-je s’égosiller une résidente en pleurs, tandis que j’enjambais une épave d’au moins 70 ans, baignant dans sa propre urine, bouteille de De Kuyper vide à la main. Parmi le verre des seringues et des bouteilles de bière éclatées craquant sous mes pieds à chacun de mes pas, les hurlements hystériques d’un nourrisson effrayé se répandaient avec écho sur tout l’étage. — TU PENSES QUE TU VAS ME DONNER DES ORDRES CHEZ MOI, HOSTIE DE RATÉE ? ! avait alors rétorqué le prince charmant de la dame.
Le claquement d’une gifle cinglante retentit, suivit d’un vacarme engendré par de la vaisselle éclatant sur les murs et le plancher. Peut-être que dans un contexte différent, j’aurais défoncé leur porte et la gueule du type. Quelle différence estce que ça aurait fait, de toute façon ? Ma vie était suffisamment gorgée de misère ; la dernière chose dont j’avais besoin était de m’embarrasser de celle des autres. Tout comme Rajah, je demeurais au troisième et dernier étage de mon bloc. C’était d’ailleurs là tout ce que nos logis avaient en commun. À défaut d’une abondance de putes, de coke et d’armes à feu, on ne pouvait retrouver dans mon minuscule deux et demi que des pulls, du Pepsi et des fusils à eau. Aucun concierge pour y faire le ménage, de la moisissure dans chaque recoin, parfois même de la vermine, l’endroit n’était ni plus ni moins qu’un véritable dépotoir. Mais c’était là tout ce que je pouvais me permettre…
Chapitre 4
Le lendemain matin, une série de coups balourds accompagnés de beuglements incompréhensibles me tirèrent hors de mon sommeil. Mes dents se mirent à grincer d’agacement. Si ce tapage était parvenu à me réveiller, ce n’était qu’une question de temps avant qu’il n’en fasse autant pour mon fils. Accoutré de rien de plus qu’un bas de pyjama, je me dirigeai vers la porte de mon appartement, prêt à dire ma façon de penser à l’hurluberlu venu cogner chez moi à une heure pareille. « Lindâââ ! Ouve-m… ouve-moé à porte, Lindâââ ! » De nouveau, on rua ma porte de coups. La poignée tremblotait dans tous les sens. Encore un autre soûlon qui entrait chez lui à une heure impossible, trop bourré pour se rendre compte qu’il s’agissait du mauvais appartement… — T’es pas à la bonne place, chose. Va-t’en chez vous, y’a pas de Linda ici ! « Ouve-moé à p… Lindâ, côlisse ! Ouve tu suite ! » — Sacre ton camp, gros innocent ! C’est pas chez vous, ici ! C’est quoi que tu comprends pas ? ! — Hey, t’es q… t’es qui, toé ? Comment ça que t’es ch… chez nous ? ! aboya l’autre type en se remettant à frapper la porte. Tu f… tu fourres ma femme pendant j’pas là ! C’est ça tu fais, mon sacrament ! La journée débutait à peine qu’elle m’avait déjà dépossédé de toute patience. Furieux, j’ouvris la porte. De l’autre côté vacillait le vieil alcoolique que j’avais enjambé la veille, vêtu du même linge, son pantalon cerné du même rond de pisse. — Hey, vieux monsieur dans UP !¹ Y’a mon p’tit gars qui dort dans l’autre pièce ! Si jamais tu le réveilles avec tes cris de mongole, je v…
D’un seul coup, sans avertissement, le vieil alcoolique se mit à dégobiller sur mes jambes et mes pieds nus. Avant d’avoir pu réagir, la porte d’en face s’ouvrait, et sa femme – à deviner, Linda – le tirait par le collet jusqu’à leur appartement. — Ta…bar… n… — T’aurais pu l’aider, p’tit criss d’ingrat ! Un homme de son âge ! me cracha-telle avant de claquer sa propre porte. — Qu’est-ce qui s’e, p’pa ? Pourquoi il criait, le vieux monsieur ? me demanda mon fils en tirant sur mon pyjama. Un simple coup d’œil me permit de constater qu’il venait lui aussi – sûrement trop endormi encore pour s’en être aperçu – de se mettre les deux pieds dans la flaque de vomissure jaunâtre que l’on venait de répandre à notre porte. — Va faire couler la douche, p’tit singe, lui sommai-je. On va aller se nettoyer.
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Un peu moins de trois heures plus tard, mon gars était prêt pour l’école. Lui avait eu suffisamment d’appétit pour engloutir un petit déjeuner, chose qui, étrangement, m’avait fait défaut. Une cigarette pour accompagner mon café une fois mon gars parti allait faire l’affaire. — T’as rien oublié, t’es certain ? — Oui, p’pa. — Je serai pas obligé de me pointer à ton école sur l’heure du dîner parce que t’as laissé ton devoir de math dans ta chambre comme la semaine ée ? — Ah, ben non ! C’est arrivé juste une fois, là ! — Je sais, je te taquine, lui répondis-je, moqueur, en rabattant sur ses yeux la
casquette de Naruto qu’il chérissait tant. C’est bon, on y va ! Ton autobus arrive bientôt. Afin de lui épargner les scènes désolantes des corridors du bloc, ainsi que tous les déchets humains qui s’y donnaient en spectacle, j’avais enseigné à mon fils d’utiliser l’escalier extérieur, à l’arrière, en tout temps. Évidemment, il nous arrivait de tomber sur un disciple de la désolation de temps à autre, mais jusqu’ici, j’avais réussi à lui en faire éviter la majorité. — P’pa… sont où leurs céréales ? me demanda-t-il innocemment, en apercevant avant moi deux junkies sur le balcon en bas du nôtre, affairés à chauffer leurs cuillères à l’aide d’un briquet. Je soupirai de découragement. Dire que la journée débutait à peine. — Ils avaient tellement faim qu’ils ont mangé leurs bols ! T’imagines ? Hey, j’ai une idée. Ferme tes yeux. Papa va te faire voler jusqu’en bas ! — Comme Superman ? — Comme Superman ! Une fois ses paupière closes, j’attrapai mon fils – un bras autour de ses jambes, l’autre sous son torse – et descendit le reste des marches à bonne vitesse, tandis qu’il tendait ses bras devant lui, poings fermés. — R’garde-moi, p’pa ! Je vole pour vrai ! — Pas si vite voyons, j’ai de la misère à te suivre ! Une fois en bas, nous n’avions qu’une centaine de mètres à marcher pour atteindre l’arrêt d’autobus, qui arriva peu de temps après nous. Une poignée de main secrète et un bec sur le front plus tard, mon fils y grimpait pour redre ses camarades de classe. — Bonne journée, p’tit singe ! On se voit plus tard ! L’autobus s’éloigna. Je regardai ma montre. C’était à mon tour de me préparer pour aller au boulot. Ma motivation atteignait des planchers record, mais au moins, c’était la dernière journée avant le week-end. En rentrant dans le bloc, la
première porte sur ma droite était ouverte. Dans la cuisine qui aurait fait er une cellule de donjon du Moyen Âge pour une suite du Ritz Carlton, une femme dans la quarantaine étendait de la nourriture pour chats en canne sur des tranches de pain blanc en guise de goûter pour son enfant, qui devait avoir raté son bus. Elle était complètement nue sous sa robe de chambre ouverte. Encore une chance que je n’avais rien avalé pour déjeuner. On ne pouvait cependant pas en dire autant de la prostituée que je croisai quelques pas plus loin. Je reconnus immédiatement ses courtes nattes fuchsia, ballotant au gré des va-et-vient qu’effectuait sa tête, alors qu’elle engloutissait à répétition le sexe à moitié gonflé d’un homme si âgé qu’il aurait facilement pu être son grand-père. Peut-être même le mien. Le vieux fossile poussait de longs geignements de satisfaction, nullement gêné par les fréquents ages de gens circulant dans l’immeuble. Vraiment, un jour de semaine comme les autres. — Ton lunch a l’air é date, Val ! J’me mettrais pas ça dans bouche, si j’étais toi. — ‘a donc ‘hier, ‘ros manve ‘arde !
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16 h 48. La journée de travail tirait à sa fin. Et il était temps. La chaleur à l’intérieur de l’usine se maintenait à la limite de l’inable. Agrobak n’était pas réputée pour ses conditions de travail agréables. Ni pour son salaire exorbitant, d’ailleurs. Pour ces raisons, n’étaient engagés à cette usine que des immigrants illégaux ou des types dont le é empêchait de pouvoir aspirer à mieux. Des criminels, ou des billes sans la moindre éducation. En ce qui me concernait, mon casier judiciaire était un boulet attaché à ma cheville, m’empêchant de m’extirper hors des tréfonds de la mer infinie de la nécessité. Sans la bouée salvatrice qu’avait été la naissance de mon fils, ses tréfonds auraient fini par m’aspirer, tôt ou tard. Les yeux rougis par la sueur, je balayai les derniers débris de verre dispersés sur le sol, résultat d’une vitrine éclatée à la suite d’une furieuse bagarre entre deux employés s’étant disputés pour une histoire de stationnement. Je m’apprêtais à
remplir le compacteur à carton des dernières boîtes prêtes à être comprimées avant d’être envoyées au recyclage (seule et unique initiative écologique de la compagnie), lorsque notre superviseur lança un appel à tous via nos talkies. « Tous les gars sont immédiatement convoqués à la cafétéria. Je répète : tous les gars, rendez-vous immédiatement à la cafétéria pour une annonce spéciale ! Terminé. » Des points d’interrogation purent se lire au fond des yeux de la majorité des employés, peu habitués à ce genre d’exercice. — Nos dix dernières minutes vont nous être payées à rien crisser, ha, ha ! Ça finit ben ma semaine ! s’emballa Simon, un des rares mécaniciens industriels de la place en rangeant ses outils. — Le bonhomme Caron est le propriétaire le plus cheap pour qui j’ai eu à travailler de ma vie. Cet hostie-là va sûrement trouver une façon de nous le déduire ailleurs… — Come on, Jo ! Arrête d’être pessimiste de même. T’sais ben qu’ils vont seulement nous faire la morale à cause que Rivest pis Bérubé se sont encore battus pour savoir lequel des deux pisse le plus loin ! Malheureusement, l’annonce qu’on nous réservait, une fois tous rassemblés dans l’armoire à balais faisant office de cafétéria, n’avait absolument rien à voir avec le combat de boxe improvisé auquel s’étaient livrés les deux têtes brûlées de la place. Elle fut 100 fois pire, laissant tous les travailleurs présents dans un état de confusion total. — C’est une joke, votre affaire ? ! Vous entendez quoi exactement par « l’usine ferme » ? — Non, c’est pas une joke, dit notre superviseur avec un détachement flagrant. À partir de 17 h ce soir, Agrobak fermera définitivement ses portes. On tient à vous remercier pour tout ce que vous avez apporté à la compagnie depuis votre embauche, mais la décision finale revient au propriétaire. — À partir de 17 h ce soir ? Mais c’est genre dans trois minutes ! C’est quoi, c’te bullshit-là ? !
— Y va se er quoi avec nous ? On va-tu être relocalisés ? Recevoir une compensation, au moins ? — Fuck la compensation ; on va-tu être payés pour les heures qu’on a faites cette semaine ? ! m’écriai-je au-dessus du reste des voix indignées. La réaction du superviseur m’indiqua que, en dépit de la réponse du parfait petit politicien qu’il s’apprêtait à me servir, j’étais mieux de me faire tout de suite à l’idée que je ne verrai jamais la couleur de cet argent. — La shop met la clef dans porte dès ce soir. Agrobak n’existe plus, déclara à nouveau notre supérieur. On va faire tout ce qu’on peut pour que vous receviez ce qui vous est dû, dans la mesure du possible. — Bande de mange-marde ! Vous avez attendu à la dernière minute pour nous avertir ! Vous auriez pu le faire à matin, ou même plus tôt cette semaine ! ne puis-je m’empêcher de hurler, hors de moi. Évidemment qu’ils avaient attendu. Personne ne se serait pointé à l’usine pour travailler sans avoir la certitude d’être payé en échange. Ils savaient également que beaucoup d’entre nous travaillaient au noir, et qu’advenant une fermeture, nous n’aurions pas de ressources pour faire valoir nos droits. Je serrai les poings à m’en faire craquer les tures, envahi par une rage que je n’avais pas connue depuis une éternité. Des images de moi fracassant un micro-onde sur la tête du superviseur jusqu’à ce que son crâne se fende et que le tas de merde qu’il avait en guise de cervelle ne se répande aux quatre coins de la cafétéria envahirent mon esprit. Mais à regarder les autres gars autour de moi, j’avais l’impression que je n’avais qu’à attendre un peu avant que quelqu’un d’autre ne s’en charge à ma place.
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J’étais revenu chez moi en claquant la porte. Évidemment, le bruit engendré se perdit aisément parmi les cris incessants poussés par l’ensemble des causes perdues des appartements voisins. Sans prendre le temps de retirer mes bottes à cap d’acier, je me ruai sur le réfrigérateur et m’emparai d’une bière, comme si
mon salut en dépendait. Je m’allumai ensuite une cigarette à l’intérieur, chose que je n’avais pas faite une seule fois au cours des sept dernières années. Mes mains tremblaient au moment de l’allumer, et je ne parvins pas à en embraser l’extrémité du premier coup. J’arrivai finalement à en tirer une taffe, mais ni la nicotine, ni aucune des merdes chimiques qu’elle contenait n’arrivèrent à me calmer les nerfs. Mes pensées s’embrouillaient alors que je subissais les assauts néfastes de la rage d’un côté, ceux de l’affliction de l’autre. Le mois de mai tirait déjà à sa fin, et je n’avais pas de quoi payer le suivant. Ce qui me restait en poche suffisait à peine à me payer une épicerie décente. Je devais trouver quelque chose et vite. Mais quoi ? Mes options étaient extrêmement limitées. Déjà que l’emploi que je venais de perdre n’en était pas un de rêve… — Réfléchis, Al. Réfléchis ! m’ordonnai-je sans cesse, à deux doigts de la crise de panique. Après ma troisième gorgée seulement, ma bière était vide. Comme mes tremblements n’avaient toujours pas cessé, je compris qu’une seule bouteille n’allait pas suffire. Mais avant même d’avoir fait un seul pas vers le réfrigérateur, le téléphone sonna. Mon cœur se serra dans ma poitrine. Après une journée aussi cauchemardesque, j’étais persuadé que la chance allait finir par tourner, et que ce coup de téléphone, qu’elle qu’en fût la nature, ne pouvait qu’être la bonne nouvelle qui allait faire tourner le vent. « Bonjour ! J’aimerais parler à monsieur Dorval, s’il vous plaît, fit une voix masculine si froide que l’on aurait pu jurer être celle d’un robot. » — C’est moi. « Monsieur Dorval, ici le docteur Fournier de l’Hôpital de Saint-Jérôme. Je vous appelle concernant vos tests de la semaine dernière. J’ai le regret de vous annoncer que malheureusement, ils se sont révélés positifs. »
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Peu à peu, ma vision parvint à se désembrouiller. Un à un, mes sens se réactivaient. On aurait dit un ordinateur qui redémarrait. Une poignante douleur
à la main droite me soutira une grimace. Un ruisseau de sang s’en échappait et s’était répandu sur une alarmante distance, noyant au age une partie des éclats de verre dispersés sur le plancher de la cuisine. Affalé sur le sol, adossé au mur, je remarquai la fenêtre brisée au-dessus de ma tête. À ma gauche, trois trous d’environ la taille de mon poing étaient apparus dans le mur, vestige de ma récente perte de contrôle. Les souvenirs de mon débordement s’entêtèrent à demeurer bien enfouis au fond de mon crâne, mais ils finirent par refaire surface. J’allais mourir. Pas tout de suite, bien entendu. Le premier docteur m’ayant annoncé son diagnostic avait pris le temps de m’expliquer en détail les étapes de l’évolution de la maladie. Mais au final, le résultat allait être le même, et je n’avais plus que quelques années devant moi. Quelques années à er avec mon p’tit singe. Des larmes de désespoir se mirent à ruisseler le long de mes joues, tandis qu’une série d’images défilait dans ma tête. L’étreinte de fierté que je n’aurais jamais la chance de faire à mon fils lors de sa graduation. Le discours que je ne pourrais jamais tenir à son mariage. Le premier petit enfant que je ne pourrais jamais bercer… C’était injuste. Si injuste. Mais je ne pouvais rien y faire. J’aurais beau cribler le mur de la cuisine de mille coups de poing ou démolir la fenêtre de mille bouteilles de bière vides, cela n’y changerait rien. J’étais condamné. Mon temps était compté. Le plus tôt j’allais l’accepter, le plus tôt j’allais pouvoir focaliser sur la seule chose vraiment importante : ce que j’allais faire du temps qui me restait à vivre. — OK, Al… on en est rendu là, me marmonnai-je à moi-même en pressant ma main blessée pour diminuer le saignement. On en est rendu là… Machinalement, je fermai les yeux et plaquai le derrière de mon crâne contre le mur. J’expulsai un long soupir. — Y’a tellement de choses que j’aurais dû faire depuis le temps… D’elles-mêmes, ces choses en question se mirent à défiler dans mon esprit. Certaines demeuraient réalisables, tandis que pour d’autres, le temps manquerait. C’est ainsi qu’à ce moment, j’en ciblai trois dans le lot ; les trois que je jugeai primordiales. Les trois que je souhaitais plus que tout au monde voir se concrétiser avant ma mort. La première d’entre elles allait de soi : je devais nous
sortir, mon fils et moi, de la misère dans laquelle nous vivions. Quitter cette vie misérable, loin des clochards, des drogués et des prostituées. Mais pour se faire, je devais amasser de l’argent. Beaucoup… beaucoup d’argent. Je me trainai jusqu’au téléphone, et m’emparai du combiné. « Ouep ? » — Raj ? C’est Al. As-tu toujours besoin d’un chauffeur pour ton coup ?
1. Long-métrage d’animation des studios Pixar.
Chapitre 5
— Attends, arrête ! Je sais plus si je veux faire ça. — Hum… s’cuse-moi ! ? C’est sûr que tu me niaises, là ? Mais le non-verbal de la jeune agère ne laissait aucun doute quant au sérieux de son hésitation. Les pieds appuyés contre le tableau de bord du véhicule, elle étirait et enroulait nerveusement autour de son index une partie de la chique de gomme qu’elle tenait prisonnière au bout de ses dents. — Écoute, Isa… je sais que c’est ta première nuit, mais fais-moi confiance ; ça va bien se er, la rassure la conductrice en ralentissant à l’approche d’un feu rouge. Si t’es trop stressée, j’ai ce qu’il te faut dans ma sacoche pour te dégêner ! Pis pas de la cochonnerie, là ; du crisse de bon stock ! Malgré les encouragements de son amie, Isabelle demeurait hésitante. Après tout, elle connaissait – de réputation – le genre de soirées que tenait la bande des Black Scimitars. On était loin des danses avec DJ organisées par les écoles au secondaire. Vanessa, elle, était une habituée. Elle avait réussi à convaincre la tête dirigeante du gang de faire monter son amie Isabelle pour les festivités de ce soir. Un tour de force remarquable, considérant que le chef de cette division ne laissait pas entrer dans ses appartements qui le désirait, même lors de ses fréquentes soirées de débauche. — J’avoue que c’est pas super intime pour briser la glace… Mais quand tu vas voir tout le cash que tu vas t’être fait en sortant d’ici demain, tu vas camper en bas de chez lui en le suppliant de laisser ses gars te défoncer à toutes les fins de semaine ! Ha ! Ha ! Ha ! La remarque ne soutira pas plus qu’un demi-sourire à Isabelle, sans parvenir à dissiper la nervosité qui l’habitait. Il y aurait combien d’hommes, ce soir ? Quinze ? Trente ? Cent ? Les gentlemen parmi eux devaient être aussi rares que des évêques en soutane à un concert de Korn. Par contre, de ce qu’elle avait entendu entre les branches, les filles y étaient pour la plupart traitées pas trop mal, mais surtout – comme venait de lui laisser savoir Vanessa –, elles
retournaient chez elles avec les poches bien remplies. Ce détail fut celui qui fit pencher la balance. — Faque… On va faire la fête ou je retourne te porter chez toi ? lui demanda la conductrice une fois le feu viré au vert. — C’est bon, roule ! J’espère vraiment que ça va en valoir la peine…
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— Tout est prêt pour demain, Slim… Oui, j’ai un chauffeur. Un solide en plus. On est en business avec lui… Non, tu le connais pas, c’est un ami… Oui, très fiable, t’inquiète… Cinq pour cent, comme les autres… Ça marche, j’te rappelle quand c’est fait. Ciao ! D’une seule main, Rajah referma son cellulaire de type flip, qu’il rangea ensuite dans sa poche. Il avait dû boucher son oreille libre de son autre main pour bien entendre la conversation avec son supérieur, puisque la soirée avait déjà débuté depuis un bon moment autour de lui. La planification de son coup avait commencé à devenir problématique, jusqu’à ce qu’Al lui annonce qu’il allait être dans le coup. Cette énorme épine maintenant retirée de son pied, Rajah se sentait dangereusement euphorique. La fête de ce soir allait lui faire le plus grand bien. — Youssef ! Apporte-moi une bière ! cria-t-il à l’un de ses subordonnés en souriant à pleines dents. Même s’il semblait plongé au beau milieu d’une intense partie de dés autour d’une table ensevelie sous une pile de billets de banque, de verres d’alcool et d’un cendrier régurgitant un surplus de mégots de cigarettes, le dénommé Youssef n’attendit pas avant de s’exécuter. Cigarillo entre les lèvres, il tira une taffe sans le toucher tandis qu’il ouvrit le réfrigérateur derrière lui. — Et voilà, chef, articula-t-il avec fierté en tendant la bouteille à Rajah, un épais souffle de fumée s’échappant de sa bouche avec chaque mot prononcé. D’ordinaire, un décapsuleur était nécessaire pour déboucher une Almaza, mais
Rajah préféra coincer le bouchon entre les dents de sa monstrueuse mâchoire et la déboucher d’une unique motion du poignet. Il cracha la rondelle métallique directement sur le plancher et ingurgita les trois quarts du contenu en une seule gorgée. Une simple tape dans le dos de son homme de main lui signifia qu’il pouvait retourner à sa partie. Le chef de bande sourit. Il allait pouvoir compter sur le meilleur chauffeur qu’il connaissait pour son casse de demain, et ce soir, ses gars et lui avaient sous la main bien plus d’alcool et de femmes que ce que leur foie et leur bite pourraient parvenir à gérer. Pour l’instant, le DJ qu’il avait engagé semblait avoir un faible pour le répertoire de Salah Edin. C’était d’ailleurs sur l’air de Het Land Van… que se déhanchaient ses invités en ce moment. La musique parvenait à faire vibrer le plancher, mais aucun danger que la police locale ne vienne jouer les trouble-fêtes ; quatre patrouilleurs en service prenaient déjà part aux festivités. Pendant que le constable Dumont s’en donnait à cœur joie avec une jeune prostituée asiatique de la moitié de son âge, ses acolytes, Robillard, Côté et Simoneau, préféraient se tenir loin des filles de la place, jetant plutôt leur dévolu sur les bières et la poudre. — J’en connais un qui a l’air particulièrement de bonne humeur. Des bonnes nouvelles, je présume ? — Samira ! Exactement celle que je cherchais, se réjouit Rajah en apercevant sa seconde le redre. Une bière ? Le chef se moquait. Il savait que Samira ne buvait jamais, mais de voir l’agacement sur son visage chaque fois qu’il lui proposait de l’alcool l’amusait. — J’ai votre chauffeur pour demain, déclara-t-il fièrement. — Que ce soit clair, Raj : si c’est encore Hassan et qu’il fait tout planter, je lui tranche les couilles, ragea Samira en dégainant son énorme poignard. — Relax, Sami… Vous allez être entre bonnes mains. Celles de Al ! — Al ? Ohhh ! Mais… comment t’as fait pour le convaincre de s… Un cri de détresse suivi d’un début d’altercation l’empêcha de terminer sa phrase. En un claquement de doigts, toute la bonne humeur de Rajah s’évapora. Les dents et les poings serrés, il se dirigea vers la source d’agitation. Il insistait
pour que ses soirées se déroulent sans bagarres, mais surtout, il avait horreur que l’on ignore ses directives. Il ne tarda pas à comprendre que le cri avait été poussé par l’une des prostituées qu’il avait engagées pour la soirée. Entièrement nue et en pleurs, elle tentait vainement de s’emparer de sa jupe, prisonnière des mains de l’un des membres du gang qui, lui, n’entendait visiblement pas à rire. Du revers de la main, il la gifla à deux reprises, à l’amusement général des témoins tout autour. — Ton cul est à moi pour la soirée, salope ! Pis je décide que tu te rhabilles pas tout de suite ! — T’as de la misère à dompter ta jument, Habib ? ricana Rajah. Je pensais que t’étais un dur ! — Laissez-moi partir, les implora la jeune femme, dont les larmes s’étaient chargées de faire couler l’abondant maquillage appliqué sur son visage. J’veux m’en aller. S’il vous plaît… Le chef de la bande posa sur elle un regard froid. — As-tu la moindre idée du montant que j’ai déboursé de ma poche ce soir pour am mes gars ? Tu penses que tu peux juste changer d’idée, comme ça, pendant que mon ami Habib est bandé comme un cheval, pis sacrer ton camp ? Tu sais qui on est, right ? Tu le savais bien avant d’arriver ici. Devant lui, la jeune femme tremble, les bras croisés devant sa poitrine dénudée. Pendant qu’elle écoute Rajah lui adresser ses reproches, la main du dénommé Habib se glisse dans sa chevelure et en enroule une mèche autour de ses doigts. — Si tu veux toffer dans le milieu, faut t’habituer à faire des choses dont t’as pas nécessairement le goût, t’sais… Ça fait partie d’la game. Les hommes témoins de la scène s’esclaffèrent. — Par contre… on est pas des déchets humains ; y’a un câlisse de monde de différence entre s’am avec des putes, pis violer une femme ! Le ton de la voix de Rajah s’était durci. Rapidement, tous les sourires s’effacèrent. Celui d’Habib en particulier.
— Parce que vois-tu, des femmes prêtes à se faire baiser, y’a juste ça ici ! Si une d’entre elles veut rien savoir de toi, t’as l’embarras du choix pour une autre, non ? D’un geste brusque, le chef de bande arracha la jupe des mains d’Habib et la rendit à sa propriétaire. — C’est quoi ton nom, ma p’tite ? — Isa… Isabelle, parvint à formuler la jeune prostituée entre ses sanglots, tandis qu’elle revêtait maladroitement le morceau de vêtement que l’on venait de lui restituer. — Hey ! HEY ! Tu penses que tu fais quoi au juste, Raj ? ! T’es en train de te payer ma tête ? ! La fille est à nous ! Je fais c’que j’veux avec, que ça te pl… — V’là 200 piastres pour ton désagrément, annonça Rajah en extirpant deux billets bruns de son énorme liasse, ignorant totalement le commentaire de son compatriote. Si j’étais toi, je songerais sérieusement à m’enligner sur un autre métier. T’es pas ce genre de fille là. Pantoise, Isabelle fixa les billets au creux de sa main, les yeux toujours larmoyants. Croyant jusqu’ici qu’on allait la forcer à rester, et peut-être même la battre pour son affront, il lui fallut de longues secondes avant de comprendre que rien de tout cet enfer n’allait se concrétiser, et qu’elle était même libre de quitter. Malheureusement pour elle, au moment de déguerpir, une main s’enroula férocement autour de son bras. — Toi… tu vas nulle part ! cracha Habib, sur le point d’exploser. Et toi, j’ai deux mots à te dire sur ta façon de gérer nos amusements ! Cette dernière remarque, il l’avait faite à Rajah, l’index de sa main libre pointé si près de son visage qu’il lui effleura le nez. Pour la première fois depuis l’altercation, le chef de bande pivota la tête et le fixa droit dans les yeux. — Emsikouh ! L’ordre avait été donné avec autorité. Avant même de pouvoir comprendre ce qui se ait, Habib était maîtrisé par plusieurs hommes. Ses bras étaient coincés, des mains lui agrippaient solidement le cuir chevelu, tandis qu’un autre bras
s’enroulait autour de son cou. Il n’eut d’autre choix que de lâcher prise sur la jeune femme qui, une fois libérée, s’éclipsa sans regarder derrière elle. En même temps, la musique cessa et tous les yeux étaient rivés sur eux. — Fuck, Raj, c’est quoi ton problème ? ! Autant que tu le saches tout de suite, Slim va entendre parler de ça ! Fie-toi sur moi ! C’est pas de même que ça marche avec lui ! — Slim peut faire ce qu’il veut chez lui. Il peut ben mettre une balle dans la tête d’un scout qui vient lui vendre des biscuits, ou encore organiser un marathon des films de Twilight avec sa p’tite gang de lopettes si il veut, c’est pas de mes crisse d’affaires. Mais ici, c’est chez moi ! C’est mes règles. Si j’te dis de pas lever la main sur une pute qui veut rien savoir de ta face de cul, tu t’excuses, pis tu vas mettre ton p’tit zizi dans une autre madame. C’est clair ? Déjà que j’te tolère dans ma gang… Malgré sa fâcheuse posture, Habib ne cessa de dévisager son vis-à-vis. Luimême faisait partie des Black Scimitars depuis plusieurs années, mais appartenait au chapitre sud, et non pas à celui de Laval, dont Rajah était en charge. Il n’était qu’un soldat dans le gang de rue, mais comme il avait toujours été dans les bonnes grâces du grand manitou de l’organisation, les chefs des différents chapitres avaient toujours fermé les yeux sur ses nombreux écarts de conduite et sa langue bien pendue. — Gros connard… tu te prends pour un big shot, mais en dehors de ton bloc, t’es personne. T’es beaucoup plus proche du fond que du sommet dans la hiérarchie des Scimitars, pis y’a rien qui indique que ça va changer un jour, vu ta façon de mener tes aff… D’un élan, Rajah fracassa sa bouteille de bière contre le coin d’une table à sa droite en tenant le contenant par le goulot. Des fragments de verre volèrent jusqu’au plafond. Habib comprit qu’il avait déé les bornes. Trop tard ; la pointe tranchante du reste de la bouteille flirtait dangereusement avec son œil gauche. Prisonnière d’un étau de muscles, sa tête était dans l’incapacité de se mouvoir. — Comme ça, en dehors de mon bloc j’suis personne, hein ? Dommage pour toi, parce qu’au cas où tu l’aurais pas remarqué, présentement, on est dans mon bloc !
La bouteille brisée s’approcha d’un millimètre à peine, tout juste pour que la pointe de vitre lui râpe un bout de rétine, lui soutirant un cri tenant davantage de la colère que de la douleur. — Crisse de malade, tu m’as chipé un boute d’œil ! Tu penses-tu vraiment que j’ai peur de toi ? ! Tu penses que je m’imagine que tu vas me tuer ici, devant des dizaines de témoins ? Voyons donc ! J’espère que t’as du fun à jouer les durs, parce qu’à la minute où je sors d’icitte, les boss vont entendre parler de cette histoire-là ! Je commencerais à aller porter mon C.V. dans des Burger King si j’étais à ta place ! Toute sa vie de criminel durant, Habib avait pu se sortir du pétrin dans lequel il s’était lui-même empêtré en évoquant la relation privilégiée dont il jouissait visà-vis les grosses pointures des Scimitars. Pour lui, c’était comme posséder en permanence la carte de Monopoly « Sortez de prison sans frais ». Et il ne se gênait pas pour l’utiliser à outrance. — Ben dans ce cas-là, j’ai tout intérêt à ce que tu sortes jamais d’ici… non ? Doucement, Rajah abaissa son arme artisanale, mais maintint son regard enflammé sur son captif, dont la peur déformait maintenant les traits. Cette fois, Habib avait franchi la ligne. Les deux hommes le savaient bien. — Mais… hey, come on, Raj, c’est pas ça que j’v… — Je pense qu’il est plus que temps qu’on sorte les vidanges ! Amenez-le au deuxième, les gars…
Chapitre 6
— Raj, t’as une couple de minutes ? Faut vraiment qu’on parle de notre « projet » de demain ! — Reviens demain matin, Al. J’ai de la business importante à régler. Lorsque je suis arrivé chez lui ce soir-là, l’ambiance était plutôt froide. Je me doutais que ça avait quelque chose à voir avec le gars énervé que cinq de ses gars escortaient jusqu’à une porte métallique, située derrière le bureau de Rajah. Le type s’exprimait en arabe, mais je n’avais pas besoin de lire les sous-titres pour comprendre qu’il n’était pas heureux de son sort. J’ignorais ce qui se trouvait de l’autre côté, mais je devinais qu’on ne l’y emmenait pas pour une séance de groupe de tai-chi. — Demain, ça va être trop tard, j’ai des choses à préparer ce soir ! Faut que ça se e maintenant ; j’ai demandé à la vieille Diane de garder mon p’tit singe le temps que je suis ici, mais je veux pas l’avoir trop longtemps chez nous sans surveillance. — Viens avec nous d’abord. Je vais m’occuper de deux choses à la fois. T’es ben mieux d’avoir le cœur solide, par exemple. J’aime mieux te le dire tout de suite : ça sera pas beau à voir. Depuis le temps que je connaissais Rajah, jamais je ne l’avais vu aussi contrarié. Par contre, avec tout ce que je vivais en ce moment, le sort du gars qui se débattait pour ne pas les suivre ne m’importait pas le moins du monde. S’il se retrouvait dans cette situation, c’est qu’il l’avait cherché. — Rien à foutre, lui répondis-je avec sincérité. J’en ai pas pour longtemps, de toute façon. — Ça tombe bien ; lui non plus. Par ici, Monsieur Dorval, ajouta-t-il en maintenant la porte ouverte d’une main pour me permettre de er.
En la franchissant, je constatai que la pièce de l’autre côté n’était qu’un étroit vestibule, où descendait un escalier métallique en colimaçon, lequel faisait résonner bruyamment chacun de nos pas. C’est alors que je compris que nous nous dirigions vers le fameux deuxième étage. Finalement, peut-être aurais-je mieux fait d’attendre jusqu’au lendemain matin.
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Les tures de Rajah, aussi dures que de l’acier, vinrent marteler la rate d’Habib à deux impitoyables reprises. Celui dont on avait enchaîné les poignets à deux massifs piliers de fer de chaque côté de son corps toussa de longs filaments de sang et de salive, après que se soient entièrement vidés ses poumons. — Fuck, Raj… c’était juste… juste une fille sans importance, exhala péniblement le prisonnier. C’est pas comme si elle valait quelque ch… Le poing destructeur du colosse sévit à nouveau, avec encore plus de fureur. — P’tit con ! Tu t’imagines qu’on vit encore à une époque où les femmes sont la propriété de l’homme ? Éclaire-moi, Samira ; tu penses quoi de cette mentalitélà ? Pour toute réponse, la membre des Scimitars aux allures de guerrière envoya un virulent coup de genou dans les parties intimes du captif, qui se crispa de douleur, d’épaisses veines lui saillant sur les tempes. Samira ajusta ensuite le béret sur sa tête, que la force du coup avait déplacé. — Bon… qu’est-ce que je peux faire pour toi, Al ? Je t’écoute. Pendant qu’il s’adressait à moi, Rajah faisait promener ses doigts parmi une foule de différents objets éparpillés sur une longue table tout près. C’est finalement sur le plus rudimentaire du lot – un marteau – qu’il jeta son dévolu. — J’ai besoin d’un p’tit recap pour demain. À quel endroit on se rencontre, à
qu’elle heure on décolle, qui va faire partie de l’équipe, où on va une fois le travail terminé… — Tabarnak, tu vas vraiment me casser la gueule pour une pute ? ! s’époumona le prisonnier. Pour une fucking pute ? ! Ya Ibn el Sharmouta ! — On part du même endroit que d’habitude, précisa Rajah. Entre ses énormes mains, l’outil semblait être un jouet pour enfants. Les dents serrées, les images dont il avait été témoin et les insultes qui lui avaient été proférées toujours fraîches en mémoire, Rajah frappa une première fois avec force. Le coup atteignit la clavicule d’Habib. Si le craquement de l’os qui se brisa me donna froid dans le dos, le hurlement de douleur poussé par le criminel enchaîné fut bien plus épouvantable encore. — Je m’en doutais bien, avouai-je. On change pas une combinaison gagnante, right ? — C’est ça que je me dis. — Sale chien ! cracha Habib, le visage écarlate. Tu m’as pété l’os ! Hostie, tu m’as pété l’os ! Slim va te faire la peau pour ça, gros con ! On va retrouver ton cadavre dans une b… Un nouveau craquement, un nouveau hurlement. Cette fois, le marteau s’était écrasé dans ses côtes, fracturant trois d’entre elles. — J’imagine que t’as assemblé une équipe de quatre pour ce genre de job ? — En plein ça. Va y avoir toi, la belle Samira, Omar, pis… Razoul. — Aaaah, tabarnak ! Razoul ? Es-tu sérieux, Raj ? Ce gars-là est un malade mental ! Un vrai de vrai ! Je pourrai pas me concentrer si j’ai un psychopathe assis derrière moi. — Ben dis-toi que t’es mieux de l’avoir dans ton équipe que d’avoir à lui faire face. — OK… OK. Ar… arrête ça, c’est beau, geignit Habib. J’ai compris ; j’suis allé trop loin. Laisse-moi partir… Laisse-moi partir, pis on oublie tout.
Les yeux de Rajah – habité par une furie qui ne donnait pas l’impression qu’elle allait s’estomper de sitôt – se posèrent sur son prisonnier avec dégoût. Avec la tête du marteau appuyée sous le menton d’Habib, il lui redressa la tête afin qu’il le fixe lui, et non le sol. — Quand la p’tite fille t’a demandé d’arrêter, elle, l’as-tu écoutée ? Quand elle t’a demandé de la laisser partir… l’as-tu fais ? Il serait arrivé quoi exactement, si j’étais pas intervenu ? Pour toute réponse, Habib lui cracha directement au visage. Geste qu’il regretta immédiatement. — S’cuse-moi, Raj ! J’ai pas voulu… C’est juste l’habitude… Je pense pas clair. Si on pouvait juste pa… Le coup suivant fut décoché à la vitesse de l’éclair, la frappe du marteau l’atteignant violemment à la mâchoire. Cette fois, les hommes qui nous accompagnaient ne purent s’empêcher de grimacer en entendant le masséter et la peau de la joue se déchirer. Je crois vraiment qu’à ce stade-ci, Rajah en avait plus qu’assez d’entendre l’autre jacasser. — Ferme-là, merdeux ! Plus tu causes, plus tu me forces à prendre mon temps avec toi ! Habib ne répondit rien. Sa tête vacillait dans toutes les directions, tous ses sens altérés, comme un boxer venant d’encaisser un puissant uppercut sur le point de s’effondrer sur le ring. Une partie de son visage avait été éclaboussée par son propre sang, qui s’était aussitôt mis à lui ruisseler le long de la mâchoire jusqu’au menton. — Pis tu me refiles Omar en plus ? ! Tu veux vraiment que l’opération plante ? Ce gars-là est le pire des incapables ! — Disons seulement que j’ai mes raisons de le mettre sur ce coup-là, m’expliqua Rajah en allant reposer le marteau souillé sur la table. Il m’a juré qu’il ferait pas le cave, cette fois-ci. C’est sa dernière chance. — Voy… voyons. On est… on est d… du même cl… clan. Raj… — Vous autres, baissez ses pantalons. Pis tenez-lui les jambes, ordonna Rajah à
ses hommes, tandis qu’il refermait ses doigts autour d’une batte de baseball cloutée. Comme pour chacun de ses ordres, ses gars obéirent sans poser de questions. Ils vouaient un énorme respect à leur chef, mais ils avaient aussi intérêt à se plier à ses demandes. Dans le cas contraire, les conséquences pouvaient quelques fois être… disons… excessives. — Pis la bijouterie, j’imagine que c’est celle du vieux Kaufman ? — Exact. Tu déposes l’équipe dans le stationnement sur le côté et tu les attends là. Opération de deux minutes maximum. Ça devrait même durer moins que ça parce que Samira et les gars vont là-bas pour s’emparer d’une seule chose : un petit boitier métallique, planqué dans un coffre à l’intérieur de l’une des pièces du fond. Je leur ai strictement interdit de rapporter quoi que ce soit d’autre. — Ils vont pas là pour les bijoux ? voulus-je m’assurer, étonné par cette révélation. — D’la marde, les bijoux ! J’ai tous les bijoux qui m’intéressent ici même. D’un élan digne de celui de Vladimir Guerrero durant ses belles années, Rajah précipita sa batte dans les testicules de son souffre-douleur en y transférant tout son poids. Les deux hommes maintenant les jambes d’Habib écartées eurent alors le visage éclaboussé du sang provenant du scrotum, réduit en purée par les clous affûtés à l’extrémité du bâton. Sur le coup, Habib n’émit qu’un geignement étouffé. Ce n’est que lorsque l’arme se retira, mordant et arrachant dans un bruit de déchirement ce qui restait de ses parties génitales, qu’il se mit à hurler à la mort. Les deux autres criminels comprirent sans qu’on leur explique qu’ils n’avaient plus besoin d’immobiliser les jambes de la victime. Ils s’éloignèrent. — Tu vas recevoir ta part habituelle de chauffeur, plus un petit extra de ma poche si tout se e sans accrocs, explique Rajah. e par l’entrepôt et choisit le véhicule que tu veux pour la job. Tant que t’optes pas pour un modèle qui flashe trop. — C’est correct. On rentre pas toute la gang dans la Lambo, de toute façon… Je vais sûrement opter pour la Lancer ou la WRX si je veux y aller low profile et efficace avec quatre portes. Aussi, je vais avoir besoin de savoir où se trouvent toutes les caméras extérieures.
— J… j’vais cr… crever au b… bout d’mon s… sang. F… fuck, laisse-m… moi p… partir, Raj. S… s’te p… plaît. C… c’était juste une f… fille… — Ah ben là, si tu le demandes poliment, ça change tout, répondit Rajah sur un ton qui annonçait pourtant tout le contraire. Si tu veux que je te laisse partir, y’a rien de plus facile, voyons. À l’aide d’un mouvement de l’index qu’il avait dû effectuer des centaines de fois dans sa vie, mon vieil ami libéra le monstrueux cimeterre qu’il avait d’accroché à sa ceinture que seule une bandelette de cuir scellée par un bouton-pression maintenait en place. Contrairement au marteau plus tôt, celui-ci n’avait pas du tout l’air d’un jouet entre ses mains. — Vous avez tous entendu la requête d’Habib « Le Gentleman », non ? Alors je vais le libérer de ce pas. Une fois libre, vous le laisserez s’en aller sans lui nuire. Je voudrais surtout pas avoir de problème avec le grand patron ! Les gars de Rajah se mirent à rire, tandis que leur chef vint appuyer le tranchant de sa lame qu’il tenait à deux mains contre le biceps du bras droit tendu par les chaînes de sa victime. — N… non, Raj… f… fais pas ç… ça. — Ça fait beaucoup trop longtemps qu’on endure tes conneries. T’es une disgrâce pour les Scimitars, pis pour l’humanité en général. Personne va te pleurer… Son arme blanche s’éleva d’un mètre, puis s’abattit, sans pitié ni doute, sur le membre, le tranchant d’un seul coup. Brusquement privé de la moitié de son , le corps affaibli d’Habib s’effondra partiellement, n’étant plus retenu que par une seule chaîne. Dans sa chute, il m’aspergea les chevilles, son bras droit s’étant soudainement mué en un geyser sanglant. Je crois que ce ne fut qu’à ce moment qu’il prit pleinement conscience de son sort ; qu’il comprit qu’il allait mourir cette nuit. Pendant que d’ultimes cris lui râpaient la gorge, Rajah, qui s’était déplacé derrière lui entretemps, libéra son bras gauche d’un élan identique au premier. Le menton déjà mutilé d’Habib frappa durement le sol. Son corps – dépourvu de couilles et de bras – se tortilla de longues secondes, roulant sur lui-même dans une mare de sang qui s’élargissait chaque seconde. Pourtant, malgré toute l’horreur dont j’étais témoin, je ne ressentais ni dégoût, ni comion. Rien. La vie venait de m’envoyer au plancher, et de voir quelqu’un
d’autre que moi goûter à sa médecine, une sous-merde comme Habib de surcroît, avait quelque chose de juste. — Te voilà libre, mon cher. Tu t’en vas quand tu veux. Je considère qu’on est quittes. Mais si jamais tu décides de rester, on a un congélateur super spacieux où tu pourras er la nuit. Inquiète-toi pas ; on va bien s’occuper de toi ! Al, je monte me chercher une bière. T’en veux une ? — Ouais, s’il te plaît. J’vais la boire en chemin. J’en ai plus chez moi. Avant d’atteindre les marches, je jetai un dernier regard au mourant, alors qu’il vivait ses derniers moments sur Terre. On se revoit de l’autre côté…
Chapitre 7
Le lendemain, je me pointai à l’heure prévue au lieu de rendez-vous, soit à l’arrière d’un ancien club vidéo sur le boulevard des Laurentides. Le local était à louer depuis plusieurs années et le stationnement arrière était parfaitement à l’abri des regards, ceinturé de hautes clôtures et d’immenses érables. Quelques espaces plus loin de l’endroit où je m’étais garé, une Lexus bleue patientait ; celle de Samira. En m’apercevant, elle agrippa un large sac à main qui reposait sur le siège ager et sortit de son véhicule pour me redre. Elle portait une paire de pantalon sport Adidas, des souliers de course de cette même marque ainsi qu’un chandail coton ouaté gris sans image ni inscription. Elle avait remplacé ses habituelles nattes par un chignon noué derrière sa tête. C’était également la première fois que je la voyais sans son béret et sa veste de cuir des Scimitars. Si son but avait été de se fondre dans la masse et de er pour une jeune femme de la banlieue parmi tant d’autres, c’était réussi. — Salut Al, me lança-t-elle, souriante, en ouvrant la portière côté ager. Subaru Impreza WRX ? Bon choix ! Je vois que t’es prêt pour un peu d’action ! — Je suis là pour la paye, Sami. La dernière chose que je souhaite, c’est qu’il y ait de l’action. — Ouin… ben en voilà un qui pense exactement le contraire de toi, me réponditt-elle, tandis que Razoul émergeait de nulle part et convergeait vers nous, vêtu d’un ensemble vestimentaire absolument identique à celui de Samira. Sac de sport en toile noir à la main, le visage enveloppé de l’ombre que projetait le capuchon de son hoodie remonté sur sa tête, le pire psychopathe des temps modernes dirigeait ses pas assurés vers ma voiture. Sans être d’une stature aussi monstrueuse que celle de Rajah, Razoul était un type imposant physiquement. Il devait approcher la fin trentaine, mais sa courte barbe soigneusement taillée ne comptait pas le moindre petit poil gris. Fallait croire que de massacrer des gens à la dizaine gardait jeune. À mon plus grand soulagement, il choisit de prendre place derrière Samira. Les
chances qu’il pète un plomb en cours de route et décide de me poignarder à travers mon banc de chauffeur venaient de diminuer. Légèrement. À tout le moins, cela allait me permettre d’éviter de croiser son regard glacé lorsque j’allais devoir regarder dans mon rétroviseur. — Il ne manque qu’Omar, déclara Sami une fois Razoul installé à l’arrière. Tu sais où il est ? Razoul secoua la tête sans prononcer le moindre mot. D’après les rumeurs qui circulaient, lui non plus n’appréciait pas d’avoir à faire des jobs avec cet abruti d’Omar dans son équipe. Il l’aurait même menacé de lui arracher la langue s’il venait à commettre une autre bourde. Ce n’était probablement qu’une question de temps avant que l’on sache s’il était sérieux ou non. — J’ai acheté des cafés pour tout le monde, annonçai-je en pointant les récipients dans les porte-gobelets du véhicule. Servez-vous ! Dix interminables minutes plus tard, Omar ne s’était toujours pas pointé. Il était officiellement en retard de quatre minutes. À l’intérieur de l’Impreza, la tension était palpable. À l’exception du cuir du volant se plaignant de l’intensité des étreintes de mes doigts crispés, le silence régnait. Ce fut à ce moment qu’une vibration dans le sac à main de Samira lui annonça qu’elle venait de recevoir un message texte. — Omar s’est trompé de lieu de rendez-vous, fulmina-t-elle. Il nous attend à l’ancienne station-service sur le boulevard du Souvenir… Les tures de Razoul craquèrent bruyamment. Cela n’annonçait rien de bon pour le cou d’Omar. — Es-tu sérieuse ? ! Mais qu’est-ce qu’il câlisse là ? ! Ce spot-là fait même pus partie de nos lieux de rendez-vous officiels ! m’insurgeai-je. — Je sais… L’envie de transférer toute ma frustration à mon pied droit et d’écraser la pédale d’accélération en faisant crisser les pneus de la voiture me brûla la jambe, mais je parvins cependant à contenir ma colère. Il nous fallait à tout prix demeurer discrets pour le bien de la mission. Hors de question que je fasse tout rater avec un geste stupide et inutile. Notre équipe comptait déjà une nullité extrême dans
ses rangs en Omar ; pas question d’en faire aussi partie. Dans un long soupir, j’expirai une partie de l’ire qui m’habitait et réussis à me concentrer suffisamment pour entamer notre mission. Le fait que la station-service où nous attendait Omar ne soit qu’à quelques coins de rue m’aida grandement à ne pas perdre mon sang-froid. Ça, et le fait que la journée était ensoleillée. Non pas que je fusse assez naïf pour croire que la température pouvait avoir la moindre influence sur mon humeur, mais plutôt qu’en cas de poursuite, la pluie n’allait pas altérer ma vision, ni réduire l’adhérence des pneus de la voiture sur la chaussée. — Une fois la mission terminée, crois-tu que ça va être possible de l’éjecter de la voiture en marche ? me demanda Samira en parlant d’Omar. — Le plus difficile, ça va être d’attendre tout ce temps-là…, lui répondis-je. Pendant le court trajet, pas un seul mot ne sortit de la bouche de Razoul. Cela ne signifiait pas qu’il n’était pas furieux pour autant. Finalement, au coin du boulevard, nous finîmes par apercevoir le dernier membre de notre quatuor. Les instructions pour mes trois agers étaient qu’ils devaient tous demeurer le plus effacé possible en attendant de grimper dans la voiture. Sami m’avait attendu dans la sienne, alors que Razoul s’était si bien dissimulé dans un coin sombre qu’il m’avait été impossible de discerner d’où il était sorti. Mais Omar, ce cher Omar, lui, poireautait debout, adossé au poteau métallique soutenant les feux de circulation à l’intersection de deux des plus grands boulevards de la ville. Du Omar tout craché. Même physiquement, tout m’agressait chez lui. Que ce fût sa ridicule chevelure bouclée style afro ou sa barbe taillée si mince qu’on aurait pu jurer qu’elle avait été dessinée avec un feutre. Au moins, son accoutrement correspondait parfaitement à celui des deux autres. — Al’amal Ce connard de Rajah m’a dit la station-service, je vous jure ! Je suis là depuis au moins une bonne demi-heure. Je suis prêt ! On va se le faire, ce pisseux de juif et sa foutue bijouterie ! — On touche à rien, Omar. On prend le coffre et on repart. C’est tout ! — Hé, oh ! Tu te calmes les nibars, ma belle Mimi. C’est sûr que je le sais ; je suis seulement hypé, tu me connais. Je gère, t’inquiète. Un clignement d’œil plus tard, Samira faisait volte-face et lui brandissait son énorme poignard à deux centimètres du nez.
— Appelle-moi encore Mimi pour voir… ou demande-moi de me calmer les nibars… ou ne fais seulement que m’adresser la parole… et je te jure… je te découpe le cul et je le couds sur ton affreux visage. Alors là, ta grande gueule aura une bonne raison de débiter autant de merde ! Omar blêmit sur-le-champ, alors que moi, je dus me mordre l’intérieur des joues pour éviter de sourire à pleines dents pour la première fois de la journée. — Oh, ça va, oui ! C’était pour rire, quoi ! Pas besoin de me foutre ton canif sous l’pif… — Ah non ? C’est souvent l’impression que j’ai, pourtant, répliqua-t-elle en reprenant place sur son siège, consciente que d’exhiber une arme blanche en voiture au beau milieu de l’avant-midi n’était peut-être pas l’idée du siècle. Le reste du trajet s’effectua dans le plus total des silences. Les dieux du braquage devaient être avec nous, puisque jusqu’à la bijouterie, je ne croisai uniquement que des feux verts, me permettant ainsi de rattraper nos quelques minutes de retard sur le planning. Lorsque notre objectif fut finalement en vue, nous pûmes constater que les renseignements de Rajah étaient exacts, puisque le stationnement étaient complètement désert, à l’exception d’une Infiniti M45 argent, la voiture du propriétaire. Au lieu de er par l’entrée principale du commerce, je tournai à droite à la rue juste avant, et empruntai celle d’une petite boutique de linge voisine dont l’aire de stationnement était connexe. À basse vitesse, je vins me garer sur le côté de la bijouterie, prenant bien soin de me faufiler dans les angles morts des caméras dont Rajah m’avait fourni les locations, et dans une position me permettant de faire directement face à la sortie en cas de fuite imminente. Sans jamais éteindre le moteur, je commençai déjà à reer mentalement le trajet que j’allais devoir effectuer au retour et aux routes secondaires que je pourrais avoir à emprunter en cas d’imprévus. Pendant ce temps, mes trois agers ouvrirent chacun leur sac, duquel ils sortirent, en premier lieu, un masque. Un masque tout blanc, sans émotion. Sami et Omar en extirpèrent également chacun un pistolet, un Caracal Enhanced F, le plus répandu parmi la bande des Scimitars. Quant à Razoul, il avait préféré apporter avec lui son arme fétiche : un Desert Eagle chromé, sans la moindre tache ou imperfection. Pour lui, cette arme devait avoir plus de valeur que n’importe qu’elle vie humaine.
— Une lampe de poche ? Tu penses que tu vas câlisser quoi avec une lampe de poche, le clown ? ! — La pièce où y’a le coffret, elle est p’t’être sombre, on sait jamais, se défendit Omar. C’est pas comme si elle prenait de la place de toute façon, oh ! Samira ignora les explications de son collègue et serra les dents. Une fois le trio prêt à er à l’action, elle s’empara d’un chronomètre, qu’elle régla sur 120 secondes. — On a deux minutes, très exactement. Pas une nanoseconde de plus, déclara-telle. Allons-y ! Ils enfilèrent rapidement leur masque et entrèrent avec empressement dans le commerce. De mon côté, je continuai de serrer le volant de la voiture, mes yeux alternant successivement entre le pare-brise, le rétroviseur et la montre à mon poignet. Personnellement, il s’agissait du moment que je détestais le plus dans ce genre de boulot. Je n’avais jamais à braquer d’armes aux visages des gens, ni à dealer avec qui que ce soit, mais ces deux insoutenables minutes à attendre, sans avoir la moindre idée de ce qui se ait à l’intérieur, à n’être en avec personne, valaient presque à elles seules mon salaire. « Une minute… » Ça y était presque. Personne aux alentours ne semblait nous avoir remarqués, aucune voiture de police en vue ; tout allait pour le mieux. Jusqu’à ce qu’ils ressortent, quinze secondes plus tard. — Oh merde, j’ai laissé ma lampe de poche dans la pièce ! leur signifia Omar, pris d’une soudaine panique. — Quoi ? ! Omar s’apprêta à faire demi-tour pour retourner dans la boutique, mais Samira l’agrippa à l’épaule. — Laisse faire ta lampe de poche à cinq piastres ; on a le coffret ! On décâlisse ! — Tu comprends pas, chérie ; y’a mes empreintes digitales dessus. Si la police la découvre, on est finis ! On a encore du temps, dans dix secondes j’suis revenu.
Samira jeta un coup d’œil nerveux à son chronomètre. — T’as dix secondes pile ! Après on t’abandonne icitte ! Pis Omar : tu touches pas aux diamants ! Tu prends la lampe, et seulement la lampe ! — Oh, ça va ! J’ai pas six ans…, maugréa-t-il en retournant avec empressement dans la bijouterie. Pendant ce temps, mes deux autres complices reprirent leurs places respectives à l’intérieur de la Subaru ; Razoul dans un calme olympien, Samira luttant férocement contre l’envie de claquer la porte de la voiture une fois installée sur son siège. — Cervelle de moineau ! Dès qu’on termine la job, Rajah va avoir de mes nouvelles ! C’est la dernière fois que je fais équipe avec ce crétin-là ! Je sais pas ce qui me retient de lui arracher la face avec mes ongles… — Premièrement, si quelqu’un lui arrache la face, ça va être moi et personne d’autre, rétorquai-je. Au moins, on est encore corrects dans le planning, et t… Mon cœur manqua d’exploser dans ma poitrine lorsque l’alarme infernale de la bijouterie se mit à hurler. — Tabar… La porte du commerce s’ouvrit à la volée et Omar en ressortit comme s’il avait le diable aux fesses. À l’instant où il monta à bord, j’enfonçai mon pied sur l’accélérateur et détalai à toute vitesse, furieux. Instinctivement, j’effaçai de ma mémoire l’itinéraire prévu pour le remplacer par celui échafaudé en cas de fuite. Cette nouvelle route s’étirait davantage, mais avait été pensée en fonction des rues comptant le moins d’arrêts et de feux de circulation possible, réduisant mes chances de collision en roulant à haute vitesse. Et bien qu’elle avait été élaborée pour demeurer le plus loin possible des postes de police du coin, je savais très bien que tôt ou tard, j’aurais au moins une auto-patrouille aux fesses. Malheureusement, ce fut plus tôt que tard. — On a déjà les flics au cul ! s’alarma Sami en regardant pardessus son épaule. De nouveau, elle inspecta son arme à feu, s’assurant qu’il était chargé et fonctionnel. Derrière nous, la voiture de police gagnait du terrain. Je virai
brusquement à gauche et m’enfonçai dans un sens unique dans le but de les semer. Ou au moins de les déstabiliser. La manœuvre me fit emboutir un bac à recyclage qui n’avait pas été ramassé depuis plusieurs jours. Subitement déportée vers la droite, Sami a près de laisser son Caracal lui glisser entre les doigts, tandis qu’Omar vint s’écraser contre l’épaule de Razoul. Ce dernier, sans doute le seul à avoir anticipé le virage, bougea à peine. — Dégage de la rue, p’tit criss de rat ! m’invectiva le retraité au dos courbé à qui appartenait le bac, un poing s’agitant dans les airs. — Va donc lancer du pain aux pigeons, vieille graine molle, marmonnai-je pour moi-même, concentré à ne pas happer de ants. Le virage serré fit hurler le caoutchouc des pneus de la Ford Interceptor qui nous avait pris en chasse. Le vieil homme me maudissant à partir du trottoir dut effectuer un dangereux plongeon pour ne pas se faire pulvériser par l’autopatrouille. Au moins, cela nous permit d’agrandir l’écart avec notre poursuivant. — Attention, Al ! s’écria Samira. Droit devant, une bande de jeunes traversaient la rue à la hâte et sans faire l’effort de s’assurer qu’elle était déserte, transportant avec eux deux filets de hockey. Pour la seconde fois, j’eus à effectuer un virage sec – cette fois vers la droite – afin de les éviter. J’y parvins de justesse, mais ce faisant, m’aventurai sur une rue qui ne figurait sur aucun des itinéraires planifiés. J’errais à pleine vitesse dans l’inconnu. — Me semble qu’il est encore tôt pour être autant dans marde… — On va être dans marde juste si on s’fait pogner, répondis-je. À 200 mètres devant, la rue croisait un boulevard. Des voitures y circulaient à bonne vitesse dans une direction comme dans l’autre. Si j’arrivais à le traverser, deux petites rues seulement me sépareraient d’un retour à mon itinéraire. Aucune autre rue n’allait me permettre de bifurquer et la voiture de police que j’avais toujours aux fesses m’empêchait de faire demi-tour. Je n’avais pas d’autre choix ; c’était quitte ou double. J’accélérai. — Al… le char a pas d’ailes, t’sais…, me rappela Sami en se cramponnant à son siège.
— Hey, connard de barge ! Tu crois que tu fais quoi, là ? ! Ralentis, tu vas nous faire tuer, oh ! Mais mon idée était faite. D’une façon ou d’une autre, je savais que j’étais condamné à mourir. Mais il était hors de question que je e le temps qu’il me restait à vivre en prison, loin de mon fils. J’ignorai leurs commentaires. Le silence de Razoul – qui n’avait toujours pas prononcé un seul mot depuis le tout début – me confirma que lui approuvait. Autrement, il me l’aurait fait savoir. Ou il m’aurait déjà égorgé. De chaque côté, les maisons défilaient les unes après les autres. Omar continuait de m’injurier, mais je n’entendais rien d’autre que le rugissement strident du H4 2.5 litres turbo que j’avais sous le capot qui, additionné à la vitesse et à la sensation du danger, multipliait l’adrénaline électrifiant chaque cellule de mon corps. Pour toi, mon p’tit singe… Tel un fil à coudre que l’on réussit à insérer dans le chas d’une aiguille du premier coup, l’Impreza parvint à se glisser de justesse entre un motocycliste et un Chrylser 300 dans une direction, puis entre une minifourgonnette et une voiture sport verte dans l’autre. — Whoooo ! s’écria Omar, euphorique. Oh, la vache ! Putain, on est … Une puissante déflagration, à laquelle se mêla tôle tordue et vitres éclatées, l’interrompit et nous poussa à tourner la tête une fraction de seconde. Derrière nous, un autobus de la ville venait de foudroyer l’auto-patrouille qui avait tenté – avec beaucoup moins de chance – d’imiter notre manœuvre suicidaire. Sous une pluie de cris consternés, la carcasse de l’Interceptor effectua tonneau sur tonneau, crachant débris métalliques dans toutes les directions. De nous quatre, seul Razoul ne daigna même pas se retourner. Au bas de son visage imperturbable, l’esquisse d’un sourire sadique et satisfait du sort des patrouilleurs me fit l’effet d’une décharge électrique. Je repris mon rôle de conducteur en me faisant la promesse de ne plus détourner le regard sur cet être terrifiant avant que notre travail soit accompli. Sitôt mes yeux de retour sur la route, deux nouvelles voitures blanches et bleues émergèrent simultanément d’un côté de la route afin de former un barrage et nous piéger. Quatre officiers armés et aux abois en sortirent. J’entendis alors
l’une des fenêtres électriques à l’arrière s’abaisser, suivie d’une détonation si puissante que tous mes muscles se crispèrent d’un coup. Le Desert Eagle de Razoul venait de rugir. La balle tirée traversa la gorge d’un policier à droite, avant qu’il n’ait pu se mettre à couvert derrière sa voiture. Une pression de la gâchette plus tard, un second projectile fit éclater une partie du crâne d’un second officier, dont les bouts de cervelle et les fragments d’os vinrent maculer mon pare-brise au moment où je donnai deux brusques coups de volant pour me frayer un chemin entre les véhicules. Ma manœuvre ne fut cependant pas parfaite, et l’aile de la Subaru en fut quitte pour une monstrueuse égratignure en s’écorchant contre le pare-chocs avant de l’auto-patrouille. — Tabarnak ! blasphémai-je à nouveau en actionnant machinalement les essuieglaces. Un véritable feu d’artifice éclata derrière nous. La riposte policière fit voler en éclats la vitre arrière et plusieurs projectiles se logèrent dans le coffre de l’Impreza. Heureusement, l’arrivée d’une rue perpendiculaire me permit un virage, grâce auquel nous pûmes nous soustraire à leurs coups de feu vindicatifs. — Putain, y’a Razoul qui pisse le sang ! Razoul est touché ! Omar, plus que jamais, frôlait dangereusement la crise de panique. Son affolement me poussa à briser ma récente promesse et à jeter un nouveau coup d’œil derrière. La manche gauche du chandail de Razoul était entièrement imbibée du sang qui s’écoulait de sa blessure à l’épaule. La balle avait traversé son corps, puis s’était logée dans le tableau de bord, entre Sami et moi. Pendant que Razoul pissait le sang, ce malade s’affairait à tranquillement remplacer les deux balles utilisées dans le magasin de son arme, qu’il gardait chargée à pleine capacité en permanence. À défaut de souffrir le martyre, ses lèvres s’étiraient de satisfaction, alors que ses yeux trahissaient une sorte de transe, une folie qui se manifestait chaque fois qu’il arrachait une vie. Une partie de moi regretta que le projectile l’ait atteint à l’épaule et non à la tête. — On arrive bientôt… Tu penses tenir le coup ? D’un mouvement de tête insolent, Razoul m’ordonna de retourner m’occuper du volant, ce que je fis sans me faire prier. Juste à temps, d’ailleurs, pour éviter de peine et de misère un attroupement de jeunes filles à l’apparence de mortesvivantes à la sortie du « Palais », un after-hour des environs. La plupart furent
beaucoup trop stones pour s’apercevoir que j’étais é à un cheveu de les happer. Plus que quelques centaines de mètres nous séparant du fil d’arrivée. De plus, nous avions finalement atteint les limites du quartier industriel, où se trouvait notre objectif. Les mauvaises nouvelles ne tardèrent cependant pas à se manifester de nouveau. — Barrage en vue, signala Samira. Aussitôt, j’appliquai les freins. Plus loin, deux autres autopatrouilles barraient la voie, filtrant la poignée d’automobiles devant nous. Les salauds avaient fait vite pour contenir le périmètre ! Cette fois-ci, impossible de me faufiler entre les voitures des forces de l’ordre. Il fallait faire demi-tour et trouver une autre solution. — Non ! s’opposa Razoul, comme s’il avait pu lire dans mes pensées. Roule. C’était la première fois qu’il prenait la parole. D’ordinaire, j’étais suffisamment intelligent pour ne pas le contredire, puisque sans surprise, que l’on remette ses paroles en question avait tendance à l’irriter. Mais cette fois, je protestai sans réfléchir. — Si on continue on va se faire arrêter ! Faut trouver un autre chemin p… Hey ! Hey ! Tu penses que tu fais quoi, là ? ! m’alarmai-je en l’apercevant sortir de l’Impreza. — J’ai dit : roule ! Tu roules… ou je tue toute ta famille ! Il claqua la porte et s’éloigna au pas de course, disparaissant derrière les bureaux d’une compagnie d’excavation qui avait fermé ses portes un an plus tôt, nous laissant tous les trois dans un état d’incompréhension absolu. — Le dingo est parti, maintenant on fout le camp ! On fait marche arr… Hey ! Non ! J’ai dit m… — C’est pas ta famille qu’il a menacée, Omar, répondis-je en reprenant la route. Si tu veux m’arrêter, va falloir que tu me tires une balle dans tête… Razoul doit savoir ce qu’il fait.
Rarement dans ma vie avais-je eu aussi peu de foi en mes propres mots.
Chapitre 8
Pour la première fois depuis ce matin, mes mains étaient moites. Au fil des années, ce genre de boulot m’avait habitué aux fuites, aux poursuites et aux manœuvres risquées. Aux concerts d’armes à feu, même. Mais me jeter volontairement dans la gueule du loup… À basse vitesse, je continuai d’avancer, ignorant les avertissements et les insultes d’Omar. Je crus entendre Sami lui ordonner de se la boucler. J’étais déé par les événements. Mon esprit s’embrouillait. Si je revenais sur mes pas, Razoul allait s’en prendre à mon fils. Si je continuais comme il me l’avait ordonné, c’était la prison assurée. J’ignorais la peine que pourrait m’occasionner le rôle de simple chauffeur au cours d’un vol à main armée – en n’étant pas armé moimême –, mais avant même d’avoir pu y réfléchir, quatre pistolets pointaient ma voiture, qui, visiblement, avait été reconnue, me forçant à écraser la pédale de frein sans réfléchir. Fondant sur nous l’instant suivant, le quatuor d’officiers responsables du barrage encerclait l’Impreza, nous aboyant de garder nos mains bien en vue, sans faire de gestes brusques. — SORTEZ DU VÉHICULE ! GARDEZ VOS MAINS LÀ OÙ JE PEUX LES VOIR ! — On est grave dans la merde, s’affola un peu plus Omar. On doit les descendre ! Tous ! — Garde ton gun dans tes bobettes ! lui ordonnai-je. On va trouver une façon de s’en sortir sans se faire cribler de balles ! Omar transpirait à grosses gouttes et s’essuyait sans cesse le visage. Ses mains tremblantes – effleurant ses tempes de chaque côté de sa tête – devaient mourir d’envie d’agripper le Caracal à sa ceinture. Je pouvais le sentir. Ce n’était qu’une question de temps avant qu’il ne fasse quelque chose de stupide. Encore une fois… À ma gauche, un policier à peine sorti de Nicolet² hurlait à pleins poumons. Les
ordres avaient changé ; nous devions maintenant sortir de la voiture. Samira et moi échangeâmes un regard inquiet. Rajah allait être furieux. — Écrase les tous, ces fils de pute ! lâcha Omar, en panique. Appuie sur l’champignon, Al ! APPUIE ! — Ta gueule, Omar ! C’est ta faute si on s’est fait coincer ! l’accusa Sami. Je t’avais dit de seulement prendre ta crisse de lampe ! — Oh, j’ai rien pris du tout, pauvre connasse ! Alors c’est toi qui la fermes ! Tandis qu’ils s’engueulaient inutilement, les policiers rétrécissaient prudemment l’écart entre eux et nous. Leurs ordres devenaient de plus en plus insistants. Ils devaient être sacrément à cran. Avant que les choses ne s’enveniment davantage, je décidai d’agir. Calmement, j’ouvrai ma portière et sortis de la voiture. — TES MAINS DANS LES AIRS ! METS-TOI À GENOUX ! À GENOUX, J’AI DIT ! Tentant de conserver un minimum de calme, j’obéis aux ordres qui m’étaient crachés. Je m’agenouillai et amenai mes mains derrière ma tête, me doutant fort bien qu’il s’agirait de la prochaine directive à m’être imposée. — VOUS AUTRES ! SORTEZ AUSSI ! SORTEZ DU VÉHICULE ! Il lui fallut répéter l’ordre à deux autres reprises avant que je ne sois imité par mes complices. Sans aucune délicatesse, on m’écrasa le visage au sol, tandis qu’un genou vint s’appuyer lourdement contre mon dos pour m’empêcher de me débattre au moment où des menottes se resserraient avec force autour de mes poignets. Chacun des mouvements brusques du policier m’écorchait un peu plus la joue droite, qui frottait à répétition sur l’asphalte brûlant. Seule et mince consolation : la route était déserte derrière nous. Au moins, la honte qui m’habitait d’être ainsi appréhendé – vulnérable et soumis – n’allait être filmée par aucun téléphone cellulaire de témoin de la scène, avant de er en boucle au prochain bulletin de nouvelles. Avec autant d’estime pour moi que si j’avais été un tueur d’enfants en série, on m’agrippa par le collet et on me tira violemment pour me remettre sur mes jambes, un sort identique étant réservé à Samira et Omar, de l’autre côté de notre voiture. Pendant que ses collègues nous appréhendaient, le quatrième policier
légèrement à l’écart nous maintenait en joue d’une main, se servant de l’autre pour opérer la radio dans laquelle il communiquait des informations qu’il nous était impossible d’entendre clairement. Ce ne fut qu’une fois son appel terminé qu’il apparut derrière lui, aussi silencieux que la plus sournoise des ombres. Dès que sa cible fut à sa portée, Razoul empoigna solidement sa chevelure blonde et de son autre main, vint appuyer son Desert Eagle contre sa nuque. Une seule détonation fut nécessaire pour lui faire éclater la gorge. À partir de cet instant, même si la suite des événements se déroula en un battement de cils, pour moi, tout sembla défiler au ralenti. Alertés par le puissant coup de feu, les agents nous jetèrent brusquement au sol pour nous protéger. Un réflexe qui leur coûta cher. Le policier détenant Samira, le plus près du psychopathe, eut à peine le temps de poser ses doigts sur l’arme qu’il avait à sa ceinture que l’intérieur de sa boite crânienne se dispersa sur un rayon de plusieurs mètres, une partie éclaboussant tout le côté droit de l’Impreza, après que la tête du pauvre homme eut éclaté comme une citrouille. Deux autres balles, tirées rapidement au niveau de l’abdomen, s’occupèrent de neutraliser l’agent m’ayant menotté. Le jeune policier fut projeté sur le dos, et l’arme qu’il était é à un cheveu de pouvoir utiliser rebondit sur la chaussée pour terminer sa course près de l’autre trottoir. Les quatre cartouches de calibre .50 restantes ne demeurèrent pas très longtemps dans le ventre du Desert Eagle. En représailles aux trois maigres projectiles qu’eut le temps de tirer l’officier – un ratant la cible, les deux autres terminant leur course dans le corps sans vie du quatrième policier, utilisé comme bouclier –, elles se chargèrent de réduire en miettes la cage thoracique du flic et en bouillie tout ce qu’elle renfermait. Ce n’est qu’à cet instant que je constatai qu’aucun d’entre eux ne portait de gilet pare-balles. — Raz… Razoul ! se réjouit Omar. Oh putain, on peut dire que t’arrives à temps, mon frère ! Pendant ce temps, je roulai sur moi-même et tentai de me remettre sur pieds en dépit de mes menottes. J’aperçus Samira en faire autant, tandis qu’Omar rampait hâtivement à genoux à la suite de Razoul, l’encensant à répétition de nous avoir sauvés. Insensible aux louanges qu’on lui adressait, le tueur commença par recharger son arme, puis dirigea ses pas vers le corps de sa dernière victime. Il lui déroba ses clefs et la remercia d’une tape sur l’épaule. Toujours dans le plus absolu des silences, il fit demi-tour – toujours maladroitement suivi par Omar – jusqu’à Samira, qu’il libéra de ses menottes.
— Oh, et moi ! J’suis là ! Razoul ! Tu me libères ou quoi ? ! — Mets-le derrière…, ordonna-t-il froidement à Sami en parlant de la pie qui lui collait aux bottes. La criminelle opina du chef et s’exécuta, faisant fi des protestations du principal intéressé. À contrecœur, j’allai à la rencontre du meurtrier, impatient de pouvoir me débarrasser des fâcheux bracelets métalliques à mes poignets. Clic ! Libéré, j’exprimai ma gratitude à Razoul à l’aide d’un discret signe de tête, accompagné d’un sourire aussi sincère qu’une promesse électorale. Nous nous apprêtâmes ensuite à redre nos collègues à bord de la Subaru, lorsqu’un bruit – qui aurait dû paraître anodin et sans intérêt – parvint à nos oreilles. Le jeune agent, atteint au ventre et agonisant, poussa un geignement de douleur. Razoul gela sur place. Ses yeux s’écarquillèrent et s’emplirent d’une frénésie renouvelée ; il était é à un cheveu de laisser un survivant derrière. Malgré le temps qui, plus que jamais, jouait contre nous, il tourna les talons. Je fis alors ce qu’encore aujourd’hui je considère comme l’un des gestes les plus insensés de ma vie : je le suivis pour l’en dissuader. — P… pitié, nous implora le constable, vacillant entre deux mondes. Une longue coulisse de sang s’échappait d’entre ses lèvres et lui barbouillait la joue. Ses yeux révulsés ne parvenaient pas à se verrouiller sur nous, mais il devina que nous approchions. Il leva une main tremblante vers nous pour se protéger, qui se serait probablement affaissée si une mouche s’y était posée tellement elle était faible. Considérant les dégâts faits par l’arme de Razoul, le fait qu’il respirait encore relevait du miracle. — S… s’il vous plaît… J’ai d… deux enfants, parvint-il à articuler avec difficulté. — On a pas le temps de niaiser, faut qu’on décrisse ! Sans surprise, mes avertissements furent ignorés. Razoul se pencha alors audessus de sa victime. Sa main droite vint se positionner derrière la tête de ce dernier, tandis que la gauche lui enveloppa le menton.
— Come on, c’est un père de famille ! Tabarnak, tu penses qu’il va faire quoi dans son état ? Tu peux faire fitter des balles de golf dans les trous qu’il a dans le vent… Avant d’avoir pu terminer ma phrase, il m’avait empoigné solidement, puis repoussé avec tellement de force que je faillis perdre pied. — Dans trois secondes, j’suis mieux d’entendre un bruit de moteur… Mon empathie pour l’agent de la paix blessé s’évapora en un claquement de doigts. Pendant que je regagnais mon banc de chauffeur, les mains de Razoul retrouvaient leur position. Plus létales que n’importe quel instrument de torture, elles se mirent à dévisser lentement la tête du flic, centimètre par centimètre. Chacune des supplications qu’il recevait de sa proie ne faisait qu’attiser son excitation. Bien entendu, il ne fut pas en reste lorsque les premières vertèbres se mirent à produire d’ignobles craquements en se rompant. Au contraire, il dut plutôt se contrôler, résister à l’envie d’en finir de façon sauvage et brutale afin d’en puiser un maximum de plaisir, ignorant totalement la douleur que devait lui ca sa propre blessure. D’un seul coup, le bras du policier s’effondra. Les plaintes cessèrent. Sa respiration également. Mais pas Razoul. Même une fois le dernier souffle de sa victime poussé, il continua de s’acharner sur la dépouille. En fait, il ne s’interrompit que lorsque la peau du cou, bien trop tendue, se mit à fendre.
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Lorsque la lourde porte du garage s’abattit derrière nous, je fermai les yeux et laissai échapper un bruyant soupir, qui se mua rapidement en râlement. Jamais un boulot, avant ce jour, ne s’était soldé par un tel fiasco. Simultanément, tous les muscles de mon corps se relâchèrent. À ma droite, je pouvais sentir la torturante tension qui habitait ma partenaire s’effacer peu à peu. Ses doigts serrés maintenaient fermement sur ses cuisses l’ultime but de notre quête : le coffret que désirait Rajah. En dépit des poursuites, des carambolages et des policiers assassinés, nous avions réussi notre objectif. Et plus important encore, nous n’étions ni en prison, ni morts.
— La vache, qu’est-ce qu’on a failli prendre cher ! Ce salaud de Rajah a intérêt à me payer un putain d’extra pour m’être fait tirer dessus, Ibn al Kalb ! Omar continua de déverser son fiel sur son chef, mais je ne m’en préoccupai point. Je demeurai sur mon siège, immobile et muet, jusqu’à ce que la ture d’un index inquisiteur ne vienne cogner à ma fenêtre. Il appartenait à Mustafa Amrouche, un vétéran aux bras tatoués, à la longue barbe grise et aux sourcils en broussaille. Je l’appelais « le Gandalf su’l’jus ». C’était à lui que nous devions remettre notre larcin. — Pour la discrétion, mettons qu’on va reer, hein ? nous reprocha-t-il, à peine avions-nous ouvert nos portières. La moitié des policiers d’la fucking ville est à vos trousses ! — Ça e-tu déjà aux nouvelles ? — Pas encore. On les a entendus s’énerver le poil du cul en écoutant leurs fréquences radio. C’est comme si vous aviez tiré une roche sur un nid de guêpes. J’espère pour vous que vous avez le coffre, au moins ? — On était bien partis pour que tout se déroule sans accrocs, expliqua Sami en lui remettant le coffret scellé. Jusqu’à temps que la marde pogne à cause d’Omar. Encore ! Piqué au vif par la remarque, le gringalet – toujours menotté et prisonnier de la banquette arrière – ne tarda pas à plaider sa cause. — Elle a dit quoi, la pute ? ! Putain, j’y crois pas ! Attends un peu que j’me débarrasse de ces trucs à mes poignets. J’vais te faire ta fête, salope ! J’vais t’en… Avant même qu’il s’aperçoive que sa portière avait été ouverte, Omar était expulsé de force hors de la Subaru. Malgré sa tête qui frappa durement la bordure, il ne maugréa pas. Il se tut plutôt, ne devinant que trop bien l’identité de l’individu qui s’en prenait à lui. — Donne-moi ce que t’as pris à la bijouterie, lui somma froidement Razoul, tandis qu’Omar peinait à demeurer sur ses pieds après avoir été rudoyé. — Oh, mais vous êtes tous sourds, ou quoi ? ! Bande de chiennes, j’vous ai dit
que j’ai rien piqué, alors foutez-moi la paix ! réclama-t-il sans conviction. L’alarme s’est déclenchée toute seule. Au moment où il terminait sa dernière phrase, Razoul, à bout de patience, l’agrippa par le collet de son coton ouaté. D’une seule main, sans effort, il l’écrasa au sol et l’y maintint en appuyant la semelle de son espadrille contre sa gorge. Conscient que sa fourberie lui coûterait de plus en plus cher chaque fois qu’il s’entêterait à la nier, Omar capitula finalement. Avant de tomber à court d’oxygène, il glissa de peine et de misère sa main dans la poche droite de son pantalon, d’où il en ressortit un boitier tout noir sur lequel le nom de la bijouterie dévalisée était imprimé d’un lettrage doré. Razoul se pencha et s’en empara sans poser de questions. Ce n’est cependant qu’une fois le visage de son captif tirant au violet qu’il le libéra de son emprise. Sitôt ses voies respiratoires libérées, Omar se mit à haleter bruyamment. — Considère-toi chanceux de respirer encore ! T’aurais mérité que Razoul t’étouffe et te laisse crever, sale con ! l’injuria Samira. T’as failli tout faire rater. Encore ! Des gens sont morts aujourd’hui à cause de toi ! — Je t’emmerde, pétasse ! C’était rien d’autre qu’un petit dia… L’écho de la clef à molette balancée contre sa tempe droite résonna dans toute la pièce, jusqu’à en faire grimacer d’inconfort les membres du clan les plus éloignés de la scène. Le coup avait été porté avec suffisamment de force pour lui sonner les cloches, sans toutefois le faire sombrer dans l’inconscience. Razoul se débarrassa immédiatement de l’outil puisqu’il n’en avait plus besoin ; il avait déjà trouvé bien mieux. En plus de la clef à molette, il avait réussi à mettre la main sur l’une des scies circulaires compactes de la place, modifiées par Mustafa lui-même, et utilisées par son équipe pour mettre en pièces certaines voitures volées. Elles étaient d’une telle puissance qu’elles auraient pu disséquer un tracteur avec autant de facilité qu’un couteau tranchant un gâteau d’anniversaire. Ce qui était de circonstance pour Omar puisque, visiblement, Razoul s’apprêtait à lui faire sa fête. Mustafa avança d’un pas, la bouche entrouverte, mais fut incapable de s’interposer. Comme pour le reste des témoins présents, il tenait bien trop à sa vie.
Celui qui avait déjà buté six flics aujourd’hui, alors que midi n’avait même pas encore sonné, plaqua son énorme main sur le visage d’Omar, prenant bien soin de ne pas recouvrir sa bouche. Il désirait l’entendre hurler, tout comme il désirait que les yeux paniqués de sa victime, qu’il laissa délibérément désobstrués, entre deux de ses doigts, ne ratent pas une seule seconde du spectacle. Quelques pressions de l’index sur la gâchette de la scie électrique suffirent à activer la lame circulaire dentelée, entraînant d’horrifiants bruits stridents qui suffirent à désembrouiller l’esprit d’Omar. Il aurait sans doute préféré demeurer sonné. Dès qu’il eut la confirmation que son outil était bel et bien fonctionnel, Razoul maintint son doigt enfoncé sur la détente. Les coups de semonces étaient terminés. — Ra… Raz… gnh ! Ra… RAAAAAAAAAGH ! Dans un torrent d’éclaboussures sanglantes, la lame incisa l’épiderme, au-dessus de l’arcade sourcilière. Puis, elle se mit à cre l’os du crâne. En surface d’abord, mais de plus en plus en profondeur, au fur et à mesure que Razoul ajoutait de la pression, dont le visage sans expression continuait d’être aspergé de centaines de gouttelettes écarlates et de minuscules bouts de chair. La plupart des porte-couleurs des Scimitars, qui en avaient pourtant vu d’autres, grimacèrent en détournant leur regard de la scène. Comme la surface d’un lac gelé se fissurant sous la pression générée par un poids excessif, un affreux craquement retentit et m’occasionna un incontrôlable haut-le-cœur, alors que la scie progressait en ligne droite en direction de l’autre sourcil. — AAAAAAARGH ! AAAAAAAAARGH ! J’ignorais ce qui me répugnait le plus : les cris, le sang qui giclait, le bruit émis par l’os se scindant, ou notre ivité absolue alors qu’un être humain se faisait charcuter devant nos yeux. Comme tous les autres, j’assistai malgré moi au carnage. Dans ce cas-ci, intervenir signifiait être le prochain à er à la moulinette. Vrai que l’idée d’exploser la tête d’Omar m’avait fait fantasmer à plus d’une reprise, mais de la voir se concrétiser sous mes yeux me dégoûta. Pour avoir déclenché une alarme durant un vol, j’estimai qu’un bon coup de poing dans les dents aurait été suffisant. Razoul, lui, pensait autrement. Les dents de la lame continuaient de gruger l’os, la sciure s’étendant de l’œil
droit à l’oreille gauche. Impuissant, ses mains toujours liées derrière son dos, Omar ne pouvait rien faire de plus que se tortiller et hurler, tandis que sa boîte crânienne se faisait découper comme une canne en conserve. La douleur semblait intolérable. Une fois l’os frontal du crâne sectionné sur toute sa longueur, Razoul retourna sa victime sur le ventre, et s’attaqua aux pariétaux. Peu de temps après, j’entendis la porte des toilettes s’ouvrir et quelqu’un dégobiller. Lorsque le moteur de la scie se tut enfin, les cris d’Omar n’étaient plus que d’incohérentes plaintes, à demi absorbées par le sol contre lequel il avait toujours le visage écrasé. Son tortionnaire s’essuya les mains à l’aide du chandail coton ouaté que sa victime portait toujours sur elle, puis alla délicatement redéposer la scie à l’endroit exact où il l’avait trouvée, troquant du même coup cette dernière pour un pied de biche, accroché tout près. Mustafa, n’anticipant que trop bien la suite des évènements, ferma les yeux en soupirant, le haut de son nez pincé entre son pouce et son index. — Ohhhh, misère…, murmura-t-il. La barre de fer entre ses mains, Razoul vint verrouiller son pied contre l’oreille d’Omar pour empêcher sa tête de bouger. Malgré tout le sang dont elle était recouverte, il parvint sans difficulté à insérer le méplat de l’outil dans la crevasse, creusée par la lame. Une fois la barre bien ancrée, seule la force de ses bras suffit à arracher le dessus du crâne du reste du corps. Dans un mélange de bruits de succion et de craquements, la coupole ensanglantée constituée d’os et de chair se détacha et tournoya par terre, exposant au grand jour l’organe cervical qu’elle enveloppait. Comme pour la scie, le tueur impitoyable s’acquitta d’aller replacer le pied de biche où il l’avait trouvé, avant de retourner vaquer à son travail de dépiéçage. — J’ignore pourquoi Rajah s’obstinait à te garder avec nous. Ta stupidité nous a encore une fois coûté cher. Elle est demeurée bien trop longtemps impunie. Le dos cabré, Razoul étira les doigts, qu’il glissa profondément et sans délicatesse entre le cerveau du mourant et les parois osseuses. Une fois l’organe visqueux bien enveloppé, les doigts du meurtrier se refermèrent et l’arrachèrent violemment de son armure charnelle. — La poubelle ? demanda Razoul au vieux propriétaire.
Sans jamais cesser de fixer un point sur le sol, Mustafa lui pointa un contenant à déchets, près du bureau. — Juste là, en dessous du calendrier d’plottes… Les yeux du tueur repérèrent l’endroit en moins de deux. L’organe fraîchement récolté entre les mains, il s’y dirigea avec lenteur, les autres membres des Scimitars sur son chemin s’écartant pour lui céder un maximum d’espace. Comme si c’était une vieille laitue défraîchie trouvée au fond du tiroir à légumes du réfrigérateur, Razoul jeta la cervelle sans la moindre considération pour celui à qui elle avait appartenu. Elle s’écrasa au fond de ce qui devait être un amas de vis tordues et de retailles de métal. Alors que je croyais ce cauchemar sur le point de prendre fin, Razoul posa son regard glacé sur ma personne. Mon corps entier se raidit d’un coup. Je déglutis nerveusement. D’une démarche débordante d’assurance, il se fraya ensuite un chemin jusqu’à moi. Le sang de sa victime lui peinturant entièrement le visage s’égouttait le long de sa barbe. S’il s’était mis en tête d’y ajouter le mien, ni moi ni personne dans cette pièce n’aurait pu l’en empêcher. Et lorsque sa main se glissa derrière son dos pour s’emparer d’un objet, disons un revolver capable d’abattre un éléphant à bout portant, par exemple, j’imaginai mes chances de voir le prochain lever de soleil réduites à zéro. — C’est pour toi, l’entendis-je. Je réalisai alors que, croyant ma dernière heure arrivée, mes yeux s’étaient refermés d’eux-mêmes. En les rouvrant, je m’aperçus que Razoul tenait un boitier noir, et non son Desert Eagle chargé et prêt à m’exploser la tête. Confus, j’acceptai son offrande. J’étais heureux de ne pas m’être pissé dessus. — T’as été bon, aujourd’hui. Tu le mérites. De son bras blessé, il m’envoya une tape sur l’épaule et tourna les talons. Il se dirigea ensuite vers la sortie, tout en s’adressant à Mustafa : — Rajah est un bon leader, mais il tolère trop de maillons faibles. Je quitte les Scimitars. Son annonce secoua le vétéran criminel, qui, après hésitation, lui répondit :
— J’vais lui faire le message, inquiète-toi pas. Mais tu connais sans doute le sort qui attend les déserteurs… Alors qu’il avait commencé à ouvrir la porte de sortie, Razoul figea. J’ignore toujours à quel point mes oreilles ont pu me jouer un tour, mais je pus jurer l’entendre pousser un geignement sinistre – à la limite du démoniaque – qui ne pouvait être qu’un rire. Ma main au feu. — La mort, confirma le tueur. La mort me suivra comme une ombre. Où que j’aille, elle demeurera tapie, derrière mon dos, silencieuse. Mais je ne la crains pas, car elle ne se tiendra à ma suite que pour soustraire son regard à l’horreur que je déchaînerai sur tous ceux qu’ils enverront me trouver, et qu’elle tremble à l’idée de se retrouver face à moi lorsque ce moment arrivera ! Sur cette déclaration cinglante, Razoul Badawi quitta le garage. La seule chose qui m’importait était de le voir s’éloigner, peu importe les circonstances et la direction empruntée. Sans attendre d’être seul, j’ouvrai le boitier qu’il m’avait remis, celui pour lequel Omar avait risqué de tous nous faire tuer. À l’intérieur se trouvait une pierre précieuse cristalline de la taille d’une balle de golf, inégale et raboteuse, qui ne demandait qu’à être travaillée. Un diamant brut.
2. Les agents de, la province doivent suivre une formation à l’École nationale de police du Québec dans la ville de Nicolet avant de servir dans un corps policier.
Chapitre 9
Six mois plus tard, beaucoup de choses s’étaient produites. De minable voleur de voitures, j’étais é à un grade supérieur. Les missions auxquelles m’affectait Rajah devenaient chaque fois plus risquées, chaque fois plus dangereuses, mais d’abord et avant tout, chaque fois plus payantes. Je demeurais toujours dans le même bloc appartements pourri, mais pas pour longtemps. J’avais accumulé une petite fortune et laissé savoir à Rajah que j’arrêtais tout. Terminés, les contrats. Quitter ce trou à rats infect n’était plus qu’une question de temps. J’étais fier de ce que j’avais accompli, mais je ne pouvais m’empêcher de m’en vouloir du même coup ; m’en vouloir d’avoir attendu si longtemps avant de chercher à me sortir de la misère. Je tentais de me convaincre qu’en bout de ligne, l’important était d’y être parvenu. J’avais d’ailleurs déjà utilisé une partie de cet argent pour quelque chose qui me tenait à cœur. Ou devrais-je dire quelqu’un.
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— Tadam ! Avec douceur, je retirai mes mains de sur ses yeux clos. — Alors, t’en penses quoi ? lui demandai-je. Son visage s’illumina. Ses mains s’entrecroisèrent devant sa bouche afin de contenir un cri de joie. De longs rideaux blancs avaient été noués aux extrémités des fenêtres afin de laisser entrer à profusion la lumière du jour. L’endroit était si spacieux ! Elle s’attarda tout d’abord au lit, grandeur Queen, décoré d’un splendide édredon lilas – sa couleur préférée – et de deux oreillers moelleux. Tout près, une petite bibliothèque renfermant plusieurs ouvrages d’auteurs qu’elle avait toujours irés, la plupart étant des romans policiers. Un discret garde-robe et deux commodes blanches complétaient le portrait.
— Attends de voir le salon ! Y’a un foyer pis un téléviseur à écran plat ! ne puisje me retenir de lui dévoiler. — Ben voyons donc, Alain ! Je peux pas vivre ici, échappa-t-elle d’une voix tremblotante. Ça doit coûter les yeux de la tête. Tu peux pas faire ça… — T’es restée trop longtemps dans la poubelle qui te servait de centre, m’man. Je m’en suis toujours voulu de pas pouvoir t’offrir mieux. Mais maintenant, avec la promotion que j’ai eue, je peux enfin me rattraper. — Oui, mais… pourquoi tu gardes pas cet argent-là pour… — M’man, m’man, m’man, l’interrompis-je. Je sais déjà ce que tu vas me dire. Inquiète-toi pas pour mon p’tit singe ; il va manquer de rien. D’ailleurs, après les fêtes, je le transfère à l’école privée. Ça va lui donner une vraie chance dans la vie, au lieu de se demander chaque jour s’il va se faire taxer ou tabasser par une gang de p’tits crisse de bums ! — Al ! Surveille ton langage, me réprimanda-t-elle. On t’a pas élevé comme ça, Gérald et moi. Ma mère avait vécu toute sa vie dans la pauvreté et la misère. Par contre, ça ne l’avait jamais empêchée de se montrer très stricte avec ses enfants concernant le langage. Avec cinq garçons délinquants à élever et un mari décédé bien trop jeune, la tâche n’avait pas toujours été une partie de plaisir, mais en bout de ligne, elle avait assez bien réussi. En tout cas, avec certains. — Arrête de continuer de donner du mérite à p’pa ; tu nous as élevés seule. Pis grâce à toi, on est tous un peu moins fuckés qu’on l’aurait été si t’avais pas été une mère aussi merveilleuse, ajoutai-je avec une pincée d’humour. Trois petits coups résonnèrent sur la porte de la chambre, pourtant toujours ouverte. Une employée du centre venait de s’annoncer. Début trentaine, de longs cheveux blonds noués derrière la tête, elle nous sourit en posant sur nous ses magnifiques yeux bleus. — Madame Cossette, je présume ? Soyez la bienvenue parmi nous. Mon nom est Émilie Quesnel. C’est moi qui suis la proposée en chef. — Ohhh, s’émerveilla ma vieille mère. Que vous êtes jolie, ma petite ! N’est-ce
pas, Alain, qu’elle est jolie ? Bien qu’il me fût impossible de voir mon propre visage, je soupçonnai sérieusement ce dernier de s’empourprer à cet instant. Ma mère, depuis aussi longtemps que je pouvais me souvenir, avait toujours eu ce don pour me gêner en présence du sexe féminin. Je n’ai jamais su dire si elle le faisait délibérément ou maladroitement. Un peu des deux, probablement. — S’il y a quoi que ce soit, n’hésitez pas à me le faire savoir. Et si jamais il y a une urgence, vous n’avez qu’à appuyer sur le bouton mural près de votre lit. Quelqu’un viendra alors vous voir immédiatement. Vous allez voir, nous allons prendre grand soin de vous ! — C’est gentil, lui répondit ma mère, émue. Durant les dernières années, pas une seule fois elle ne s’était plainte des conditions horribles meublant son quotidien, alors qu’elle demeurait à son ancienne résidence. Pourtant, elle aurait eu toutes les raisons de le faire. Les chambres étaient crasseuses. Bien au-delà de la limite de l’insalubrité. Leurs lits minuscules grouillaient de punaises et la nourriture était abjecte ! À deux reprises, j’y avais surpris le même employé à se servir allègrement dans le portemonnaie de ma mère alors qu’elle était assoupie. Malgré mes plaintes à la direction, non seulement le salaud n’avait pas perdu son emploi, mais il m’avait même nargué à ma sortie du bâtiment après son second larcin. Mon frère Normand et moi lui avons donc rendu visite à la fin de son quart de travail, après l’avoir suivi jusqu’à son domicile. Le soir même, étrange coïncidence, il avait fini à l’hôpital. Normand était le plus costaud des cinq frères. Il pratiquait la boxe depuis ses neuf ans. Malheureusement pour le préposé véreux, aucune cloche ni arbitre ne lui était venu en aide et empêcher mon frère de lui servir une raclée digne de ce nom. À la fin du massacre, l’autre avait le visage tellement enflé qu’on aurait dit qu’il souffrait d’une violente crise d’allergie. Dans son cas, il s’agissait d’une allergie aux coups de poing sur la gueule. — J’ai plusieurs choses urgentes dont je dois aller m’occuper, mais je tenais à vous souhaiter la bienvenue en personne. Nous nous reverrons très bientôt, Madame Cossette. — C’est très aimable de votre part, chère enfant. Allez-y sans problème. Pendant ce temps, mon fils célibataire se fera un plaisir de me faire découvrir l’endroit.
Je l’aurais probablement étranglée si je ne l’avais pas aimée autant. Émilie sourit, nous salua poliment et quitta. — Tu veux qu’on e au salon ? demandai-je rapidement à ma mère afin d’éviter qu’elle ne me parle de la jeune femme. Tu vas voir, y’a même un miniréfrigérateur pour tes canettes de tonic. Comme je m’y attendais, ma tentative se solda par un cuisant échec. — Elle est pas laide, la p’tite Émilie, hein ? Hé ! Hé ! Je vais lui parler de toi quand je vais la revoir, me lança-t-elle en ignorant totalement ma question. — M’man, s’te plaît…, soupirai-je. Oui, elle est jolie, mais c’est pas mon genre. Tu le sais que moi, les blondes… — Tsss, franchement ! Tu t’arranges pour te réveiller un beau matin à 80 ans, seul et plein de regrets, si tu continues à te montrer aussi difficile. Dans ma poitrine, je sentis un pincement. Je n’avais toujours pas avoué à ma mère que mes jours étaient comptés. Ni à elle ni à personne d’autre, d’ailleurs. Et je n’avais pas l’intention que ça change. Je fis donc de mon mieux pour garder dissimulé tout au fond de mon âme mon malaise. — Je gère très bien ma vie de célibataire… Je dois rien à personne et ça me laisse tout mon temps libre pour m’occuper du p’tit. Je vais pas me mettre en couple juste pour être en couple. Et si je suis pour er le reste de ma vie sans femme avec qui la partager, au moins je sais que je serai pas le seul de la famille dans cette situation. Maman comprit immédiatement à qui cette dernière flèche avait été lancée. Ses yeux, jusque-là habités d’un mélange de bonheur et d’un soupçon de malice, s’emplirent graduellement d’une immense tristesse. — Tu lui as parlé dernièrement, dis-moi ? As-tu eu de ses nouvelles ? Le chagrin dont était teintée sa voix me retourna les boyaux. Elle aurait tant souhaité que tous ses enfants s’entendent bien entre eux ! Mon plus jeune frère me vouait une rancœur démesurée. En fait, non… Pour être honnête, elle était tout à fait justifiée. On ne s’était pas reparlé depuis « l’incident » – quatre ans plus tôt – et rien ne laissait supposer que les choses allaient changer. Il ne me
pardonnerait jamais. Il est vrai qu’il avait toujours eu un tempérament bouillant, mais je suis forcé d’ettre qu’avoir été à sa place, je n’aurais pas eu le pardon facile non plus. Aucune excuse ne parviendrait à changer quoi que ce soit. Je ne le savais que trop bien. Mais la véritable tragédie dans toute cette histoire, c’était qu’il n’avait pas seulement coupé les ponts avec moi, mais avec toute la famille, notre mère y compris. — J’espère qu’il va bien, sanglota-t-elle. Michel a jamais été très doué pour se faire des amis. — Ni aucun d’entre nous, d’ailleurs, lui répondis-je en parlant de mes autres frères et moi-même. Et pourtant, on s’en sort. Il est le plus brillant de nous cinq. Un vrai magicien de l’informatique. Il doit rouler sur l’or à l’heure qu’il est. Cette dernière phrase parvint à faire sourire ma mère. Oui, il avait forcément bien réussi dans la vie. Réconfortée par cette douce pensée, elle saisit ma main et la serra très fort entre les siennes. — Et je t’en ai pas encore parlé, mais avant que t’arrives, y’a une p’tite souris qui est venue déposer une surprise sur ton frigo, lui annonçai-je sur un ton aussi enjoué que possible en pointant le salon. Une bouteille de verre remplie d’un étrange liquide jaune… du « Uganda », je crois. Je sais pas trop. Le gin Ungava avait toujours été son péché mignon, mais elle ne pouvait que trop rarement s’en procurer. À partir de ce jour, elle allait en avoir une bouteille neuve chaque fois qu’elle le désirait. À son âge, elle avait mérité de pouvoir jouir des petits bonheurs de la vie. En apercevant ses lèvres s’étirer, j’eus la confirmation que l’ombre était ée. — Je nous en sers un verre ? — Rien au monde ne me ferait plus plaisir, mon fils ! — Je m’en doutais bien. Allons trinquer ! À partir de maintenant, les choses vont changer. Tu vas voir !
Chapitre 10
Vendredi. La semaine tirait à sa fin. Pour moi, qui n’avais plus d’emploi depuis la fermeture de l’usine, ça n’avait pas vraiment d’importance, mais comme mon fils allait toujours à l’école, cela signifiait deux jours et demi à er entre boys. Malgré l’énorme rentrée d’argent des dernières semaines, je n’avais apporté que des changements mineurs à l’appartement. Des nouveaux draps, un rideau de douche, des ustensiles, des pantoufles à l’effigie des Habs pour mon gars et moi… rien qui pourrait susciter l’attention de la racaille dont nous étions entourés. Le téléviseur 60 pouces à écran plat allait attendre que nous déménagions. Une cuillère de bois à la main, je brassai allègrement les pâtes encore blanches du Kraft Dinner dont je prévoyais me régaler pour le dîner. Ce n’était pas ce qu’on pouvait appeler un souper de roi, mais en ce qui me concernait, aucun mets – gastronomique ou non – n’arrivait à la cheville des classiques nouilles fromagées. Enfants, notre mère avait l’habitude de nous en servir chaque vendredi, tradition que j’avais décidé de conserver même une fois adulte. Par contre, ma recette améliorée contenait un ingrédient supplémentaire qui bonifiait l’originale, soit des saucisses Hygrade en rondelles. Rituel inviolé depuis son instauration, j’en dévorai une crue au tout début de ma préparation. — Une p’tite bière pour faire descendre ça, mon Al ? Mais certainement, acquiesçai-je à ma propre question. Sitôt la porte du réfrigérateur ouverte, le téléphone sonna. Avant d’y répondre, je pris le temps de déboucher une canette d’un seul doigt et d’y boire une longue et satisfaisante gorgée. — Allô ? — Ouais, Al ? C’est Raj. Ça va comme tu veux, mon gars ? Misère. Rajah qui me téléphonait et qui employait un ton aussi cordial ? Je vis clair dans son petit jeu. Désabusé, je m’accordai une seconde gorgée avant de lui
répondre. — Je suis pas à plaindre. Et toi ? — Écoute, mon vieux… tu dois t’en douter, je t’appelle pas pour qu’on discute de nos sentiments. — J’ai accroché mes patins, Raj. Fais pas comme si tu l’avais déjà oublié. — Non, j’ai rien oublié. Sauf que j’ai vraiment besoin de toi pour ce coup-là, Al. Sérieusement. Écoute au moins ce que j’ai à te proposer. — Tu perds ton temps, l’ami. Anyway, c’est pas comme si tu manquais de ressources avec les Scimitars. Je suis certain que t’auras pas de misère à recruter quelqu’un de compétent. À l’autre bout du fil, je l’entendis inspirer par la bouche, entre ses dents serrées. Quelque chose l’agaçait. — Ouin… en fait, c’est un peu ça, mon problème… Un silence s’installa. Je détestai l’ettre, mais ce pitoyable élément de mystère fut suffisant pour attiser une curiosité que je cherchais à tout prix à garder enfouie. Je résistai cependant à l’envie de lui répondre quoi que ce soit. Il ne m’en laissa pas le temps, de toute façon. — Disons que c’est pas un coup… « officiel ». Tu vois ? C’est une opération personnelle, mettons. Slim pis les autres big boss sont pas nécessairement au courant, pis mieux vaudrait pour moi que ça reste de même. C’est pour ça que je recrute en dehors de notre cercle. — Laisse-moi deviner… Y’a personne que tu connais à l’extérieur de ton organisation de baiseurs de chameaux qui soit aussi doué et indispensable que moi ? Rajah éclata d’un rire si puissant que je dû éloigner le combiné de mon oreille. Je ai même près d’en échapper ma bière. — Ouais, on pourrait dire ça ! Ha ! Ha ! Alors écoute, Samira et moi, on e te prendre à ta porte à 22 heures, et…
— Sami ? Tu viens pas juste de me dire que tu prenais personne des Scimitars ? — Elle, c’est différent, trancha-t-il en employant un ton plus grave. Je mettrais ma vie entre ses mains s’il le fallait. Je l’ai déjà fait plus d’une fois, d’ailleurs. J’ai confiance en elle. — C’était pas un reproche. Ton équipe ; tes règles. Mais inutile de vous déplacer : personne va vous répondre si vous venez frapper à ma porte. — T’as même pas entendu ce que j’ai à te proposer, Al ! — Pas besoin. J’ai amassé tout l’argent dont j’avais besoin. Pas question de tout risquer pour quelques billets de plus ! — Vraiment ? Même pas pour… je sais pas, disons… un million de dollars ? Je cessai brusquement de brasser mes pâtes, reant en boucle dans ma tête le montant. J’en vins rapidement à la conclusion que soit j’avais mal entendu, soit il se moquait de moi. — Répète ça ? — T’as bien compris, mon p’tit père. Un million. Pour un job d’une heure. Pratiquement sans risques. « Un million… » En dépit du fait que mes pâtes n’étaient toujours pas prêtes, j’éteignis le fourneau et pris le temps de m’asseoir. — Une heure ? m’assurai-je. — C’est bien ça. Environ quarante minutes pour nous conduire au lieu de rendez-vous, pis quinze à vingt minutes pour la transaction pendant laquelle tu vas nous attendre dans le char. Après on retourne chacun chez soi, les poches ben pleines ! J’étais sans mot. J’avais é les derniers mois à effectuer les contrats les plus risqués pour le fragment d’un tel salaire. D’un côté, je m’étais toujours considéré comme étant un homme de parole ; je n’étais pas du genre à revenir sur mes
décisions. Par contre, j’avais un côté gambler assez développé, et en bout de ligne, un million de dollars, c’était un million de dollars. — J’embarque. Je vous attends à 22 heures en bas. Un nouveau rire retentit – beaucoup moins explosif que le précédent – et me confirma deux choses : d’un, Rajah se réjouissait de ma décision ; de deux, il ne savait que trop bien que jamais je n’aurais pu résister à une pareille offre. — Sami et Faizal vont être ravis de l’apprendre ! Dès l’instant où j’entendis le nom de « Faizal », je poussai un long râlement de découragement, tout en envoyant ma tête basculer vers l’arrière. — C’est bon, je sais ce que tu vas me dire, Al. Je sais ce que tu vas me dire. Mais Faizal fait partie de la famille. Son p’tit frère s’est fait tuer pendant une mission. Je lui dois bien ça. — Je veux surtout pas manquer de respect à tes cousins, Raj, mais Omar était une couille, et son frère Faizal est lui aussi une couille ! Faire confiance à l’un des deux a toujours été une grave erreur. — Tu peux me faire confiance à moi, Al ! 22 heures, devant chez toi. Une heure. Un million. Sans attendre une réponse de ma part, il raccrocha. D’un trait, j’avalai la dernière lampée de bière reposant au fond de ma canette. Une heure… un million… tabarnak ! Petit à petit, je fus gagné d’une excitation malsaine. L’appât du gain – plus substantiel que jamais – se mêlait au goût du risque. Un cocktail dangereux. Il fut suivi, peu de temps après, par un regain d’appétit inattendu. Le sourire aux lèvres, je rallumai le rond du poêle, jetai aux ordures mes nouilles gâtées et m’ouvrit une nouvelle boîte. Je pouvais bien me le permettre.
Chapitre 11
À 21 h 58 exactement, je ai la porte du bloc appartements. Debout, les fesses appuyées contre la portière du Pathfinder noir garé devant, Rajah m’attendait déjà. Il était aussi excité que moi, mais il était beaucoup plus démonstratif. Il avait troqué les couleurs de son organisation pour une camisole grise et des jeans foncés. — Et voilà le quatrième mousquetaire qui arrive ! Quelques mètres avant que je n’arrive jusqu’à lui, il me lança les clefs du VUS et s’installa du côté ager. Innocemment, je jetai un œil aux alentours afin de m’assurer que notre présence n’attirait pas l’attention. Il fallait dire que dans un coin aussi trash que celui-ci, er inaperçu était un jeu d’enfant. — C’est parti, murmurai-je en ouvrant ma portière. Sitôt mon cul posé sur le siège, mes narines furent agressées par la forte odeur de l’eau de Cologne émanant de Raj. On aurait pu jurer qu’il avait utilisé un extincteur à incendie pour s’en asperger. — Direction autoroute 15 Nord, m’indiqua-t-il en faisant craquer bruyamment son cou. — Je ferai selon vos désirs, Seigneur Portos, répondis-je en insérant la clef dans le . Je me doutais fort bien que le rendez-vous vers lequel je nous conduisais n’avait rien d’un pique-nique en famille, mais m’éloigner de ma pourriture de quartier m’allégeait le cœur chaque fois. Un jour, très bientôt, j’allais le quitter pour de bon et ne plus jamais y revenir. Sur la banquette arrière, ni Faizal ni Samira ne m’adressa la parole, ne fut-ce que pour me saluer. Faizal parce qu’il était une merde, et Samira – je le devinais – parce qu’elle était coincée avec lui et qu’elle le détestait autant qu’elle avait
détesté son jeune frère Omar. Pour être tout à fait honnête, je m’en moquais bien ; j’étais là pour faire de l’argent, pas pour parler de la pluie et du beau temps avec les gens que j’escortais. De toute façon, c’était mon dernier coup avant de me retirer. J’avais beau considérer Rajah et Samira comme des amis, je savais que les chances de les revoir par la suite étaient quasiment nulles. J’entendis mes agers charger leurs pistolets, mais il n’en fut rien pour Rajah. — T’as pas d’armes ? l’interrogeai-je, étonné. — Non, me répondit-il sèchement. Pas sur moi, en tout cas. C’est une entente entre Maurice et moi. Nos gars peuvent être armés, mais pas nous. Une sorte de truc de confiance. Mais dans la mesure où les esprits s’échaufferaient, le coffrearrière en est bourré ! Je suis un gars de parole, mais je suis pas un cave… — Maurice ? C’est qui ça, au juste ? Et c’est quoi qu’on s’en va faire, exactement ? Je sais que je suis juste le chauffeur, mais j’aimerais savoir à quoi m’attendre. Embêté, Rajah se frotta longuement le menton avant de me répondre. — Hum… Ben en fait, Maurice, c’est une vieille connaissance. Lui pis sa gang viennent de l’Ontario. Sérieusement, c’est mieux pour toi de pas trop en savoir sur eux, fais-moi confiance. On se rencontre au tunnel. Tu sais lequel. On a un gros deal de prévu. — Quoi, de la dope ? — Ouep ! Une grosse quantité. Y’a une énorme demande dans le quartier, pis pourtant, Slim refuse de se lancer là-dedans. Tu parles d’un innocent ! Tout cet argent-là qu’on peut se faire ! — Es-tu sérieux ? ! Tu vas vendre de la drogue sans qu’il le sache ? Il va te tuer s’il l’apprend ! — Ça, Al, c’est pas ton problème ! Laisse-moi dealer avec mes troubles. De toute façon, il saura jamais rien. Slim, ç’a jamais été un premier d’classe. Où tu penses que j’ai trouvé les fonds pour acheter la cargaison ? Je suis pas le genre de gars à déclarer 100% de mes revenus ! Hé ! Hé ! À chaque coup, j’en garde un peu plus que je devrais dans mes poches, pis aujourd’hui, j’utilise cet argentlà pour acquérir quelque chose qui va m’enrichir encore plus !
— C’est certainement le plan le plus débile que j’ai jamais entendu… — Ha ! Ha ! Ha ! Merci ! Au fond, tant mieux s’il croyait que je blaguais. Ce n’était pas tellement mes oignons. De toute façon, mon intronisation était depuis longtemps assurée au Temple de la renommée des mauvaises décisions, alors qui étais-je pour juger ? La nuit s’annonçait humide. Je n’hésitai pas longtemps avant d’actionner l’air climatisée, ce qui ne sembla importuner personne. Ce n’était pas la première fois que je conduisais Raj à cet endroit éloigné, et en y repensant bien, j’en vins à la conclusion qu’à chacune des fois, l’opération qui s’y était déroulée avait été orchestrée à l’insu des têtes dirigeantes des Scimitars. J’étais d’avis que Rajah jouait avec le feu. Si jamais les grosses pointures de l’organisation venaient à apprendre la vérité… Mince consolation, tous les échanges auxquels j’avais participé à cet endroit s’étaient déroulés sans le moindre accroc. Ne restait plus qu’à se croiser les doigts pour que celui-ci ne fasse pas exception. Plus qu’une seule, Al…, me rassurais-je mentalement. Plus qu’une seule… — Hey, Raj ! Matte un peu, juste là ! Ils ont tout reconstruit l’ancien refuge ! Putain, il est comme neuf ! Oh, t’as raconté l’histoire à Al, dis ? ! — Non, pis j’ai pas l’intention non plus. C’est pas une aussi bonne histoire que tu sembles le penser. — Quoi ? Tu déconnes, cousin ! C’est la meilleure histoire du monde ! Écoute ça, Al, tu vas pisser de rire ! Salem et moi, on était sur un coup. Un gros bâtard qui devait du fric à Rajah, mais qui payait jamais ! Alors il nous filé son adresse pour qu’on aille tout foutre en l’air chez lui. Donc on a attendu la nuit et on a défoncé sa serrure. — Faizal, ferme ta gueule, tu veux ! — Non, attends Raj, s’te plaît ! Le meilleur bout s’en vient ! Alors on débarque là-bas, et qu’est-ce qu’on découvre ? Des cages à perte de vue, remplies de clébards et de vieux matous. Y’avait même des putains de lapins ! T’imagines notre tête ? Une saloperie de refuge d’animaux merdeux ! Puis au bout d’un
moment, on se dit : « Bah, qu’est-ce qu’on en a à foutre ? » On avait un boulot à accomplir, non ? Alors on retourne dans la bagnole chercher les bidons d’essence. Comment ils ont pas aimé qu’on les arrose ! Le fuel leur brulait les yeux et tout. On les a aspergés jusqu’à ce qu’ils dégoulinent comme une bande de vieilles chattes en chaleur. Ça chignait et ça aboyait de partout, mais y’en avait un tout particulièrement, une sorte de labrador ou j’sais pas, qui couinait tout piteusement. Une vraie chochotte ! Je l’ai regardé dans ses p’tits yeux implorants en allumant mon briquet. Et là… et là… je l’ai flambé, ce p’tit con ! Ha ! Ha ! Ha ! Il s’est allumé d’un seul coup ! Comme la putain de torche olympique ! J’ai même dû faire un bond en arrière pour pas me cramer les sourcils ! Tranquillement, mes doigts se resserrent autour du volant. J’avais beau ne jamais avoir voué d’affection particulière aux animaux de compagnie, cela ne m’empêcha pas d’être profondément dégoûté par son récit. Dégoûté et furieux. Je jetai un regard vers Rajah, mais ce dernier préféra m’ignorer. Il semblait aussi furibond que moi. Je crus qu’il commençait à regretter sa décision de l’avoir inclus dans le groupe. — Du coup, les autres bestiaux, ils ont commencé à flipper en voyant le clébard cramer en piaillant. La peau lui fondait sur le corps, et ce connard se débattait toujours. Il est mort la gueule ouverte, ce bâtard. Puis Salem et moi, on les a tous allumés. D’un seul coup. Alors là, le concert de cris de mort, j’te dis pas. C’était comme être au beau milieu d’un barbecue géant. Partout, ils s’affolaient dans leurs cages comme des poules sans tête pendant qu’ils cramaient. On se marrait bien au début, mais y’a vite commencé à faire grave chaud. Et l’odeur… la vache, l’odeur ! Alors on s’est barrés. Fallait mettre les voiles avant que les pompiers se ramènent, aussi. — Brûler vivants des animaux en cage ? Hey, t’avais raison ; c’est drôle en crisse ! ne pus-je me retenir de lui lancer, sachant très bien qu’il ne saisirait pas le sarcasme. — Et attends ! T’as pas entendu le meilleur, encore ! Figure-toi donc que le lendemain, en retombant sur le papier que Raj nous avait filé, on s’est rendu compte qu’on s’était gourés d’adresse, précisa-t-il, hilare, en se tenant les côtes à deux mains. Salem et moi, on pisse de rire chaque fois qu’on y repense ! De cet instant jusqu’au lieu de rendez-vous, toutes les images de moi baignant
dans une montagne d’argent s’étaient volatilisées. Elles avaient laissé leur place à de nouveaux songes, dans lesquels Faizal se faisait immoler à son tour.
Chapitre 12
Personne ne parlait. Le son des pneus du Pathfinder frottant contre la terre et le gravier était l’unique source de bruit qui parvenait à nos oreilles. L’absence totale d’éclairage dans un rayon de dix kilomètres carrés me forçait à rouler à très basse vitesse, mais le fait de connaître partiellement les lieux m’aida grandement. Un peu avant la rivière, je virai à droite et empruntai un large sentier, qui fut autrefois une voie ferrée. L’énorme chantier servant de lieu d’échange vers où nous nous dirigions avait été abandonné depuis longtemps. Nous roulâmes sur un peu plus de 100 mètres avant d’atteindre l’énorme tunnel, dernière étape avant d’arriver au chantier. C’était dans ce tunnel sombre, froid, à l’abri de tous les regards du monde, qu’elle habitait. Seule. Nous nous étions croisés à chacun de mes précédents ages, mais n’avions jamais échangé plus qu’un regard et un sourire. J’aurais facilement pu me permettre de rouler un peu plus vite – l’endroit était amplement large –, mais comme on n’y voyait rien, je voulais à tout prix éviter de la happer. Le tunnel tirait à sa fin. Je commençais à croire qu’elle avait quitté l’endroit, ou qu’un malheur ne lui soit arrivé, lorsqu’un petit feu s’embrasa, un peu plus loin, sur ma gauche, à l’intérieur d’un baril de métal. La faible lumière produite par les flammes illumina sa frêle silhouette, ses longs cheveux hirsutes et son visage couvert de saleté. C’était bien elle. Vêtue de ses éternels haillons, sa petite boîte d’allumettes toujours à la main, elle me reconnut et me sourit lorsque nous la croisâmes. Comme à l’habitude, je le lui rendis, non sans ressentir une pointe d’affliction pour cette pauvre enfant, condamnée à vivre une vie de mendiante à un si jeune âge. — Arrête-toi juste après le tunnel, m’ordonna Rajah. Et attends ici. On n’en a pas pour plus d’une vingtaine de minutes. Maximum. Faizal, apporte tout de suite l’argent. J’appuyai doucement sur la pédale de frein et immobilisai le véhicule. Sans faire de bruit, mes trois agers en sortirent, les deux d’en arrière prenant bien soin de ranger leur arme dans leur pantalon. D’un pas assuré, je les vis s’avancer à
l’aveuglette vers le lieu de rendez-vous. D’un seul coup, les phares de trois voitures impossibles à identifier, disposées en demi-lune, s’allumèrent. Là où les faisceaux lumineux se rencontraient, se tenait un groupe de cinq hommes, droits et immobiles. Rajah et son cousin s’arrêtèrent, mais Samira continua d’avancer vers le quintet tandis que l’un des leurs vint à la rencontre du représentant des Scimitars format géant. — Il n’a rien, confirma Sami à la suite d’une fouille méticuleuse. — Il est clean aussi, assura l’homme de main venu examiner Rajah. Cette formalité complétée, les deux chefs de bande se réunirent au centre de l’attroupement, seuls, afin de finaliser leur entente. Même s’ils étaient bien trop loin pour que je puisse entendre quoi que ce soit, mon incontrôlable curiosité me poussa à abaisser ma fenêtre et tendre l’oreille. Juste au cas. Une fois mes yeux habitués à la lumière des phares, je pus commencer à distinguer de nouvelles silhouettes, certaines à l’intérieur des habitacles, d’autres dispersées aux alentours. J’en identifiai une dizaine en tout, leurs armes bien en vue, pour la plupart. De petits points rouges scintillants se déplaçant dans la nuit m’indiquèrent que plusieurs d’entre eux avaient profité de la discussion pour s’allumer une cigarette. À un certain moment, Maurice se retourna vers ses hommes. À l’aide de quelques mouvements nonchalants du bras, il ordonna au véhicule du centre de s’avancer vers eux. La camionnette s’exécuta immédiatement. Je devinai qu’il s’agissait de celle transportant la drogue. Mais alors que mes yeux étaient rivés sur la scène, je sentis s’appuyer contre ma tempe gauche la froide extrémité de ce que je redoutai être une arme à feu. — Un seul mot et je peinture l’intérieur de ton char avec ta matière grise, me murmura-t-on avec autant d’assurance que de mépris. Je fermai les yeux et serrai les dents. Je m’étais fait avoir comme un débutant. Cependant, je n’eus pas vraiment le temps de m’apitoyer sur mon sort. — Asteure que j’ai ton attention, je vais te demander de sortir de ton char, sans faire de bruit. À la seconde où tu tentes quelque chose de cave, je te fais un trou « d’aréation » entre les deux oreilles. Aération…, me retins-je de le corriger.
Comme j’ignorais à quel genre d’individu j’avais à faire, je préférai me taire. Sans geste brusque, j’ouvris ma portière. Le bruit du moteur – qui roulait toujours – couvrit le tout. Mais que se ait-il ? Maurice et sa bande essayaient-ils de nous en er une p’tite vite ? Étions-nous tombés dans un guet-apens ? Tout semblait pour l’instant pointer dans cette direction. La force appliquée par la pointe de l’arme à feu m’empêcha de pivoter la tête et d’ainsi apercevoir mon agresseur. Une fois sur mes jambes, ce dernier m’agrippa solidement par le collet et me força à avancer devant lui. D’où je venais, les criminels de basse envergure empestaient tous soit la cigarette, le Jack Daniel’s, la transpiration, ou parfois même la pisse. Non seulement le gars qui me tenait en joue ne sentait rien, mais il était parvenu à me neutraliser sans que je puisse voir ne serait-ce que son visage. Je n’avais clairement pas à faire à un amateur. De plus, en nous approchant de l’endroit de l’échange, je remarquai que seuls mes pas – et pas les siens – produisaient du bruit. — Plus personne ne bouge ! ordonna-t-il d’une voix confiante, le canon de son revolver écrasé contre ma nuque. En un éclair, tous les hommes de main présents sur le site pointèrent leurs armes sur lui. Et par le fait même, sur moi. Jusque-là occupé à vérifier la marchandise qu’il était venu récupérer – stockée au fond du coffre-arrière du VUS ontarien –, Rajah plissa les yeux en notre direction, incertain d’avoir bien saisi ce qui se ait. Il ne lui fallut que très peu de temps pour comprendre, et du même coup, s’enflammer. — Matt ? Matt Ackerman ? Mais qu’est-ce tu penses que tu fais, au juste, le comique ? ! ragea-t-il en s’avançant vers nous d’un pas lourd et décidé. L’arme collée à l’arrière de mon crâne se détacha et se mit à pointer vers le bulldozer humain fondant sur nous. Même en sachant qu’il n’en avait pas après moi, la scène me ramollit les genoux. Le doigt du dénommé Matt pressa la détente. Une assourdissante déflagration martela mon tympan. Pendant un moment, je n’entendis rien d’autre qu’un intermittent cillement. Cette brève désorientation ée, je constatai que Rajah s’était immobilisé. Le projectile tiré l’avait volontairement raté – de peu –, il n’avait pour unique but que de refroidir ses ardeurs. Je crus ensuite entendre un sifflement, mais je n’en étais pas certain ;
mes oreilles bourdonnaient toujours. Sortirent alors de nulle part une vingtaine d’hommes, émergeant de la nuit pour nous encercler. Certains d’entre eux étaient équipés d’armes automatiques à pointeur au laser. D’un seul coup, je sentis non seulement mes chances de repartir de cet endroit avec mon million de dollars en poche s’évaporer, mais mes chances de seulement sortir vivant de cet endroit également. — Je sais pas trop ce que tu projettes, Matt. Mais j’espère sincèrement que c’est pas ce à quoi je pense. J’ai toujours eu pas mal d’estime pour toi, mais si t’essaies de m’entuber, je le jure devant Dieu : je te fais bouffer tes couilles ! — Au lieu de te demander ce que je fais ici, parce que je crois vraiment que mes intentions sont très claires, tu devrais plutôt te demander qui a bien pu me parler de votre petite affaire, et où vous trouver. Tu vas bien vite réaliser que si t’as une paire de couilles à faire bouffer, ce ne sont pas les miennes. Bien entendu, Rajah n’eut pas besoin de chercher de midi à quatorze heures pour identifier le coupable. Ses yeux furieux se mirent à mitrailler Faizal, qui donna aussitôt l’impression de vouloir changer de planète. — Oh, hé ! Le fils de chienne ! Je lui ai parlé du deal, hum… comme ça, c’est tout. On bavardait, quoi. Ça voulait pas dire « viens nous baiser la gueule, s’te plaît » ! — T’es un homme mort, Faizal ! tonna Rajah. Un deal secret, tabarnak ! Un enfant de dix ans comprendrait qu’y faut fermer sa yeule ! — Mais merde, arrête de gueuler comme si j’étais le dernier des branleurs ! Je pouvais pas savoir… bordel, je pouvais pas savoir ! C’était toujours impossible pour moi, vu l’angle, de voir le visage de Matt, mais je pouvais deviner facilement que ce qu’il voyait l’amusait. Ce fut d’ailleurs ce qui fit craquer ce gros nul de Faizal. — Mais tu vas m’effacer ce sourire de connard, Shar-Moo-Ta ! hurla-t-il en pointant son arme vers nous, faisant fi des nombreuses mitrailleuses braquées sur nos deux groupes. Faizal était un incapable. Un vrai bon à rien. L’être humain le moins fiable sur terre, exception faite de son frère Omar. Par contre, c’était un bon tireur. Un
excellent tireur, en fait. Un coup de feu éclata. Cette fois, la balle du Caracal vint chatouiller mon oreille déjà meurtrie et percuta Matt à la tête, m’éclaboussant la nuque d’une giclée sanglante. Le temps d’assimiler que le tir de Faizal ne m’avait raté que de trois millimètres, une fusillade avait éclaté, et l’exécution de Matt en avait été le déclencheur. Quoique avec le recul, il était plus que probable que de nous poivrer comme des lapins avait toujours été leur plan initial, de toute façon. — Cours, abruti ! s’époumona Rajah en me tirant avec lui vers le tunnel. Autour de nous, c’était la guerre. Les hommes de Maurice s’étaient mis à répliquer à ceux de Matt malgré leurs effectifs inférieurs. Le gravier sous nos pieds devenait presque aussi dangereux que les balles perdues sur lequel elles ricochaient sans cesse. Nous fuîmes comme si nous avions le diable aux trousses, cherchant désespérément à prendre couvert derrière le Pathfinder toujours en marche. Chaque cri de douleur poussé par un blessé derrière avait l’effet d’un coup de fouet sur ma peau et avant longtemps, j’avais pris la tête devant Raj, Sami et Faizal. Plus que quelques enjambées et ça y était. Puis, je l’aperçus. Encore. Tout juste à la sortie du tunnel. — Couche-toi ! lui hurlai-je en agitant mes bras. COUCHE-TOI ! Mais la petite fille demeura immobile, à quelques pas de son baril enflammé, obnubilée par le carnage se déroulant sous ses yeux de gamine. Sans que je puisse y faire quoi que ce soit, mon instinct paternel prit le dessus et je modifiai ma course vers elle. Dès qu’elle fut à portée, je l’agrippai par le bras et l’entraînai au sol. La chute fut rude. Nos poumons se vidèrent d’un coup. Avant même de pouvoir espérer les emplir à nouveau, une énorme masse, aussi lourde qu’un ours, nous enveloppa et nous comprima. C’était Rajah, qui s’était empressé d’utiliser son monstrueux corps comme bouclier humain pour nous protéger des projectiles qui commençaient de plus en plus à voler vers nous. Les impacts de balles et l’écho de morceaux de brique qui éclataient à l’intérieur des murs du tunnel – tout juste au-dessus de nos têtes – nous prouvèrent que son geste nous avait sauvé la vie à coup sûr. Pendant ce temps, Samira prit couvert derrière la porte côté conducteur du VUS qu’elle avait ouverte et dont la vitre vola rapidement en éclats sous les tirs.
— Par ici, je vous couvre ! nous cria-t-elle en assurant une risible riposte. Rajah roula sur lui-même et nous libéra de son poids. Nous pûmes respirer de nouveau. Planqué derrière le baril incendié, tapis en boule comme un poltron, l’idée de nous être d’une quelconque assistance semblait être à des annéeslumière d’une priorité sur la liste de Faizal. L’envie de l’abandonner derrière devint plus intense que jamais. Aussi insignifiante qu’une gouttelette d’eau au cœur d’une tempête tropicale, la couverture fournie par Samira ne décourageait personne de nous canarder. Je me dis alors que la bande à Matt devait avoir éradiqué celle de Maurice et qu’à présent, nous étions leurs cibles principales. De plus en plus de faisceaux lumineux rouges pointaient en direction du tunnel. Le Pathfinder commençait à ressembler à un gruyère. — Je vais bientôt être à court de munitions ! s’écria Sami. Faizal, envoie-moi un chargeur ! Hé ! J’ai dit un charg… arrrrgh ! Samira s’écroula. Elle venait d’être touchée à trois, peut-être quatre reprises, et ne bougeait plus. — SAMI ! hurla Rajah, terrifié. Ignorant totalement la pluie de projectiles s’abattant sur nous, le colosse traversa le tunnel sur sa largeur sans jamais hésiter pour venir en aide à son amie. Dans un élan de stupidité absolue, j’en fis autant. Par le plus improbable des miracles, aucun de nous deux ne fut atteint durant ce court sprint. Arrivé au VUS, mon premier réflexe fut de m’emparer de l’arme de Sami et de cracher les quelques balles qu’elle contenait toujours sur les ombres qui commençaient à approcher. Je crus bien en toucher au moins une, mais dans une telle noirceur, impossible d’en être certain. — Sami ! Réveille-toi ! C’est moi, Rajah, s’énerva le matamore en empoignant la tête de sa subalterne entre ses énormes mains. Non, non, non ! La pauvre avait été atteinte de plusieurs balles de gros calibre en pleine poitrine et ne respirait plus. Figés dans le temps, ses yeux – autrefois d’un vert obnubilant – fixaient le plafond froid du tunnel, éteints. Elle avait rendu l’âme, ce que Rajah refusait toujours d’ettre. Aidé par la faible lumière produite par
les flammes du baril métallique, j’arrivai à localiser le bouton permettant l’ouverture du coffre. Vu notre situation, un petit réapprovisionnement d’armes n’allait pas être un luxe. De nous retrouver derrière le véhicule non plus, d’ailleurs, puisque la portière nous servant de bouclier commençait sérieusement à se désagréger. — Par ici, Raj ! Viens avec moi, ou on crève tous ! lui ordonnai-je en tirant sur sa camisole avec tellement d’insistance qu’elle se déchira partiellement. Mes avertissements portèrent fruit et le ramenèrent à la réalité. À une vitesse ahurissante, le chagrin et la souf que la mort de Sami lui affligeait se métamorphosèrent en la plus terrifiante des furies. Sa respiration décupla d’intensité. Sa rage creusa sur son visage de longs sillages de chaque côté de ses yeux plissés et de sa mâchoire tendue. Dans un cri bestial qui résonna dans tout le tunnel, il arracha ce qui restait de sa camisole déchirée. Je crois que d’avoir vu Bruce Banner se transformer en Hulk sous mes yeux m’aurait moins effrayé. Je constatai alors que les stries qu’il avait de tatouées ne se limitaient pas seulement à ses bras et à son cou, mais lui tigraient bel et bien le corps en entier. Une fois la bête éveillée, je m’accroupis et contournai le Pathfinder, tâchant d’échapper aux projectiles nous ayant pris pour cible. — Tabarnak…, ne pus-je m’empêcher de pousser en détaillant à la hâte l’arsenal contenu dans le coffre. Uzi, AKA-47, Remington 870, grenades… il y avait de tout ! Mais Rajah ne s’intéressa à rien de tout ça. Ses mains remuèrent avec empressement tout le contenu, jusqu’à ce qu’elles dénichent l’objet convoité. En fait, les objets convoités. — La grenade, juste là ! C’est une M-84 modifiée. Dégoupille-la et lance-la dans le tas, m’ordonna-t-il en s’armant d’une paire de poings américains. J’écarquillai les yeux en apercevant les trois monstrueuses lames tranchantes dont chacun était muni. Elles étaient si massives que le modèle comprenait une extension métallique qui venait s’enrouler autour du poignet afin d’assurer une certaine fermeté. Pendant ce temps, de puissantes lampes de poche commencèrent à s’allumer et à pointer vers nous, tandis que les balles, elles, continuaient de perforer le VUS et d’émietter la brique du mur à notre droite. Une d’entre elles vint lécher l’épaule
de Rajah pendant qu’il terminait d’enfiler sa seconde arme blanche, lui arrachant au age un considérable tronçon de chair. La frénésie qui l’habitait était telle que la blessure ne le fit même pas grimacer. Une fois armé, il s’accorda deux maigres secondes pour irer les énormes griffes d’acier prolongeant ses bras. On aurait dit Freddy Krueger sur les stéroïdes. Ou Wolverine. — Mais, Raj… ils sont plus de vingt… pis on a des guns…, balbutiai-je en pointant l’artillerie dont nous disposions, hébété. — SAMI EST MORTE ! CES MANGEUX DE MARDE LÀ MÉRITENT DE SOUFFRIR ! ILS MÉRITENT DE SE CHIER DESSUS PENDANT QUE JE LES EMPALE UN PAR UN ! ASTEURE, TU LANCES L’HOSTIE DE GRENADE, TU BOUCHES TES OREILLES PIS TU FERMES TES YEUX ! DÉNIAISE, DORVAL ! ENVOYE ! Fouetté par tant d’impétuosité, j’obéis sans répliquer. Une fois la M-84 dégoupillée, je m’efforçai de viser droit devant sans me faire atteindre. — Ça va chier, murmurai-je, empruntant à mon frère Michel son expression fétiche. Ça va chier sur un crisse de temps… Peu de temps s’écoula avant qu’une détonation ne retentisse. Malgré mes yeux clos, je pus percevoir la puissante lumière produite par la grenade. J’ordonnai alors à mes doigts de cesser toute pression contre mes oreilles et de s’emparer du Remington. Sans surprise, il était déjà chargé et prêt à punir. À ma gauche, Rajah s’élançait comme un train sur sa cible la plus près, les bras tendus de chaque côté de son corps. En dépit de la noirceur qui nous engloutissait, débusquer ses ennemis se révéla être un jeu d’enfant, la plupart trahis par les pointeurs laser de leurs armes à feu. Une ou deux d’entre elles, d’ailleurs, continuèrent d’expulser d’inoffensives munitions, mais la quasi-totalité se turent, leurs propriétaires désorientés et aveuglés par l’explosion. C’est ce moment que choisit le messager de la mort pour fondre sur eux. Un premier coup fut porté. Même d’où j’étais, je pus entendre les lames fendre l’air… et la chair. La lumière produite par les lampes-torches confuses me permit également d’entrevoir le carnage. Le bras gauche porta le premier coup, directement sous les flancs, sectionnant en partie le tronc de sa cible, qui n’eut même pas le privilège de pousser un dernier cri, la peau et une partie des os de son visage
arrachées par l’élan du bras droit. Le type s’effondra sur ses genoux, les boyaux exposés, puis s’écroula sur le dos. Pendant ce temps, j’appuyai à quelques reprises sur la détente de mon fusil à pompe, à la fois pour éliminer ma part d’ennemis, mais également pour détourner leur attention. Mes tirs ne furent pas nombreux, mais tous sans exception firent mouche. La stratégie sembla fonctionner. Je continuai de faire feu sur chaque lampe pointant ailleurs qu’en ma direction. Pendant ce temps, les armes à visée laser s’accumulaient à un rythme d’enfer sur le sol, les tireurs se faisant déchiqueter les uns après les autres. Partout, leurs cris s’entremêlaient. Au moment où je décidai de m’accroupir et de prendre couvert, un bras fraîchement amputé à froid atterrit près de moi. Les morts sauvages s’accumulaient, mais les criminels toujours en vie ayant alors repris leurs esprits - les effets incapacitants de la grenade s’étant dissipés – se mirent rapidement en mode panique. — Je l’ai eu ! Les gars, je l’ai desc… Arrrgh ! Les deux bandits restants convergèrent leurs lampes vers un même point. L’homme qu’elles éclairèrent se tenait debout, vacillant. La peau et une partie de son visage avaient été sectionnées d’un élan vertical, remplacées par un horrible masque squelettique dégoulinant de sang et d’humeur muqueuse s’écoulant des yeux tranchés. La partie restante de sa mâchoire s’activait grossièrement, déversant par filaments huileux la salive et le sang qu’elle n’arrivait plus à contenir. — Tabarnak ! C’est Steph, ça ? ! s’affola l’un d’eux, témoin de cette vision cauchemardesque. — Y s’est fait arracher la face ! C’est quoi cet hostie de malad… Le Remington tonna. Je m’étais discrètement repositionné derrière la portière, agenouillé près de la dépouille de Sami. À une telle distance, le calibre 12 se montra sans pitié. Alerté par la détonation, le complice de la victime fit volteface, l’arme au bout de ses bras tirés. Je lui réservais un sort identique, néanmoins rien ne se produisit lorsque mon index pressa la gâchette ; j’avais épuisé toutes mes cartouches. — On dirait bien que la chance t’a abandonné, mon chum !
Le canon pointait droit entre mes deux yeux. Je n’avais nulle part où aller. Il enfonça la détente. Résultat identique. Son chargeur était également vide. La chance n’avait pas abandonné que moi ; elle s’était carrément donné la soirée de congé. C’était la Grande Faucheuse, inépuisable trimeuse, qui s’était chargée de prendre sa place. Et je me trouvais aux premières loges pour la voir réclamer sa prochaine âme. Trois longues lames jaillirent brusquement de la gorge de l’homme qui me menaçait. Ses yeux – gorgés de panique et de souf – obligèrent ses paupières à s’étirer au maximum. On aurait juré qu’ils étaient sur le point d’éclater comme des bulles de savon. Sa gorge produisit un dégoûtant gargouillement, avant d’expulser par la bouche une portion du sang l’obstruant. Les lames se fendirent un chemin vers la tête, lacérant la trachée sans effort, jusqu’à ce qu’elles soient freinées par l’os de la mâchoire inférieure. Avivées par une force quasi surhumaine, elles continuèrent cependant leur ascension, soulevant littéralement le corps frétillant de terre, dont les jambes se mirent à battre le vide. — Vous êtes venus faire chier les mauvaises personnes, mes p’tit gars ! De son autre main, Rajah – qui n’avait visiblement toujours pas étanché sa soif de vengeance – se mit à frapper avec une hargne démesurée au niveau des flancs. Les griffes de l’homme-tigre mordirent et tranchèrent sans pitié. La distance m’en séparant fut insuffisante pour m’épargner les éclaboussures sanglantes. Au bout du quatrième ou cinquième coup, elles demeurèrent au fond de la blessure qu’elles venaient de cre et se mirent à effectuer une série de va-et-vient, découpant le corps sur toute sa largeur. Malgré mon désir brûlant de représailles, tant pour leur trahison que pour la mort de Sami, je fus incapable d’ignorer l’immondicité de la scène. À la suite d’incontrôlables compressions, mon estomac se vida entièrement de son maigre contenu. Bientôt, les serpentins sanguinolents se mirent à pendre en dehors du corps à demi scindé, suivis de près par un amoncellement d’organes divers et visqueux que je ne pus – ni voulus – identifier. Du revers de la main, j’essuyai les larmes accumulées dans mes yeux, causées par mes vomissements et l’horrible relent de matière fécale qui nous entourait. Plus tôt, Rajah avait souhaité que tous ces traîtres se chient dessus, et il y était parvenu haut la main, tant au sens propre que figuré. Après avoir tournoyé un moment au bout du dernier filon d’épiderme où elle
pendait, la moitié inférieure se détacha du reste du corps du criminel. Sa chute fut amortie par l’amas d’organes et de viscères encore chaudes s’étendant sur le gravier. Rajah saisit le cadavre par les cheveux, le désembrocha, puis l’ajouta à la pile. Il haletait toujours. Son torse nu était couvert de sang, mais je constatai rapidement qu’il ne s’agissait pas seulement que celui de ses victimes. Une partie de celui-ci s’écoulait toujours via trois trous noirs, laissés par les balles dont il avait été atteint, tous dangereusement près du cœur. Faizal choisit ce moment pour sortir de sa cachette et venir nous retrouver. Avec lui, la fillette sans-abri se redressa après être demeurée tapie durant toute la fusillade. Heureusement, elle ne semblait pas avoir été blessée. — Fuck, Raj, tu t’es fait tirer dessus ! Faut t’amener à l’hôp… Mon désarroi fut interrompu par une série de coups de feu tirés à proximité. Le corps de Rajah tressaillit et se raidit à chacune des déflagrations. Sans même produire ne serait-ce qu’une plainte, il s’écroula mollement sur le ventre. Son dos était criblé de balles. Avant d’avoir pu réagir, l’aider encore moins, le tireur se révéla à nous. Plus futé que ses compagnons, il avait éteint son pointeur lumineux afin de se fondre parfaitement dans la pénombre. Il avait été le seul de la bande à échapper au massacre. Un air furieux accroché au visage, il se débarrassa du Glock qu’il venait de vider complètement et s’arma d’un fusil à pompe, qu’il pointa sur Faizal. En pleutre qu’il était, il agrippa la jeune mendiante, qu’il utilisa comme bouclier humain, derrière lequel il se recroquevilla. La lourde détonation retentit. La moitié droite de la tête de la fillette éclata comme un fruit mûr. Les muscles de ses mains menues se relâchèrent. Un boitier de carton tout rouge glissa d’entre ses doigts et chuta. Au du sol, il s’ouvrit brusquement, libérant par dizaines de petites allumettes. — Je vais tous vous descendre, gang de sales ! Vous êtes pas mieux que morts ! beugla le tireur en déchambrant sa cartouche vide d’un vif coup de poignet. Dès l’instant où la fillette s’écroula, Faizal prit ses jambes à son cou et s’enfonça à toute vitesse dans le ventre du tunnel. Le tireur sourit en apposant son œil à sa mire. Même à cette distance, le trouillard demeurait une cible facile à abattre. Au moment où il s’apprêta à faire feu et à abattre Faizal comme un lièvre, le tireur poussa un déchirant hurlement. Il se laissa choir sur le sol, son épaule
gauche encaissant le plus gros de la chute, puis roula péniblement sur son dos. Derrière lui, usant de ses dernières parcelles de force, Rajah lui avait tranché les tendons d’Achille d’un seul élan. — Raj ! m’exclamai-je avec stupéfaction. Mais il ne m’entendit point. Pas plus qu’il ne me vit. La seule chose qui existait pour lui était cet homme, celui qui lui avait sournoisement perforé le dos de près d’une dizaine de projectiles. Dans un ultime effort – animé par une envie insatiable de revanche –, ses bras affaiblis réussirent à soulever ses propres épaules en repoussant le sol. Devant lui, le tireur se tortillait de douleur, les mains refermées autour de l’un de ses mollets endoloris, juste au-dessus des profondes incisions. Rajah, lui, plissa les yeux et ouvrit toute grande sa gueule salivante. TUER ! pouvais-je lire sur son visage. Sa patte gauche s’éleva bien haute et fondit sur la cheville de son ennemi, qu’elle transperça de part en part. Une frappe loin de s’avérer létale, mais c’était tout ce qu’il avait à sa portée. Cette fois encore, l’homme hurla à s’en faire exploser la luette. Non seulement son pied venait d’être réduit en bouillie, mais le monstre assoiffé de sang qu’il croyait avoir éliminé s’était réveillé. Et il venait pour lui. Une fois les trois lames bien ancrées dans la cheville et le gravier en dessous, Rajah tira le reste de son énorme corps vers sa proie. Ce fut au tour de la patte droite de s’élever. Déjà, pour elle, les cibles potentielles étaient devenues bien plus intéressantes. Elle opta pour le genou de l’autre jambe. — AAAAAAAARGH ! Cette fois encore, les lames traversèrent la jambe. Au son seulement, le pauvre sut immédiatement que l’os de la rotule avait été fendu. Mais plus alarmant encore, il eut l’air de comprendre que le monstre au corps tigré allait continuer de se hisser vers lui le long de sa jambe, comme un félin. L’homme regarda à sa gauche, puis à sa droite. Il aperçut le fusil à pompe qu’il avait échappé en s’effondrant, tout près de lui. Il étira le bras pour l’atteindre. Ses doigts effleurèrent le bout du canon. — AAAAAAARGH !
Les griffes de métal s’étaient retirées de la cheville pour clouer le haut de la cuisse. Rajah, en sueur et tremblant, se rapprocha un peu plus. Le tireur devait faire vite. Ses doigts réussirent à s’enrouler gauchement autour du canon. Il ramena l’arme vers lui. Ses jambes étaient en miettes. Il concentra toute son attention sur le fusil à pompe, qu’il savait hors de tout doute prêt à faire feu. Mais la douleur insoutenable engendrée par les lames s’extirpant de son genou gauche le lui fit échapper. Il avait perdu. Fraîchement libérées, les griffes vinrent transpercer le bas de ses côtes, qu’elles broyèrent avec une partie de l’estomac dès qu’elles en traversèrent la peau. Cette fois, le tireur capitula. Sa dernière heure était bel et bien arrivée. — Pour Samira…, souffla Rajah, une fois leurs visages blêmes nez à nez. Avec l’aide de tout son poids, il logea les six lames d’un coup dans le faciès du type, dont la tête fut immédiatement réduite en fricassée sanglante. Satisfait, mon ami de longue date se laissa s’affaler sur le côté et ne bougea plus. À l’exception de Faizal, disparu dans la nature, j’étais le seul à respirer encore…
Chapitre 13
Les doigts toujours entrecroisés sur son abdomen, Jeremiah toise son patient. Tellement de questions semblent lui er par la tête. On arrive facilement à imaginer que ce récit est beaucoup plus rock and roll que ce qu’il est habitué d’entendre. — Tout va bien, docteur ? Vous faites une drôle de tête ! — Oh… oui, hum… Pardonnez-moi. C’est seulement qu’avec toutes ces histoires de fellations en public, de torture, de fusillades et d’extraction de cerveau, je… — Je suis venu ici pour avoir de l’aide professionnelle… pas pour me faire juger. Jeremiah se mord discrètement la lèvre inférieure et acquiesce. Il n’a pourtant pas l’habitude de tels dérapages au cours de ses séances. — Vous avez tout à fait raison, s’excuse-t-il, mal à l’aise. Veuillez me pardonner. Qu’avez-vous fait, dites-moi, après l’épisode du tunnel ? — La seule chose que je pouvais faire dans les circonstances : j’ai pris l’argent et la drogue. Pas question de retourner en ville avec le Pathfinder troué de balles, alors j’ai tout mis dans l’une des camionnettes de Maurice pis je suis parti, sans jamais rien raconter à personne sur ce qui s’était é cette nuit-là. Je suis resté low profile pendant une couple de jours, pendant lesquels je suis à peine sorti de chez moi. Après un certain temps, je me suis servi de mes connections dans le milieu, pis j’ai fini par trouver quelqu’un à qui revendre la dope, no questions asked. J’ai quitté Pont-Viau et fait l’acquisition d’une jolie maison dans un quartier familial. Avec une piscine dans la cour. Mon p’tit singe a toujours rêvé d’avoir une piscine. Jeremiah semble à la fois fasciné et dégoûté par ce qu’il entend. Il est tellement plongé dans le récit de son patient qu’il constate qu’il n’a fait qu’écouter depuis
le début, et qu’en dépit de sa récente décision, il aurait dû continuer de prendre des notes. Il craque les tures de sa main droite, celle manipulant son stylo, et s’assure de rectifier la situation en griffonnant quelques mots. — Donc si je comprends bien, votre premier… souhait… s’est concrétisé, non ? Vous avez bel et bien réussi à accumuler suffisamment d’argent pour abandonner votre condition peu envieuse et pour subvenir aux besoins de votre fils et de votre mère ? — À un terrible prix… mais c’est exact. J’ai réussi à faire une croix sur mon é. Al, le criminel sans envergure, existait plus. J’ai changé de voisinage. Changé de fréquentations. J’ai même changé d’identité ! J’ai dit à mon p’tit bonhomme que c’était un jeu, un truc d’espion. Il a embarqué tout de suite. De toute façon, ça change pas grand-chose pour lui ; il m’appelle toujours « p’pa » ! — Mais vous m’avez pourtant révélé votre véritable identité, non ? Pourquoi ? — Je vous l’ai dit, docteur : je suis maintenant sur mes derniers milles. J’en ai pour quelques semaines seulement. Quelques mois, peut-être, avec de la chance. Je crois que je peux me permettre de redevenir moi-même. Je crains pus pour ma vie, à ce stade-ci. — « À ce stade-ci », dites-vous ? Insinuez-vous donc que malgré toutes les précautions prises pour laisser votre é derrière, vous avez continué de vivre dans la peur ? Jeremiah cesse d’écrire et se permet une nouvelle gorgée de café. À sa grande satisfaction, celui-ci est toujours chaud. — Pas sur le coup, non. Après l’épisode du deal de drogue, avant de m’éclipser, j’ai pris soin de fouiller quelques corps. Un en particulier : celui de Rajah. Dans ses poches, j’ai trouvé un p’tit carnet rouge. Dedans, y’avait tous ses s. Du minable voleur de voitures que j’étais, jusqu’à Slim, pis aux autres grosses pointures des Scimitars. Y manquait personne. Une chance pour moi qu’il l’avait sur lui cette nuit-là. Asteure que j’avais le calepin, je savais que plus personne pourrait me retrouver si je décidais de disparaître. J’ai donc pu commencer à mettre en œuvre le plan que j’avais échafaudé pour mon deuxième souhait sans trop me stresser. À la mention de ce second souhait, le psychologue s’empresse de déposer le
gobelet de carton sur son bureau et reprend possession de son stylo, sa fébrilité ravivée. — Et ce nouveau souhait, hum… Al, quel était-il, dites-moi ? Al sourit. — Vous allez pas me faire accroire que vous en avez pas la moindre idée, docteur ? Je croyais pourtant qu’un homme avec votre intelligence et votre éducation aurait été en mesure de le déduire facilement. Il marque une pause et fait durer le suspense quelques secondes. — Trouver le grand amour, voyons ! Mettre le grappin sur la dernière femme que j’allais aimer dans cette vie, avec qui je partagerais mes derniers instants… Celle qui serait digne de prendre soin de mon p’tit singe après mon grand départ. Et j’avais déjà une très bonne idée dans qu’elle direction regarder… — Quelqu’un que vous connaissiez déjà ? — Oui. Ben… « connaître », c’est un grand mot. On s’était déjà… croisés, mettons. Le sourire sur le visage de Al s’accentue. Un sourire tendre. Déjà, son esprit semble s’être égaré dans un rêve. — Rajah, en bon chef de gang, avait l’habitude d’inviter son équipe à dîner dans son restaurant favori chaque fois qu’elle réussissait un coup important. J’ai eu droit à ce privilège à une couple d’occasions. C’est d’ailleurs à ce fameux restaurant que je l’ai aperçue pour la première fois. À la seconde où j’ai croisé son regard, à peu près un an avant le début de ma nouvelle vie, je savais que c’était elle que je voulais. Elle, pis aucune autre. J’aurais dû aller lui parler, j’sais ben, mais elle était tellement belle… Tellement distinguée. Tellement parfaite. Elle se serait ben sacré du cancre sans envergure que j’étais à l’époque. J’aurais juste fait rire de moi. — Et… vous l’avez revue par la suite ? — Oui. Chaque fois au même restaurant. C’était une habituée. Mais j’ai jamais eu le courage d’aller la voir les autres fois non plus. Jusqu’au moment où j’ai
décidé de tout changer dans ma vie. Parce que si j’étais persuadé qu’elle pourrait jamais tomber amoureuse d’Alain Dorval, le nouveau moi, lui, aurait plus de chances. Au minimum, y’aurait les couilles d’engager une conversation pis de voir où ça pourrait ben mener…
Chapitre 14
26 septembre 2013 Sainte-Rose, Laval
— Mon Dieu, les autres clients vont commencer à croire que vous vivez ici ! Ha ! Ha ! Ha ! — C’est pas ma faute ; votre nourriture est tellement bonne, j’arrive plus à m’en er, répondis-je à Chantal, qui venait de m’accueillir à la porte. Il s’agissait déjà de ma quatrième visite cette semaine. — La même table que d’habitude ? — Si elle est pas déjà prise, oui, merci ! J’arrivais chaque fois dès l’ouverture afin de m’assurer qu’elle soit toujours disponible. Comme à chacune de mes visites, je m’étais soigneusement coiffé et parfumé. Quant à ma tenue vestimentaire, j’avais cette fois opté pour un jeans propre et une chemise Fendi noire, un compromis intéressant entre l’élégant et le casual. Les températures fraîches d’un été tirant plus qu’à sa fin m’avaient convaincu de ne pas quitter mon domicile sans mon manteau de cuir, mais je m’étais laissé convaincre de l’abandonner au vestibule à mon arrivée, en dépit du fait qu’il valait une véritable fortune. — Merci, Chantal, lui exprimai-je poliment, tandis qu’elle me présentait ma table après m’y avoir escorté. La table que j’occupais était située juste en face du bar, près d’une fenêtre donnant sur une magnifique terrasse peinturée de mille et une couleurs automnales. Dans le plus apaisant des silences, les feuilles se détachaient des arbres, papillonnant sereinement vers le sol, sans la moindre brise pour les
tourmenter. J’aurais souhaité me perdre plus longtemps dans ce sublime décor, mais le bruit d’un verre d’eau déposé sur ma table me ramena à la réalité. — Voilà le menu ! Je vous laisse quelques minutes pour regarder ? Vous devez commencer à le connaître par cœur. — Merci, c’est gentil. Oui, quelques minutes, s’il te plaît. Mais je te prendrais une bière tout de suite. Une ambrée. N’importe laquelle. — Avec plaisir ! Dès qu’elle quitta, mon estomac me laissa savoir qu’il méritait davantage d’attention que le paysage par lequel je m’étais laissé distraire. Vrai que je n’avais toujours rien avalé depuis mon réveil. Du moins, rien de plus substantiel qu’un café noir et deux cigarettes. Choisir ce que j’allais manger ne fut qu’une simple formalité. Mes yeux parcoururent le menu sommairement, tandis que je jetai mon dévolu sur les escargots à l’ail gratiné et le foie de veau nappé de sauce au bleu. J’en salivais déjà. En ce qui avait à trait au dessert, si mon appétit allait toujours se sentir d’attaque après le repas, une déchirante décision devait être prise entre le gâteau au fromage et la crème brûlée. Quel cruel dilemme ! — Et voilà votre bière, mon cher monsieur ! m’annonça Chantal en déposant la bouteille juste à côté de mon verre d’eau. Avez-vous eu le temps de faire un choix ou je vous laisse regarder encore un peu ? Je ne répondis rien. Le bruit de la bouteille ne m’avait octroyé qu’un éphémère retour à la réalité, puisque je me perdis aussitôt dans un nouveau rêve éveillé. Elle était là, face à moi, prenant place sur son siège. Une seule table nous séparait. Elle était encore plus magnifique que dans mes souvenirs. Ses longs cheveux ébène légèrement bouclés. Ses yeux verts en amande aux paupières teintées d’améthyste. Son nez fin, légèrement retroussé. Et ses lèvres… Grand Dieu, ses lèvres ! — Monsieur ! Cette fois, Chantal parvint à me sortir de mes rêveries pour de bon. Elle ne remarqua toutefois pas la raison de mon égarement. Je me secouai discrètement la tête et lui formulai ma commande. Elle me gratifia d’un splendide sourire et
reprit possession du menu. Pendant ce temps, de nombreux clients franchissaient le seuil de la porte d’entrée. Le dîner s’annonçait achalandé. Plus j’attendais, plus l’endroit allait être bruyant. Avoir à élever la voix n’allait pas jouer en ma faveur si je désirais faire une bonne première impression. Aussi bien me lancer à l’eau alors que tout était calme. J’avalai donc une gorgée de ma bière, une seule, et me redressai. Jamais par le é je n’aurais même rêvé faire preuve de tant d’audace. Je n’irais pas jusqu’à dire que l’argent avait fait de moi une personne différente, mais j’étais forcé d’ettre que d’être millionnaire avait insufflé une confiance nouvelle en moi. Le fait de savoir que mes années étaient maintenant comptées pesait également lourd dans la balance. Sur sa table, je remarquai que les couverts avaient été placés pour deux et qu’un second menu reposait devant le siège vacant en face d’elle. Elle attendait quelqu’un. Raison de plus pour ne pas perdre une seconde de plus. — Si c’est votre première visite ici, je vous recommande fortement le picanha ; il est excellent, lui conseillai-je, sachant pertinemment qu’elle fréquentait régulièrement le restaurant. Elle leva les yeux vers moi. Elle ne parut ni surprise ni choquée de mon intrusion impromptue. — Oh, c’est loin d’être ma première visite ; je suis une habituée de la place. J’adore le picanha, mais pour dîner, c’est un peu too much pour moi. Je vais être correcte avec ma salade aux crevettes, merci, me répondit-elle avec une pincée d’arrogance. Mon assurance ne l’intimida nullement ; elle nourrit plutôt la sienne. — Étrange, j’ai pas le souvenir de vous avoir déjà vue, mentis-je sans jamais détourner mes yeux de son regard présomptueux. — Cette place est déjà prise, me signala-t-elle, tandis que je posais mes fesses sur la chaise inoccupée. — J’ai pas du tout cette impression, rétorquai-je de façon ironique. Excusemoi… Chantal ? Chantal !
Alors qu’elle venait d’aller porter une commande au bar, la sympathique serveuse se retourna vers moi et vit mes signes de la main. Dans un contexte identique, un autre aurait probablement sifflé, mais en ce qui me concernait, jamais je n’aurais osé me rabaisser à si triviale conduite. — Apporte-nous une bouteille de Corton-Charlemagne Grand Cru, s’il te plaît. Ça s’agence bien avec votre salade aux crevettes, non ? — Ohhh, oui ! réagit fébrilement la serveuse en imaginant déjà le pourboire qu’elle touchera grâce à cette simple vente. Je vous apporte ça tout de suite ! Chantal s’éclipsa sans entendre les protestations de celle que je courtisais. — Ça sera pas nécessaire, Madame ! Non ! C’est pas l’homme que j’attendais ! — Si vous m’en laissez la chance, je demande qu’à vous prouver le contraire. Cette fois, ma réplique réussit à traverser sa ligne de défense. Elle arqua un sourcil, l’expression sur son sublime visage trahissant une perte de contenance agère. La contre-attaque fut toutefois aussi imminente qu’abrasive. — J’attendrais pas après vous, même si j’étais en feu et que vous possédiez le dernier extincteur de la planète. — Ohhh, concédai-je en apposant une main sur ma poitrine comme si j’avais été douloureusement atteint. Touché ! Mais ce serait un véritable gaspillage de voir brûler une telle beauté. Par contre, si vous voulez, on pourrait aller ailleurs, à l’écart, histoire de se boire ce Corton-Charlemagne. La bouche à demi ouverte, elle me toisa sans gêne. Même la bouteille de blanc qui vint s’interposer entre nous n’arriva pas à détourner son regard. Je ne sus décoder quelles émotions venaient de prendre le dessus. Avec le recul, je crois qu’elle n’en était pas tout à fait certaine, elle non plus. — Savez-vous seulement qui je suis ? me demanda-t-elle, outrée. La pauvre serveuse, sentant qu’une horrible tension s’était installée durant sa brève absence, s’empressa d’ouvrir la bouteille et de la plonger dans le sceau de glace qu’elle avait apporté à cet effet et se fondit rapidement parmi la foule grandissante.
— J’en ai pas la moindre idée, avouai-je en souriant. D’où le but de mon invitation. Une bonne bouteille de vin pour se dégêner… y’a-tu une meilleure façon de faire connaissance ? — Vous avez beaucoup trop confiance en vos moyens. Désolée, mais ça marchera pas avec moi. — J’ai aucune idée de ce que vous faites dans la vie, mais vous donnez l’impression d’être le genre de personne constamment entourée de lèche-bottes pis de fils à papa. J’ai juste cru que ça pourrait vous intéresser de rencontrer un vrai homme, pour faire changement. Dommage, on dirait bien que j’me suis trompé. Je lui adressai ensuite un clin d’œil railleur, me levai de table et tournai les talons, bouteille à la main. J’ignorais si j’avais bien joué mes cartes, mais à mon grand étonnement, je m’en moquais. Le frappeur au baseball n’est pas retiré après sa première prise, pas vrai ? Au moins, le plus important à mes yeux avait été accompli : elle savait que j’existais. Ce fut donc le sourire aux lèvres que je contournai le petit portique face à l’entrée et me dirigeai vers l’escalier qui descendait au sous-sol. En bas, deux portes permettaient d’accéder soit à la salle de bain des femmes, soit à celle des hommes. En prenant une nouvelle gorgée, je poussai celle à ma droite. Deux urinoirs inoccupés à ma gauche faisaient face à l’évier et au distributeur de savon à ma droite. La toilette était également vacante. Bon, tant qu’à être ici… Je déposai le vin sur le dessus de l’un des urinoirs et descendit ma braguette. À ce moment, quelqu’un poussa la porte. Ma pression sanguine accéléra d’un seul coup. C’était elle ! Elle paraissait furieuse. Son visage semblait figé dans le marbre, alors que de la braise ardente flamboyait au fond de ses yeux. Sans cesser de me fixer, elle verrouilla la porte d’une seule main derrière elle, puis s’avança vers moi. — Ça va peut-être vous surprendre, mais ici c’est la salle de bain des hom… Elle me plaqua violemment au mur, sans me permettre de terminer ma phrase. Ma tête frappa contre le carrelage. J’allais sans doute en être quitte pour une légère bosse. En l’espace d’une seconde, son nez effleurait le mien. Le délicieux
parfum qu’elle émanait vint m’emplir les narines. Celui d’une fleur… bien que je n’aurais su dire laquelle. Elle glissa une main dans mes pantalons par l’ouverture de ma braguette et enveloppa mon sexe, qui se raidit plus vite qu’un type qui fixe une Gorgone droit dans les yeux. — Très bien, mystérieux étranger… De sa main libre, elle s’empara de la bouteille de Corton-Charlemagne et y but avidement, jusqu’à ce deux fins ruisseaux clairs naissent aux commissures de ses lèvres, ruisselant jusque sous son menton. — … faisons connaissance ! Ses lèvres voraces fondirent sur les miennes. Sa langue dégourdie se glissa dans ma bouche pendant que la main dans mon pantalon se mit à masser langoureusement ma verge dressée. Je demeurai if un bref instant, savourant chaque seconde de ce délectable moment, la concrétisation du plus torride de mes désirs. Esclaves de mes pulsions, mes mains agrippèrent ma muse à la taille et la plaquèrent à son tour contre le mur auquel j’étais adossé, interchangeant nos positions. Mes lèvres abandonnèrent les siennes pour aller s’aventurer le long de son cou. Elle gémit. Le mouvement de va-et-vient qu’elle exerçait sur mon sexe gagna en intensité. Un à un, je détachai les boutons de sa chemise et la lui retirai avec fougue. Du cou, ma bouche migra jusqu’à sa clavicule, puis jusqu’à sa sublime poitrine, qu’un mince soutien-gorge à demi transparent et révélateur ne parvenait pas à dissimuler adéquatement. Je m’apprêtais à désagrafer ce dernier, lorsque ses mains virent s’enrouler autour de mes avant-bras pour m’en empêcher. — Tu penses être le seul à pouvoir t’am ? me nargua-t-elle. Sa tête s’éloigna. Son menton glissa doucement le long de mon sternum, jusqu’à mon nombril, tandis qu’elle s’agenouillait devant moi. Comme ma fermeture éclair était déjà ouverte, abaisser mon pantalon à mes chevilles ne fut qu’une simple formalité. Avant d’en faire de même pour mes sous-vêtements, elle éternisa le suspense et mit mon self-control à rude épreuve en caressant et mordillant mon sexe à travers mon boxer. Ce fut alors à mon tour de geindre d’excitation. Sitôt mon membre viril libéré de sa prison de tissu, une langue gourmande s’empressa de le lécher sur toute sa longueur – de la base jusqu’au bout du gland –, geste qui fut à deux autres reprises répété.
— Oh oui ! Dur comme je les aime, murmura celle dont j’ignorais toujours le nom, avant de l’engloutir goulûment. Au rythme de sa tête se balançant de l’avant vers l’arrière, je sentais ses lèvres salivantes se resserrer autour de ma verge. J’aurais souhaité que ce moment ne cesse jamais. — Mhhhhh, j’adore ce que tu fais avec ta langue ! Piquée au vif par mon commentaire, elle agrippa ma bourse avec beaucoup plus de force que nécessaire et se redressa promptement pour me parler dans le blanc des yeux. — J’ai pas le souvenir de t’avoir autorisé à me tutoyer, m’invectiva-t-elle en haletant. Je te rappelle qu’on se connait à peine, alors t’as intérêt à pas brûler les étapes ! J’acquiesçai en vain, puisqu’elle s’était déjà remise au boulot. L’étreinte qu’elle exerçait sur mes testicules se mua en caresses. C’était exquis. Cependant, ce n’était nullement dans mes habitudes de me laisser dominer de la sorte. Je la laissai sucer mon sexe une minute tout juste, puis, je pris les choses en main. Sans prévenir, je la soulevai brusquement et la retourna face contre le mur. Elle y appuya ses paumes, tandis que je dégageai sa nuque de ses cheveux pour aller y planter mes dents, pressant mon sexe en érection contre son fessier. Son cou s’arqua vers l’arrière. Elle laissa échapper une plainte exaltée. Pendant que mes doigts remontaient sa jupe et abaissaient sa culotte, elle but à nouveau à même la bouteille, qui avait été déposée sur l’urinoir. D’un geste ferme et vif, je la forçai à se courber vers l’avant en appuyant entre ses omoplates. Je m’accordai ensuite une seconde, durant laquelle je pris un pas de recul pour contempler la perfection de cette offrande charnelle, image mentale que j’allais précieusement conserver à double tour dans un compartiment inviolable de ma mémoire. Je la pénétrai sans la moindre délicatesse, m’enfonçant en elle dans une succession d’élans bestiaux. Cette fois, ce fut un véritable cri d’extase que je réussis à lui soutirer. J’enroulai sa tignasse noire autour de mes doigts et lui tirai sauvagement la tête vers l’arrière. Mon autre main, elle, explorait tout ce qu’il y avait à explorer. Elle s’attarda le long de sa cuisse, avant de remonter jusqu’à sa parfaite poitrine, qu’elle palpa avec rudesse. Emporté par l’enivrement, je dus me rappeler quelques fois à l’ordre et m’assurer de contrôler mes ardeurs pour
ne pas lui briser le cou. Je décidai finalement d’abandonner mon emprise sur ses cheveux et de saisir la bouteille pour boire à mon tour. — Pour quelqu’un qui attendait après mon p’tit cul, tu devrais lui donner plus d’attention ! Je toussai discrètement une partie de ma dernière gorgée, aspergeant une partie du mur en me tournant la tête. — Tu veux que j… — Si j’ai pas ta queue dans mes fesses d’ici les cinq prochaines secondes, je me rhabille pis je sacre mon camp ! À ces paroles, l’excitation qui m’habitait s’intensifia d’un coup. Une boule s’embrasa dans ma poitrine, remontant le long de ma gorge pour finalement m’enflammer la cervelle. Je me retirai d’elle sur-le-champ avant qu’il ne soit trop tard. Je posais ensuite mes lèvres au bas de son dos et l’embrassai, suivant le tracé que m’indiquait sa colonne vertébrale, jusqu’à ce que j’atteigne son cou. — Vos désirs sont pour moi des ordres, princesse ! lui soufflai-je suavement à l’oreille. Je modifiai l’angle de ma bite déjà bien huilée de quelques degrés à peine. Ce nouvel orifice offrit un peu plus de résistance, mais m’accueillit entièrement au terme d’une unique poussée. Mes doigts virent se resserrer autour de la taille de ma partenaire. Je sentis aussitôt les siens glisser entre ses cuisses, stimulant son clitoris au rythme de mes déhanchements. Ceux-ci ne tardèrent d’ailleurs pas à gagner en intensité, tout comme les glapissements de ma princesse. Je la pénétrai encore… et encore… et encore… jusqu’à ce que mon emprise sur ses hanches ne lui blanchisse la peau. Je n’étais plus qu’à quelques élans d’atteindre l’orgasme. Elle le sentit également. — Pas question que tu me viennes dans le cul, mon beau, m’annonça-t-elle en se dégageant. On n’est pas encore assez intimes pour ça, voyons… Sans jamais cesser de se stimuler, elle fit volte-face et se replaça à genoux devant moi. Elle ouvrit la bouche et se remit à sucer mon sexe – prêt à exploser – avec plus de voracité que jamais. Elle ne l’en retira uniquement que lorsque l’excitation atteignit son pinacle. Le cri de satisfaction qu’elle poussa fit sauter
les digues et j’éjaculai à mon tour. Dès qu’une première giclée de sperme la barbouilla, sa langue se redirigea automatiquement vers le bout de mon gland, qu’elle ne cessa de lécher et de chatouiller qu’une fois la dernière gouttelette de semence expulsée. Ce n’est qu’une fois ma respiration ayant retrouvé un rythme régulier que je constatai que j’étais en sueur. Je me désaltérai donc d’une nouvelle gorgée de vin et tendis ensuite la bouteille à ma plus récente conquête. Un étrange rictus se forma sur son visage souillé.
Chapitre 15
— Un an plus tard, on était mariés. Incrédule, le psychologue se gratte le menton. Décidément, les récits de son nouveau patient ne cessent de le surprendre. Il croise discrètement les jambes afin de dissimuler la protubérance de son pantalon. Un manque flagrant de professionnalisme dont il se désole mentalement. — Hum ! Voilà une histoire pour le moins… incroyable. — Ah ouin ? Vous trouvez, Doc ? — Bien, enfin… oui ! Vous savez, ce n’est pas tellement dans mes habitudes d’y aller de confidences personnelles durant un entretien, mais en ce qui me concerne, j’ai toujours usé d’approches plus… calculées, disons, en ce qui a trait à la séduction. En toute franchise, je n’ai jamais saisi comment certains s’y prennent pour faire preuve d’autant de témérité lorsque vient le temps de courtiser le sexe opposé. — Détrompez-vous, Doc ! Mon idée était qu’elle s’imagine que j’avais agi sous le coup de l’impulsion. Mais si vous prenez le temps d’analyser tout ce que je vous ai raconté, vous vous souviendrez que je suis allé plusieurs fois à ce restaurant, en espérant finir par la rencontrer. J’avais tout planifié depuis le début. J’en ai peut-être pas l’air au premier regard, mais je suis quelqu’un de très organisé. Méticuleux, aussi. En détaillant discrètement Al, Jeremiah s’et qu’il aurait eu tendance à s’imaginer tout le contraire. Après tout, il était normal de croire qu’un criminel sans études et sans emploi stable puisse er davantage de temps à improviser pour se sortir du pétrin qu’à planifier quoi que ce soit. Quel personnage fascinant, songe-t-il, avant de se mettre à gribouiller de nouvelles notes.
— M’est-il permis de déduire que votre relation à tous les deux en est une réussie ? Je veux dire… pour vous être mariés si tôt… — Elle l’a été pendant toute année, durant laquelle on a filé le parfait bonheur, tous les trois ensemble. On était une vraie famille, unie. Pour la toute première fois de ma vie, j’étais heureux. Je veux dire, réellement heureux. Pis, un jour comme tous les autres, y’a eu l’incident… — L’incident ? répète Jeremiah, intrigué. Un voile sombre vient obscurcir le visage d’Al. Ses traits se déforment. Se durcissent. Sans s’en rendre compte, le psychologue déglutit. Il a brièvement l’impression qu’une toute autre personne est assise sur le divan, face à lui. Quelqu’un de froid. Les doigts de Jeremiah se crispent, tandis qu’il ordonne aux muscles de son faciès de maintenir un semblant d’imibilité. Quel que soit le fameux événement auquel son patient fait référence, il a laissé chez ce dernier de profondes traces. Jeremiah se remet à griffonner. — C’est arrivé un mardi, affirme Al d’une voix perdant de sa chaleur. Peut-être bien un mercredi. Comme j’ai toujours détesté les milieux de semaine, j’avais l’habitude d’aller prendre un verre Chez Yvon, un petit bar à quelques rues de la maison, une fois mon p’tit singe au lit. Ma femme s’en était jamais plainte. Au contraire, ça lui permettait d’écouter en rafale tout un tas de reality-shows qu’elle aimait tant. Ça faisait notre affaire, à tous les deux. Il trempe longuement ses lèvres dans son café, puis poursuit. — D’ordinaire, l’endroit était plutôt calme la semaine. Je pouvais siroter ma bière pis manger mon pop-corn ben relax, assis à ma table, en regardant les matchs en rediffusion sur les écrans géants. Cette nuit-là, par contre, les clients étaient vraiment plus nombreux qu’à l’habitude. Pis pas mal plus festifs aussi. Le juke-box a été sollicité non-stop. Queen, AC/DC, les Rolling Stones… Juste des tounes entraînantes. Y’a ben un casseux de party qui a tenté de ruiner l’ambiance à un certain moment en faisant jouer Something in The Way de Nirvana, mais la fête a repris tout de suite après. Chaque fois, je commandais la même chose : deux Alexander Keith rousses. Des fois, trois. Ça faisait du bien d’avoir les moyens de boire autre chose que de la Black Label. Avec le recul, j’aurais dû m’en tenir à ça. Avant longtemps, Alexander s’est mis à faire connaissance avec
Jack. Pis… avec Rémi. Jamais une bonne idée de terminer la soirée avec du whisky pis du brandy. Plus Al s’enfonce dans son récit, plus son équilibre mental s’effrite. Jeremiah en perçoit quelques signes discrets : trémolos dans la voix, longs soupirs, inconfort manifeste. La colère qui s’est subitement mise à bouillir dans les veines de son patient s’apaise graduellement, attiédie par un afflux d’angoisse. — Quand je suis retourné à mon char, un peu avant le last call, j’étais pour le moins éméché. Je sais, j’aurais dû retourner chez moi en taxi, mais comme le petit ange sur mon épaule était trop occupé à se vomir les tripes, j’ai pas eu d’autre choix que celui d’écouter son compagnon cornu, qui me rappelait sans cesse que j’habitais à quelques rues seulement. J’étais quand même pas torché au point de pas pouvoir chauffer sur une distance aussi courte, quand même ! Mes quatre ou cinq échecs à seulement agripper la poignée de la porte auraient dû me convaincre que je me trompais. — C’était donc cela, l’incident dont vous avez fait mention ? Vous avez eu un accident de la route ? — Ohhhh, non ! Pantoute, Doc ! J’ai même jamais réussi à entrer dans ma voiture. Avant de pouvoir embarquer, quelqu’un s’était sournoisement approché par derrière pis m’avait assommé. Quand je suis revenu à moi, une éternité plus tard, je me trouvais dans un endroit que j’avais jamais vu avant, pis où je mettais les pieds pour la première fois. — Et… où donc vous êtes-vous retrouvé ? — En enfer, Doc… j’étais arrivé en enfer !
Chapitre 16
Lentement mais sûrement, des milliers de minuscules scies invisibles s’affairaient à trancher les ancrages qui maintenaient greffé le monde des rêves à mon esprit. Efficaces mais malhabiles, elles ne manquèrent pas d’écorcher douloureusement au age chaque recoin de mon pauvre cerveau. Un mal de tête à la limite de l’inable en résulta. Était-ce à cause de l’alcool ? Étaitce à cause du coup reçu ? Difficile à dire. — Arghhh, ma tête…, gémis-je en me frottant le crâne. Geste aussi automatique qu’inutile. L’écho d’une mélodie dissonante s’était insinué dans mes conduits auditifs. Je roulai sur moi-même de façon à me retrouver allongé sur le dos afin de faciliter une profonde inspiration. Aussitôt, mes poumons s’emplirent d’un air si infect qu’il m’occasionna instantanément un haut-le-cœur. L’odeur de moisissure et de fientes s’introduisit dans mes narines, ma gorge, ma bouche, et s’y colla. La contraction involontaire de mon estomac inonda mes yeux de larmes, que j’essuyai gauchement avec la manche de ma chemise. — Qu… qu’est-ce qui s’est é ? Où est-ce que je suis ? balbutiai-je en scrutant les alentours, le nez et la bouche enfouis au creux de ma main, m’imaginant dans la plus insalubre des porcheries. Au début, non seulement le manque d’éclairage ne m’incommoda point, mais il m’apparut comme une bénédiction. La pénombre dans laquelle je baignais adoucissait un tant soit peu l’intense mal de tête dont je souffrais, alors qu’une exposition à une lumière vive l’aurait certainement attisé. Non sans peine, aidé de mes deux mains appuyées contre le sol, j’arrivai à redresser mes épaules et à m’asseoir. La première chose que j’aperçus fut l’amas de paille pourrie dans un coin, à ma droite. Il était recouvert d’une couverture de laine infestée de punaises, tâchée d’urine et de sang séché. J’allais éventuellement réaliser qu’il s’agissait de ce qui allait me servir de couchette
durant mon séjour entre ces quatre murs de pierre, lisses et froids. Au-dessus de ce plumard merdique, un faisceau lumineux dont je ne pus identifier la source balayait faiblement la pièce en diagonal. Comme si la situation n’augurait pas déjà assez mal, une paire d’épaisses chaînes était solidement clouée au sol, au bout desquelles se trouvaient de massifs bracelets d’acier. Sans surprise, l’unique porte de la pièce ne comptait ni poignée ni pentures. Du moins, pas du côté où je me trouvais. Dans le dernier coin occupé, un téléviseur à écran cathodique en sourdine faisait défiler les images d’un vieux Police Académie, hors d’atteinte, derrière un grillage métallique infranchissable. C’était une scène où un jeune baigneur était pris en chasse par un requin, près d’une plage. Ce fut à ce moment que la réalité me frappa en plein visage : j’étais prisonnier ! Captif ! Détenu contre mon gré ! Ce poste de télévision d’une autre époque se voulait être mon unique source de divertissement, et le tas de foin défraîchi, mon lit. Entre les deux, un siège de toilette fétide – véritable parc d’attractions pour les mouches bourdonnant dessus et autour – était recouvert de plus de merde que la cuvette n’en contenait. — Non…, murmurai-je. Non, non, non ! L’image de mon fils et de ma femme m’apparut mentalement. Seuls. Vulnérables. Et s’ils étaient en danger ? Ma respiration s’accéléra. Mon pouls également. Pas question que je reste ici. Pas question d’abandonner ma famille. Je devais sortir de cet endroit. Coûte que coûte. À l’image d’un taureau se préparant à charger le matador, je soufflai bruyamment par mes narines à trois ou quatre reprises, avant de prendre la porte d’assaut. J’envoyai mon poing serré s’écraser avec impétuosité contre la porte afin d’attirer l’attention de mes kidnappeurs. Je prévoyais marteler celle-ci jusqu’à ce qu’elle cède ou que l’on me réponde, mais ma frappe initiale fut suffisante à me faire comprendre que même un bélier n’en viendrait pas à bout. On aurait dit de ces énormes portes dans les banques, dont sont munis les coffres-forts les plus imprenables. Un chaton dégriffé n’aurait pas fait moins de bruit que moi s’il avait frappé à ma place. J’interrompis mon élan avant que mon poing ne heurte inutilement la porte une seconde fois. — OUVREZ-MOI ! HÉ ! HÉÉÉÉ ! J’AI DIT OUVREZ-MOI ! TABARNAAAAAK !
Je m’époumonai ainsi de longues minutes. Tous mes cris furent ignorés, mais non vains, puisqu’ils me permirent tout de même d’évacuer une partie de la rage qui m’habitait. Car en dépit de la colère qui bouillait dans mes veines, je savais fort bien, intérieurement, que j’allais devoir de plus de sagacité que de force brute si j’espérais pouvoir sortir d’ici. J’allais devoir réfléchir, et pour réfléchir, je devais avant tout me calmer. Pour être tout à fait honnête, ce ne fut pas chose aisée, la puanteur intolérable des lieux m’empêchant de prendre les longues et lentes respirations qui m’auraient été salutaires. Comme les lieux n’étaient pas particulièrement froids, j’arrachai l’une des manches de ma chemise, que j’utilisai comme foulard autour de ma tête afin de couvrir mon nez. Me concentrer aurait été impossible en dégobillant à chaque minute ée dans ce trou. Calmement, je retournai sur mes pas et longeai le mur le plus éloigné des chiottes. Je m’assis ensuite par terre et m’adossai. Les coudes appuyés sur mes genoux, je massai mes tempes du bout de mes doigts en me reant mentalement les derniers souvenirs précédant ma perte de conscience. Pour quels motifs m’avait-on amené ici ? Quel était le sort qui m’attendait ? Et surtout, qui étaient les responsables derrière tout ceci ? Derrière mes yeux clos, les pièces du casse-tête cherchaient à s’emboîter, mais elles étaient bien trop peu nombreuses pour espérer former un tableau entier. L’incessante musique m’empêchait de me concentrer correctement. J’étais bien trop étourdi pour m’en rendre compte à mon réveil, mais il s’agissait d’une chanson des Beatles – I’m Only Sleeping – qui jouait en boucle, sans jamais arrêter. Combien de temps avant qu’elle ne cesse finalement ? Je préférais ne pas y songer. Au bout d’une longue et pénible réflexion, deux conclusions possibles s’offraient à moi. Soit on s’était trompé de gars et on m’avait enfermé par erreur, soit mon é m’avait finalement rattrapé, malgré tous mes efforts pour le garder enterré. Me l’ettre raviva les braises de ma colère, mais la seconde option me semblait malheureusement la plus probable…
• • •
Une heure s’était écoulée. Ou peut-être bien dix. À des intervalles irréguliers, sporadiques, la lumière de ma cellule s’éteignait complètement, puis se rallumait éventuellement. Parfois au bout de quinze secondes, d’autres fois après un laps
de temps bien plus important. Même chose pour le téléviseur. Et cette putain de chanson ne s’arrêtait jamais… Je déduisis que c’était prémédité ; on cherchait à me faire perdre la notion du temps, puisque la pièce où j’étais détenu ne comptait ni fenêtre ni horloge. Que de la pierre, de la moisissure et de la merde. J’avais d’ailleurs eu le temps d’en faire une exploration un peu plus approfondie, sans toutefois recueillir le moindre indice sur l’endroit où je me trouvais, ni sur mes kidnappeurs, et encore moins sur comment j’allais sortir de cet endroit. « When I’m in the middle of a dream… » Dans la jonction entre le mur et le plancher, près du lit, de grossières stries dans la pierre et des fragments de roche éparpillés me laissèrent croire que celui ou celle qui avait occupé cette cellule avant moi avait essayé de cre. À l’aide de quoi ? Impossible de savoir. « Stay in bed… float up stream… » Mon esprit s’efforçait de comprendre ce qui m’arrivait, s’efforçait de trouver une façon d’échapper à ma captivité, mais le chant omniprésent et ininterrompu de John Lennon prenait un malin plaisir à tourbillonner à l’intérieur de mon crâne et à y oblitérer chaque esquisse naissante, tel un raz-de-marée engloutissant un château de sable sur une plage. Autre source de distraction : toutes les bières et l’alcool de la veille commençaient à me tirailler la vessie. J’allais rapidement devoir décider de la façon dont j’étais pour composer avec ce nouveau problème. Bien sûr, le siège de toilette pouvait sans doute sembler être l’option la plus logique, mais même avec le visage enrubanné de tissu, l’odeur abjecte qui s’en dégageait était suffisante pour me retourner l’estomac. L’heure fatidique arrivée, je retins mon souffle, puis trottai à contrecœur jusqu’à la cuvette souillée et infestée de parasites ailés. D’un mouvement insignifiant et vide de conséquences, je les en chassai avec ma main. Combat perdu d’avance ; j’allais devoir faire avec elles. Détail important que je n’avais pas remarqué lors de mon investigation initiale : la cuvette ne contenait pas d’eau. Pas une goutte. Qu’un amoncellement visqueux de matières fécales. Comme si on avait déféqué à plusieurs reprises dans un démonstrateur du RONA. Je senti mon estomac refluer. D’un seul coup, retenir ma respiration allait s’avérer bien plus ardu qu’escompté. Alors que je détachais ma ceinture, aussi résigné que dégoûté, mes yeux se
posèrent sur un discret objet métallique, saillant du sol. Une courte tige avec un embout plat. Comme un gros clou courbé, ou une pédale de voiture format réduit. Machinalement, je l’écrasai en souhaitant qu’il s’agisse d’un dispositif d’évacuation quelconque. À mon grand soulagement, le fond de la cuvette s’ouvrit comme une trappe, évinçant presque totalement son répugnant contenu. Le cœur au bord des lèvres, je m’éloignai à la hâte pour souffler, le nez coincé dans mon coude replié. Une fois. Deux fois. Trois fois. Je replaçai ensuite mon foulard de fortune, et retournai – finalement – soulager ma pauvre vessie. Je profitai même de la puissance de mon jet pour décrasser les rebords du mieux que je pus. Une fois mon engin remballé, je me sentis automatiquement plus apte à me concentrer, et pressentis que tout n’était qu’une question de temps avant que les choses ne finissent par se placer.
• • •
Même si elle ne jouait pas à tue-tête, la chanson du fameux quatuor britannique allait finir par me rendre fou. Bien qu’il m’était humainement impossible de quantifier le temps qui s’était écoulé depuis mon réveil initial, je pouvais tout de même estimer, sans me tromper, que je moisissais ici depuis au moins 24 heures. J’étais épuisé, étourdi, affamé, et plus que tout, desséché. Aussi écœurante pouvait paraître cette pensée, je regrettai progressivement de ne pas avoir songé à conserver mon urine. Pas par envie, bien entendu, mais parce que je commençais à envisager que cela pourrait bien faire la différence entre la vie et la mort si ma situation ne changeait pas très bientôt. L’angoisse et la colère qui m’habitaient – greffées à l’absence totale de confort de ma cellule – ne furent cependant pas suffisantes pour me garder éveillé éternellement. Mon esprit groggy finit par capituler et je m’endormis sur la pierre, le ventre vide.
• • •
Je chavire. Je sens le poids de mon propre corps m’entraîner petit à petit vers les abysses. Mes bras et mes jambes s’agitent au ralenti, mais ne parviennent pas à stopper ma descente. Je suis submergé. En levant la tête, j’aperçois une barque à la dérive. Elle transporte mon fils, effrayé, blotti dans les bras de ma femme. Elle pleure. Elle a peur elle aussi. Mon cœur se serre dans ma poitrine. Je dois les redre. Je dois les sauver. Mes membres transis redoublent d’effort pour remonter à la surface, sans succès. Je continue de couler. Je continue d’être avalé par les profondeurs. Les visages de ceux que j’aime s’embrouillent et s’éloignent. Je m’éloigne. Je coule. Jusqu’à ce que le fond de leur embarcation ne soit plus qu’une ombre elliptique, ondulant dans les méandres d’un néant impitoyable. De longs serpentins surgissent sournoisement des tréfonds et s’enroulent autour de mes jambes, qu’ils immobilisent et tirent vers eux. Pour la première fois, je baisse la tête et affronte le vide obscur qui m’appelle à lui. Des yeux me fixent. D’énormes yeux verts, sans pupilles et sans paupières. Des yeux lumineux. Des yeux terrifiants ! — Sois le bienvenu chez toi, mon ami. Nous allons maintenant faire connaissance…
Chapitre 17
— Tu as une minute très exactement pour t’agenouiller entre les chaînes et mettre les menottes à tes poignets. Si tu refuses d’obéir ou que tu n’es pas assez rapide, tu vas devoir te er d’eau et de nourriture pour une journée de plus. La voix me tira de mon cauchemar. — Qu… quoi ? mâchouillai-je en revenant à la réalité. — Le temps presse, petit asticot ! Tu veux manger… oui ou non ? J’étais si affamé à cet instant que ne je m’aperçus même pas que l’on avait fait taire la musique afin de m’adresser la parole par l’intermédiaire de haut-parleurs que je ne pouvais voir. J’étais conscient que d’aller volontairement m’enchaîner n’était pas l’idée du siècle, mais je n’étais pas dans ce que l’on pouvait qualifier de position de force pour négocier. Si mon jeûne devait perdurer, j’allais finir par en mourir. Et mort, je ne pouvais plus espérer secourir ma famille. Je devais me plier aux ordres. On sait jamais, songeai-je, j’arriverai peut-être à récolter un minimum d’indices en les voyant. S’ils veulent que je sois enchaîné, c’est probablement qu’ils prévoient entrer… Je secouai ma tête, chassant suffisamment de fatigue pour me mouvoir jusqu’au coin où se trouvaient les chaînes. Ces quelques pas se voulurent plus ardus qu’anticipé ; j’étais plus faible encore que ce que j’imaginais. Je m’aidai à avancer en ligne presque droite en maintenant un entre les doigts de ma main gauche et le mur. Arrivé à l’endroit désiré, je m’interrogeai quant à savoir si je devais m’enchaîner face au coin de la pièce ou de dos. J’optai finalement pour me positionner de dos au mur. Agenouillé, je fus étonné de constater que les bracelets métalliques se verrouillaient grâce à un puissant champ électromagnétique qui s’activa à la fermeture. Mécanisme plutôt sophistiqué pour une porcherie de la sorte… Cela
signifiait également qu’en cas de force majeure, il me serait impossible d’espérer m’en libérer à l’aide d’une clef préalablement volée ou artisanalement façonnée. Je vais devoir éviter de me retrouver dans cette situation autant que possible, songeai-je. Une fois mes poignets prisonniers, j’entendis un son étrange : une sorte de carillon. Pour la première fois depuis mon arrivée, l’énorme porte s’ouvrit de l’extérieur, sans bruit et sans se presser. Je soupçonnai cette dernière d’également s’activer de façon électronique, d’où l’absence de poignée. Avant que j’arrive à voir quoi que ce soit de l’autre côté, deux individus pénétrèrent dans ma cellule et virent se poster face à moi. Ils étaient tous deux d’origine asiatique, vêtus de vestons noirs, ouverts, de pantalons de même couleur et de chemises blanches sans cravate. Ils me toisèrent avec suffisance, mais ne m’adressèrent pas la moindre parole. L’un d’entre eux tenait un verre d’eau, l’autre un bol fumant débordant de viande en cubes, dont les effluves me firent saliver comme une bête errante. Derrière eux, une voix s’adressa à moi, la même qui venait de résonner entre ces murs quelques secondes plus tôt. Comme elle se rendit à moi sans l’intermédiaire d’un appareil électroacoustique, j’arrivai cette fois à discerner qu’il s’agissait d’une voix féminine. Féminine mais portante : — Gentil ver de terre bien docile. Tu fais bien d’obéir… Une ombre s’approcha d’un pas lent et lourd. On aurait juré celle qu’aurait projetée un gorille. — Permettez-moi de me présenter : je suis l’impératrice Badroulbadour. Ici… c’est chez moi. C’est moi qui mène et tu apprendras bien assez vite que tu as tout intérêt à marcher au pas lorsque j’en donne l’ordre. Elle s’immobilisa entre ses deux sbires, qui lui arrivaient tous deux aux épaules, et me fixa à son tour. Oubliez le gorille, j’aurais dû choisir le grizzly. Également asiatique, elle avait de longs cheveux noirs, soigneusement tressés et ornés de mille et une breloques dorées. Son énorme visage, dissimulé sous d’incalculables couches de maquillage, était celui d’un horrible crapaud bien gras, aux faux cils blancs et élancés. Elle revêtait une longue robe jaune safran aux bordures argentées dont le décolleté plongeant exhibait un peu trop son énorme poitrine flasque. — Wallace… donne-lui à boire. Une moitié de verre, seulement !
Wallace ? m’étonnai-je en silence. L’homme à ma gauche obéit sur-le-champ. Il franchit les deux pas de distance qui nous séparaient, posa à mes lèvres le verre qu’il transportait et s’assura que pas plus de la moitié du liquide clair ne me soit servi. L’eau était tiède, mais je ne m’en formalisai guère. Malgré la sécheresse qui régnait dans ma gorge, je m’efforçai d’avaler de petites gorgées, prenant bien soin de ne pas en renverser une seule goutte. — C’est assez ! ordonna sévèrement le batracien-sumo en robe. Maintenant, à ton tour, Steven. Celui qui se faisait appeler Wallace reprit sa place. Ce fut alors au tour de son compère de s’approcher, le bol d’alléchant ragoût toujours entre ses mains. À l’aide de baguettes de bois coincées entre ses doigts, il cueillit un morceau de viande et le déposa sur ma langue. Des vagues d’ail et de paprika déferlèrent alors sur mes papilles gustatives, tandis que mes molaires déchiquetèrent le bœuf avec empressement. C’était chaud, mais pas brûlant. C’était divin ! Contrairement à l’eau, quelques instants plus tôt, me contrôler fut impossible. Quelques mâchouillements seulement et j’avalai déjà le morceau, ouvrant bien grand la bouche, réclamant le suivant. — Assez ! trancha celle qui se prétendait impératrice. — N… non, attendez ! Je meurs de faim, protestai-je en voyant le bol fumant s’éloigner. S’il vous plaît ! J’ai fait tout ce que vous avez demandé. — Tout ça c’est ta faute, petit asticot, me fis-je réprimander en me faisant pointer durement du doigt. Soixante-quatre secondes. Voilà le temps que tu as mis à obéir, alors que j’ai clairement spécifié que ne tu disposais que de soixante. Je te l’ai dit, déjà : faut pas me faire chier ! Jamais faut me faire chier… Parce que si tu décides de me faire chier… Sans rompre le visuel que nous partagions, elle recula lentement. Mon cerveau reproduisit mentalement le son aigu qu’émettent les camions d’ordures lorsqu’ils font marche arrière. Elle ne s’arrêta qu’une fois à quelques centimètres de la cuvette. Comment faisait-elle pour ne pas être affectée par l’odeur immonde ? Son odorat devait l’avoir abandonnée depuis longtemps. Quoi qu’il en soit, pour ma part, c’était plutôt la vue que j’aurais souhaité perdre en apercevant ma gargantuesque hôtesse remonter sa robe jusqu’à son nombril,
dévoilant sans gêne ni scrupule ses énormes cuisses mollasses et un pubis dont les dimensions, la pilosité et l’hygiène auraient facilement pu le faire er pour un tapis d’entrée. Son vêtement coincé entre ses coudes et ses hanches, elle s’écarta les fesses, puis les posa sur le siège, sans se soucier que ce dernier fût déjà maculé d’excréments. — Mais… qu… qu’est-ce qui se e ? murmurai-je, mettant en doute le réel de la situation. Une série d’affreuses grimaces accompagnèrent un concert de flatulences et de diarrhée. De nouveau, mes narines et mon estomac furent durement mis à l’épreuve par l’odeur inable qui envahit la pièce. Pendant que je luttai pour ne pas régurgiter la précieuse eau que je venais d’ingérer, je surpris la main de Wallace glisser discrètement vers l’intérieur de sa cuisse, jusqu’à son membre viril, devenu aussi ferme qu’une poivrière. — Quoi ? Ben voyons donc, câlice ! réussis-je à exprimer fermement. Vous êtes qui, vous autres ? Je suis où, sacrament ? Les lèvres du crapaud aux cils blancs s’étirèrent d’un bout à l’autre de son visage crispé par l’effort. D’entre ces mêmes lèvres s’échappa ensuite un long rire gras et saccadé qui contracta son abdomen dodu et engendra une série de flatulences plus sonores et pestilentielles que jamais. Wallace accentua aussitôt les frottements sur sa verge. — Aux portes du paradis, petit ver de terre… Tu es aux portes du paradis ! Sa besogne terminée, l’impératrice se dressa et se recouvrit les jambes de sa robe, omettant sciemment l’étape essentielle consistant à s’essuyer le trou de balle. Dès qu’elle fut de nouveau sur ses jambes, Wallace cessa illico sa petite affaire. Malgré l’imibilité de son visage, je pouvais sentir la frustration qu’engendrait son échec d’avoir atteint l’orgasme. — Soixante secondes, me sermonna Badroulbadour en quittant la pièce sans même m’adresser un dernier regard. La prochaine fois, j’ose espérer que tu pourras faire mieux. Steven ! Tu sais ce qu’il te reste à faire. Pendant que Wallace se lança aux trousses de sa maîtresse d’un pas rapide, s’éloignant avec mon précieux verre d’eau, le second sbire se dirigea plutôt vers la chiotte fétide. Mon cœur se pressa dans ma poitrine comme une vieille lavette
que l’on tord lorsque je l’aperçus étirer le bras qui tenait le bol de nourriture audessus du cabinet souillé. Non ! Par pur réflexe, je m’élançai brusquement vers l’avant pour l’empêcher de concrétiser son ignoble dessein. Bien entendu, les chaînes se tendirent et me clouèrent sur place. J’étais à la fois paniqué et fou de rage, ce qui ne manqua pas d’am cet enfoiré de Steven. Sa main pivota. Lentement. Puis, lorsque les premiers morceaux de viande sur le dessus se mirent à dégringoler, il redonna au bol sa position initiale. Toujours agenouillé, toujours furieux, je continuai de tirer en vain, jusqu’à m’en léser les poignets. Le salaud répéta son petit manège à deux, trois reprises, mais je savais que ce n’était qu’une question de temps avant qu’il ne s’exécute réellement. — Pourquoi tu es aussi agité ? Oh, je vois ! Tu es contrarié, me nargua-t-il avec son stupide accent. Tu trouves que le bœuf manque de goût, c’est ça ? Hummm ! Tu es une fine bouche, à ce que je vois. Permets-moi de te proposer notre spécialité maison… — NON ! m’époumonai-je. Trop tard. Impuissant, je regardai dégringoler le repas qui m’était destiné, avant qu’il ne s’écrase et ne soit englouti par l’amas de fiente macérant au fond de la cuvette. — Pour un maximum de saveur, on doit bien mélanger le tout, enchaîna le sbire en brassant énergiquement le contenu putride à l’aide de ses baguettes de bois. Bon appétit, mon ami ! J’espère que tu auras une pensée pour moi entre chaque bouchée. La tension dans mes bras s’évapora. Les chaînes s’assouplirent. Rien de tout ce qui venait de se produire sous mes yeux ne pouvait être vrai ! Pourquoi me faire subir d’aussi inhumaines tortures ? Je ne connaissais même pas ces gens. Qu’estce que je pouvais bien foutre ici ? Pourquoi moi ? En proie à un élan de frustration, j’abattis mes poings contre le sol. J’entendis alors Steven s’éloigner en ricanant, satisfait de la réaction qu’avait engendrée sa manœuvre. Pas plus de cinq secondes après que la lourde porte ne se soit refermée, mes poignets furent automatiquement libérés de leurs entraves.
J’étais si faible. Cette dernière poussée d’adrénaline venait de me vider physiquement, tandis que Jabba the Hutt et ses deux larbins venaient de piétiner à gros coups de souliers à crampons ce qui restait de mon désir de me battre. J’avais maintenant le choix entre me laisser crever de faim, ou survivre une journée ou deux de plus en me nourrissant de cubes de viande recouverts de merde, pêchés directement dans la toilette de ma cellule. Tandis que mon esprit hissait faiblement le drapeau blanc, je surpris mon corps malingre à ramper, sans pourtant lui avoir ordonné quoi que ce soit. Animé par l’impérissable volonté de retourner vers ma famille, j’usai de mes forces restantes pour me traîner malgré moi jusqu’au bol. Lorsque je l’atteignis, j’eus la présence d’esprit de maintenir mon nez au ras le sol, à la fois pour ne pas l’exposer de trop près à la source pestilentielle, mais également afin d’éviter tout visuel. Moins mes sens allaient être sollicités, meilleures allaient être mes chances de traverser cette abominable épreuve sans dégobiller. — Tabarnak…, blasphémai-je en sanglotant, une main appuyée contre le sol, l’autre prête à effectuer une première pioche immonde. Après un bref moment de réflexion, j’optai pour une fouille expéditive plutôt que progressive et hésitante. Aussi bien tirer sur le plaster d’un seul coup et en finir au plus vite ! Dès que ma paume entra en avec la couche visqueuse enveloppant la masse fécale, mes doigts se refermèrent sans aucune délicatesse et s’emparèrent d’un échantillon qu’ils s’empressèrent de tamiser vulgairement comme s’ils pianotaient. À force d’éplucher la matière poisseuse, ils réussirent à en exhumer deux particules solides d’environ le double en volume d’un dé à jouer. Je retins mon souffle, pendant que je les frottais contre le sol afin de racler la merde dont ils étaient enduis. J’avais si faim ! Pense à rien… Pense à rien…, m’ordonnai-je, feignant d’ignorer que le plancher sur lequel je récurais ma nourriture devait être presque aussi dégoûtant que la toilette elle-même. Avant que l’étreinte de la honte ne me compresse davantage le cœur, je glissai un premier morceau au fond de ma bouche. En le broyant à toute vitesse, mes molaires en libérèrent un mélange d’urine et d’eau souillée. L’infecte liquide se rependit entre mes dents, sur et sous ma langue. Les parfums pestiférés qui en
émanaient s’insinuèrent dans ma gorge et remontèrent jusqu’à mes cavités nasales. Mon estomac se tordit pour la énième fois, ne parvenant qu’à n’évacuer une faible bile, que je ravalai en même temps que ma bouchée. Le morceau flotta un moment dans ma gorge, ne sachant trop s’il lui fallait descendre ou remonter. J’avais l’impression d’avoir croqué dans une couche de bébé pleine. Pense à rien, insistai-je. Lentement, la viande finit par glisser. Pendant ce temps, j’essuyai les larmes qu’avait occasionnées ce dernier haut-le-cœur. Je tentai d’avaler le suivant tout rond afin d’éviter un scénario identique. Ce fut un lamentable échec. Au final, je dus me résigner à le broyer également. Ma main replongea ensuite dans l’amas d’excréments. Mes doigts creusèrent jusqu’en son centre encore chaud, où ils décelèrent un nouveau morceau dont ils s’emparèrent. Après l’avoir soumis au même procédé de « nettoyage » que les autres, j’y mordis également, seulement pour comprendre qu’il ne s’agissait pas de l’un des cubes de bœuf que l’on m’avait préparé, mais plutôt un aliment impossible à identifier, ayant été préalablement ingéré et digéré par l’impératrice. De nouvelles larmes se mirent alors à affluer, celles-ci d’humiliation. J’avais atteint le fond du baril ; la quintessence de la déchéance humaine.
Chapitre 18
« When I wake up early in the morning… » Le sol s’ouvrit sous mes pieds et je me retrouvai en chute libre, quittant le monde des rêves à une vitesse vertigineuse pour aller m’écraser plusieurs centaines de mètres plus bas, dans l’enfer qu’était devenue ma réalité quotidienne. Mes mains montèrent jusqu’à mon visage et caressèrent mes joues. Ah ! Ma barbe se voulait d’une respectable longueur. Il s’était donc é plusieurs jours depuis ma dernière visite. Ou… peut-être pas, en fait… Au début de mon incarcération, la longueur de ma barbe était le seul moyen que j’avais trouvé pour mesurer le temps qui s’écoulait. Puis, soudainement, mes kidnappeurs s’étaient mis à me raser lorsqu’ils venaient me nourrir et s’am. Il leur était même déjà arrivé d’utiliser un rasoir sans lame. Je finissais chaque fois par me demander si je n’avais pas tout simplement halluciné leur présence, ou si une semaine entière ne s’était pas écoulée le temps que je cligne seulement des yeux. Je n’avais jamais été aussi près du gouffre de la folie. Sans me presser, je m’assis en tailleur et retirai la paille qui s’était infiltrée dans le col de ma chemise durant mon sommeil. Phénomène de plus en plus fréquent, surtout lorsque j’avais été en proie à des rêves agités. Je ne dormais plus directement sur le sol depuis longtemps. Mon odorat n’était plus affecté par les odeurs répugnantes dont j’étais entouré en permanence, et avant longtemps, la paille moisie avait fini par m’apparaître comme une option bien plus séduisante que le plancher en pierre. Ce dernier me servait plutôt de vaisselier, puisque c’était sur le sol qu’était déversée toute ma nourriture. La plupart du temps. Depuis l’incident de la cuvette, à mon arrivée, pas une seule fois je n’avais excédé le délai qui m’avait été accordé pour m’enchaîner docilement. Cela n’avait cependant pas empêché l’impératrice Badroulbadour de céder à l’envie de me persécuter à chacune de ses rares visites, autant physiquement que mentalement. Lors de notre dernière rencontre, elle s’était contentée de cracher dans mon plat. Grosse idiote… Comme si je pouvais en avoir quoi que ce soit à
foutre à ce stade-ci. Durant les moments où je n’étais ni endormi, ni en crise de délire, je m’efforçai de trouver une façon de m’évader. Jusqu’ici, je n’avais toujours rien de concret et ce n’était qu’une question de temps avant que l’espoir ne suive les traces de ma dignité et ne me quitte à son tour. Avec toute la grâce et la dextérité d’un mort-vivant, j’effectuai mon rituel de réveil, consistant à faire machinalement le tour de la pièce et en scruter les moindres recoins. On entend souvent l’expression qui affirme que la folie est de faire la même chose sans arrêt en espérant obtenir des résultats différents. J’étais devenu la preuve vivante de la véracité de cette théorie. Je n’en étais toujours qu’à l’examen des barreaux me séparant du téléviseur – étape par laquelle je débutais systématiquement mes fouilles – lorsque les hautparleurs grinchèrent faiblement, signe que l’on allait sans tarder s’adresser à moi. Par le plus pavlovien des réflexes, j’orientai aussitôt mes pas vers les chaînes. — Vous connaichez la procédure, mon ami. Vous avez une minute à partir de maintenant ! Je m’étais déjà installé dans le coin de ma cellule, chaînes aux poignets, bien avant que mon interlocuteur ne termine sa phrase. J’avais reconnu la voix qui venait de m’interpeller. Et cela n’augurait rien de bon. Professeur Chi-Chi… c’est ainsi que je me plaisais à le nommer. Âgé, plusieurs dents manquantes, court sur pattes, mais étonnement robuste. Il excellait dans un domaine bien particulier ; celui d’infliger d’inconcevables douleurs. Chaque fois où sa voix – et non celle de Steven – retentissait dans ma cellule, je savais immédiatement que je m’apprêtais à souffrir atrocement. Ding ! La porte s’ouvrit. Sans surprise, le professeur Chi-Chi entra le premier, suivi de près par Badroulbadour et un autre de ses hommes. Cette fois, Chi-Chi avait jeté son dévolu sur une longue tige de bambou. Pour être honnête, je n’avais pas pu m’empêcher de rire dans ma barbe à la vue de cet objet rudimentaire, la première fois qu’il l’avait apportée avec lui.
Particulièrement après avoir goûté aux caresses de son bistouri, ou encore aux baisers de son pistolet Taser. Je m’étais toutefois rapidement aperçu qu’entre les mains expertes d’un spécialiste comme Chi-Chi, tout objet devenait symbole de souf. Adoptant une posture digne des soldats de la Garde royale britannique, il prit place à mes côtés, attendant de recevoir les directives de sa gargantuesque maîtresse. Comme à chacune de ses dernières visites, elle n’était vêtue que d’un peignoir de bain d’un rouge agressant. — Je suis certaine que tu t’es beaucoup ennuyé de moi, me lança-t-elle en dénouant le simple cordon retenant sa robe de chambre. Moi, je me suis vraiment ennuyée de toi… Mes prières furent ignorées et le peignoir s’ouvrit. Comme j’étais agenouillé, je me trouvais à la hauteur de ses énormes cuisses velues. Par réflexe, j’élevai la tête. Mauvaise décision. Tout juste au-dessus de son nombril pendaient les deux montgolfières dessoufflées lui faisant office de seins. Ils étaient reliés entre eux par une fine chaîne dorée dont chaque extrémité était agrafée à l’un de ses mamelons. Pendant qu’elle faisait glisser la robe de chambre jusqu’au sol et se positionnait à quatre pattes, son figurant de la semaine terminait lui aussi de se dévêtir entièrement. — Je me sens particulièrement coquine aujourd’hui. N’hésite surtout pas à d’un peu plus de force que d’ordinaire. — Tout che que vous voudrez, maitrèche ! Chi ! Chi ! Chi ! s’esclaffa le vieillard. Sous le regard affamé de Badroulbadour, Chi-Chi saisit son bâton à deux mains, scrutant mon corps de haut en bas à la recherche d’un endroit spécifique à meurtrir. Son choix s’arrêta finalement sur mon foie, qu’il cingla d’un élan précis. La douleur que j’exprimai plissa de satisfaction les yeux de l’impératrice, satisfaction qui fut décuplée quelques secondes seulement plus tard, lorsque son amant sans nom la pénétra par derrière. Ce dernier aurait d’ailleurs mérité une médaille pour avoir réussi à localiser son vagin sans avoir eu recours à Google Map. — Qu’est-che qu’il y a ? On appréchie pas mes petits coups de bâton ? Chi ! Chi ! Chi !
Ce rire… J’aurais volontiers troqué ma fortune en échange de l’opportunité de pouvoir briser les dents restantes de mon bourreau. Mais je préférais prétendre être ailleurs. Attendre que la douleur s’estompe. « Please, don’t wake me, no, don’t shake me… » — Frappe-le encore ! Plus fort ! Au visage, cette fois ! Badroulbadour haletait déjà. L’écho des claquements occasionnés par le des cuisses de son amant contre ses fesses se répercutait partout dans la pièce. Le bâton de Chi-Chi s’entrechoqua avec force contre ma joue, immisçant une fausse note dans leur tempo répugnant. Des milliers d’aiguilles incandescentes me percèrent l’épiderme et m’enflammèrent la moitié du visage. Du sang s’accumula dans ma bouche. En en crachant une partie, un bruit de succion s’ajouta aux claquements réguliers que j’entendais. L’impératrice mouillait d’excitation. — Continue ! Frappe-le ! se mit-elle à mugir. Frappe-le dans les couilles ! Avant d’avoir pu réagir, l’extrémité du bâton vint s’écraser contre ma fourche. Le professeur Chi-Chi devait lui aussi se trouver dans un état d’excitation extrême puisque son coup – par le plus miraculeux des hasards – n’atteignit pas directement sa cible, mais plutôt le haut de ma cuisse. Afin de ne pas lui donner envie de se reprendre, je me cabrai vers l’avant, couinant comme s’il avait fait mouche. Je n’eus aucune difficulté à être crédible. — Ohhhh… Ohhhh… Badroulbadour utilisait l’une de ses mains pour tirer sur la chaînette agrafée à ses mamelons, geste qu’elle répéta à plusieurs reprises. L’évidente douleur engendrée augmentait l’amplitude de ses plaintes. Pour avoir vécu ce genre d’expérience à plus d’une reprise, je devinai qu’elle était sur le point d’atteindre l’orgasme. Derrière elle, son partenaire continuait de la marteler de généreux coups de bassin. — Ohhh… Il me faut une deuxième queue tout de suite ! Toi ! Enlève tes pantalons et approche ! C’est un ordre ! Décontenancé par cette sommation inattendue, le vieux Chi-Chi s’exécuta tout de même. Sans se débarrasser de son bâton, il se déshabilla de la taille aux
orteils en un temps record. Son sexe était déjà raide comme la tige de bambou qu’il utilisait. L’impératrice n’eut pas la moindre difficulté à l’engloutir entièrement. — J’ai jamais dit que tu devais arrêter, vieux con ! Et toi, continue de regarder ! formulèrent les lèvres dégoulinantes de Badroulbadour avant de se remettre au travail. Chi-Chi, le menton soulevé par toute l’extase lui montant au cerveau, se remit à frapper, sans précision ni conviction. Qu’avais-je donc fait au bon Dieu pour mériter un tel sort ? Le spectacle désolant s’étira deux, peut-être trois minutes de plus. L’espace entre chaque claquement s’écourtait, tandis que les râlements de part et d’autre gagnaient en intensité. Monsieur Anonyme se mit à râler dans sa propre langue. Il jouit finalement, dans une série de déhanchements emballés, comme s’il avait reçu une puissante décharge électrique après avoir inséré son pénis dans un transformateur. Ses cris d’exaltation eurent tôt fait de faire flancher le vieil homme qui, l’instant suivant, éjaculait sans retenue autour et dans la bouche de sa maîtresse. Satisfaite de sa petite sauterie, l’impératrice tira les muscles de ses joues pour former un sourire qui ne fut pas sans me rappeler celui du Grincheux, personnage du fameux conte du Dr Seuss. — Mhhhhh… miaula-t-elle en relâchant progressivement la tension qu’elle exerçait sur la chaînette. C’était exquis ! Comme d’habitude. Maintenant, vous savez ce qu’il vous reste à faire, vous deux : c’est l’heure de ma toilette ! Les deux hommes approuvèrent d’un signe de tête. Ils interchangèrent de place. Badroulbadour, elle, ne bougea pas d’un cheveu. Après m’avoir présenté son cul, l’amant s’assit sur ses talons. Sans qu’on lui fournisse davantage d’indications, il ouvrit la bouche et étira sa langue, qu’il utilisa pour lécher le sperme inondant le visage joufflu de l’impératrice. À l’autre extrémité du mammouth asiatique, ChiChi effectuait une corvée identique, s’assurant d’en nettoyer minutieusement la cavité vaginale à l’aide de tous les instruments que pouvait lui fournir sa propre bouche. Je préférais concentrer toute mon attention sur la douleur physique des coups que je venais de recevoir plutôt que sur eux. Combien de temps allais-je encore pouvoir er ce genre de torture ? Combien de temps avant qu’un miracle ne se produise, ou que mon esprit ne capitule pour de bon ? « After all, I’m only sleeping… »
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Le cri de famine que poussa mon ventre me permit de revenir à la réalité. Foutu ventre ! J’aurais préféré pouvoir errer parmi mes songes encore un peu. Ce creux dans mon estomac eut cependant pour effet d’activer en moi une alarme. On m’avait battu, humilié, abusé et j’en e, mais c’était la première fois – exception faite des premiers jours – que je ressentais les effets de la faim. Une faim intense. Comme le chien que j’étais devenu, j’explorai la pièce à quatre pattes, le nez embrassant presque le sol, à la recherche de nourriture que l’on m’aurait jetée durant mon sommeil. Rien. M’avait-on oublié ? Avait-on décidé de me laisser crever de faim ? Par réflexe, j’aillai me trainer jusqu’à la toilette. Peut-être m’avait-on réservé le même sort cruel que lors de mon premier repas entre ces murs. Rien du tout. Pas même un crouton de pain séché. Pas même une portion de bouffe en canne pour chat. Que dalle. Puis… la musique s’arrêta. D’un coup. Un vide étourdissant s’infiltra dans ma tête. J’avais l’impression de me retrouver au fin fond de l’océan, au beau milieu de la fausse des Mariannes, cerné par une vacuité infinie et un silence absolu. Libéré. Comme s’il venait de briser la chaîne qui le retenait prisonnier, comme s’il s’était purgé d’un poison aux propriétés sédatives, mon esprit retrouva une partie de ses sens. Désorienté par cette subite délivrance, mon premier réflexe fut de reculer jusqu’au mur, contre lequel je pourrais prendre appui. Toutefois, quelque chose m’en empêcha. Une simple sonnerie, que j’avais pourtant entendue des centaines de fois, il m’avait semblé : le carillon annonçant l’ouverture imminente de la porte de ma cellule. Ding ! — Non…, soufflai-je. Attendez, je… ma minute ! Ma minute…
Avec toute l’agilité d’un saumon traversant une autoroute à huit voies, j’enlignai mes pas vers le coin de ma chambre, là où se trouvaient les chaînes. — Att… attendez ! — Hé, pas si vite, mon bonhomme ! me cria-t-on avant que je ne les atteigne. Cette drôle de voix… je ne l’avais jamais entendue auparavant. J’obéis et tournai les talons. Devant moi se tenait un homme de courte taille, mais aux épaules et aux avant-bras proéminents. Son visage arborait une longue barbe hirsute, couleur poivre et sel, et ses cheveux – de même couleur – étaient ceux d’un homme des cavernes. La lumière qui brillait dans le corridor où il se tenait me permit de discerner les étincelles pétillant tout au fond de ses yeux bleus. Il semblait vraiment avoir é les derniers jours en brousse. En y repensant aujourd’hui, l’image que je dégageais à ce moment ne devait pas différer tant que ça de la sienne. — Prépare ta valise et assure-toi de tout avoir avec toi ! N’oublie surtout pas ta brosse à dents et tes calcifs. Le taxi décolle et le compteur tourne, alors sors-toi la tête du fion et grimpe à bord du « J’encule-vos-mères Express » ! On fout le camp de ce trou !
Chapitre 19
— T… t’es qui, toi ? L’homme à la petite stature, armé jusqu’aux dents, s’aventura dans ma cellule et m’aida à me remettre sur pieds. Pendant qu’il s’approchait, je m’aperçus qu’il n’était pas seul. Dans le cadre de porte, les silhouettes de deux autres individus tout aussi malpropres se dessinaient. La première était celle d’un gaillard au crâne rasé. Sa barbichette grisonnante et touffue n’arrivait pas à dissimuler les grimaces de douleur que produisait la bouche qu’elle encerclait. Un cerne vermeil s’était formé au bas de son ventre, alimenté en sang par la blessure que sa main droite pressait dans le but de ralentir l’hémorragie. En dépit de son état, il était armé et ne semblait pas être le genre de type à qui on avait intérêt à chercher noise. Avec lui, une femme de taille moyenne, aux longs cheveux magenta. Elle mâchouillait bruyamment une gomme et semblait curieusement amusée par la situation. J’ignorais ce qu’elle avait bien pu raconter au blessé pendant que la porte s’ouvrait, mais le rire hystérique que sa propre histoire provoqua me fit froid dans le dos. Cette femme était-elle cinglée ? La scie à chaîne qu’elle tenait à la main me fit croire que c’était le cas. Tous les trois étaient vêtus de pantalons et de vestons noirs ainsi que de chemises blanches, comme tous les hommes de main de l’impératrice. — Je suis… le prince charmant, venu vous délivrer de votre sombre donjon, m’annonça d’une voix courtoise le petit barbu en m’enlaçant. Quittons cet endroit maudit, vous et moi, sur le dos de mon fidèle destrier. Et je vous ferai plein de jolis bébés ! — On a plus le temps, major ! On doit foutre le camp, s’impatienta le blessé. — Major ? répétai-je. — C’est exact ! Major McLaurin, me confirma mon visiteur en me lâchant. Aviation royale canadienne ! Celui avec un trou dans le buffet, c’est le caporal
St-Georges ! L’autre n’est ni plus ni moins que la femme la plus dangereuse de l’univers : la lieutenante Vézina ! — Appelle-moi Maude ! me lança la femme aux cheveux colorés en faisant éclater une énorme bulle avec son chewing gum. — L’Armée canadienne a été dépêchée pour me sortir d’ici ? Ça a aucun sens, dis-je en secouant la tête. — Einnnnnnnn ! s’écria McLaurin en croisant ses bras devant sa poitrine. Désolé, bonhomme, mauvaise réponse ! On vient pas juste d’arriver ; on s’évade nous aussi ! En bons voisins que nous sommes, on a cru bon venir frapper à ta porte. Je regarde ta tête : un peu d’air frais te ferait le plus grand bien ! Allez, hop ! Foutons le camp d’ici ! Il agrippa mon bras et me tira hors de mon cachot. Nous âmes entre StGeorges et Vézina, qui allaient couvrir nos arrières, puis nous enfonçâmes dans le couloir. L’endroit avait un aspect de vieille taverne datant du Moyen Âge. Les murs étaient constitués de pierres rondes, tandis que des arcs de bois soutenaient le plafond au-dessus de nos têtes. De vieilles caisses de bois, des amas de paille et une série d’ampoules grésillantes complétaient le portrait. Comme le corridor que nous traversions tournait sans cesse vers la droite, je devinai qu’il formait un cercle parfait et ne comptait vraisemblablement qu’une unique sortie. — Depuis combien de temps je suis ici ? finis-je par demander. — Ahhhhh, le temps ! « Le temps qui va, le temps qui sommeille, le temps sans joie, le temps des merveilles… » Si facile d’en perdre la notion dans un endroit comme celui-ci, pas vrai ? On s’écarte un peu le fion pour larguer une caisse et pouf ! Deux semaines ent, juste comme ça ! Quoi qu’il en soit, en ce qui nous concerne, nous sommes coincés ici tous les trois depuis un bon… Performant une imitation dangereusement convaincante de Dustin Hoffman dans son rôle de Ray Babbitt – du film Rain Man –, McLaurin se mit à calculer mentalement à une vitesse fulgurante tout en marmonnant. — Sept mois, quatre jours, onze heures et des poussières, répondit-il d’une voix robotique. Donc, depuis un peu moins longtemps que toi, d’après ce que j’en déduis.
J’accusai le choc si brutalement que je faillis m’effondrer en marchant. Plus de sept mois ? Était-ce possible ? — Pour l’instant, on ne sait toujours pas grand-chose de cet endroit, précisa Vézina. Seulement qu’ils gardent des prisonniers captifs dans le but de s’am, puis qu’ils sont armés et dangereux ! — Pas aussi dangereux que nous ! grogna St-Georges. — Ah, ça non ! Ha ! Ha ! Ha ! s’esclaffa McLaurin d’une voix presque démentielle. Parlant de danger… Tiens, prends ça ! Sans que nous ne prenions la peine de nous arrêter, il me tendit le fusilmitrailleur qu’il maintenait sous son bras à l’aide d’une ganse de nylon lui ant sur l’épaule. — Ça, mon bonhomme, c’est un Type 81 LMG. Chargé et prêt à dégommer. Méfie-toi, ça crache ! Mon premier réflexe fut de m’assurer que le cran de sûreté avait été retiré. Lorsque je pris pleinement conscience que je tenais une arme létale, une redoutable assurance gonfla ma poitrine et envahit chaque cellule de mon corps. J’allais enfin quitter ce lieu cauchemardesque. Quiconque allait se mettre au travers de ma route le paierait de sa vie. — Merci… mais, ça sort d’où toutes ces armes-là, exactement ? demandai-je d’une voix basse, prenant soudainement conscience de tout le boucan que nous faisions. — D’eux, répondit Vézina. Le major s’est évadé le premier et a liquidé les deux gardes dans sa cellule. Il s’est armé et est venu nous libérer, St-Georges et moi. Ensemble, on a rasé tout l’étage. On a piqué leurs fringues, puis on est partis à la recherche de survivants. — Il ne reste plus qu’une seule suite à visiter et on peut quitter ce cinq étoiles. La bouffe est bonne, mais l’ambiance laisse à désirer… je prévois lui accorder quatre sur cinq sur Yelp ! Ha ! Ha ! Ha ! Ha ! — Pourquoi vous parlez aussi fort ? ne puis-je m’empêcher de demander. Vous avez pas peur qu’on nous entende pis qu’on s’aperçoive de notre fuite ?
— Peur ? Mais mon pauvre garçon, on espère que ça, nous, se faire entendre ! YIIIIIIHA ! s’écria-t-il en criblant le plafond de plusieurs coups de feu à la Yosemite Sam. De mon avant-bras, je protégeai mes yeux des débris de bois et de pierre que les tirs faisaient éclater au-dessus de nos têtes. Nous mîmes peu de temps à atteindre la dernière cellule. Vézina fouilla dans la poche de son pantalon et en ressortit un étrange dispositif tout noir, de la taille d’un téléphone cellulaire. Sans qu’on lui commande, elle y fit habilement danser ses pouces. Peu de temps après, le carillon qui m’avait tiré du sommeil un nombre incalculable de fois résonna et l’ouverture automatique de la porte s’activa. Avant même d’avoir pu y observer quoi que ce soit, je sus que l’aide inespérée que nous apportions arrivait trop tard, puisque j’y sentis l’odeur de la mort. Le major, qui la renifla lui aussi, nous priva donc d’une nouvelle répartie colorée. Il s’aventura tout de même à l’intérieur, cherchant à ce que ses yeux lui confirment ce que ses narines savaient déjà. Face au mur de gauche, le corps d’une femme reposait à genoux, le dos légèrement braqué vers l’arrière, la tête inclinée vers l’avant. Elle avait les bras déployés de chaque côté de son corps. De larges plaies ovales lui creusaient les poignets, comme si un ours affamé les avait mordus à pleines dents. Ses longs cheveux formaient un rideau doré derrière lequel elle s’était réfugiée pour y exhaler son dernier souffle. Son sang s’était déversé à fort débit partout autour d’elle ; le plancher en était recouvert. — Oh… bordel ! jura McLaurin en dégageant les cheveux qui lui obstruaient le visage. Je pouvais facilement deviner que le major n’était pas le genre d’homme qu’on pouvait aisément déstabiliser. Toutefois, en dépit du fait que son cœur avait cessé de battre depuis belle lurette, cette pauvre inconnue y était parvenue. De son nez jusqu’à son menton, sa peau était peinte de son propre sang desséché. De sa bouche à demi ouverte saillaient quantité de lambeaux de chair nécrosée et de filaments veineux, la plupart coincés entre ses dents. À défaut d’avoir pu mettre la main sur un quelconque objet qui aurait pu lui permettre d’abréger son calvaire, elle avait atteint un tel niveau de désespoir qu’elle avait décidé d’en finir de la seule façon qui s’offrait à elle : s’ouvrir les veines en les sectionnant avec ses propres dents.
— On dirait qu’il y a de quoi d’inscrit sur le mur, fis-je remarquer au major. De l’angle où je me situais, il m’était impossible de voir ce dont il s’agissait et il était hors de question que je me risque davantage à l’intérieur. L’idée de m’y retrouver enfermé m’effrayait beaucoup trop. — « Les moments magiques d’aujourd’hui sont les souvenirs de demain », lut McLaurin sur un ton solennel. La pauvre bougresse a utilisé son propre sang pour l’écrire. — C’est regrettable, mais si on veut qu’il y ait un demain pour nous, mieux vaudrait ne pas traîner. On ne peut plus rien pour elle. St-Georges et moi approuvâmes. — Désolé du retard, ma belle, s’excusa tout bas le major en embrassant le front de la défunte. On se connaissait pas, toi et moi, mais je compte bien expédier une bonne quantité de ces guignols de ton côté en sortant d’ici. Tu auras toute l’éternité pour leur en faire baver ! Nous quittâmes la pièce. Pour ce dernier droit, la lieutenante et le caporal prirent la tête. La sortie…, me répétai-je en boucle. Chaque pas que j’effectuais m’en rapprochait. — Là ! s’écria St-Georges en pointant devant lui avec son arme. La porte ! Mon cœur s’affola. Nous y étions enfin ! J’allais bientôt quitter ce repère infernal et personne n’allait m’arrêter. Surtout pas alors que j’étais entouré d’une équipe de militaires aussi dangereux que mentalement instables. Cette opinion que j’avais d’eux se renforcit, d’ailleurs, en apercevant la pile de cadavres ennemis – une dizaine en tout – étalés pêle-mêle près de la porte tant convoitée. Parmi eux, trois étaient nus comme des vers. — C’est l’heure de nous faire une jolie parade de mode, me confirma McLaurin. Tu as trente secondes pour changer de froc ! Ça risque d’être difficile de er inaperçus si l’un de nous semble tout droit sorti du film Jumanji ! J’obtempérai illico. J’étais devenu accoutumé aux ultimatums. Coup de chance : le premier corps à me tomber sous la main paraissait avoir une
morphologie similaire à la mienne. Vingt secondes plus tard, j’avais enfilé pantalons noirs, veston et chemise blanche. Quand on remercie le ciel d’avoir la chance de mettre les vêtements d’un homme mort, ça en dit long sur notre situation…. — Ton nouveau look te va comme un gant, me complimenta le major. À partir de maintenant, tu seras Mister Pink ! Cette dernière répartie faisait bien entendu référence au classique Reservoir Dogs, de Quentin Tarentino, film dans lequel les personnages principaux étaient vêtus de manière identique à la nôtre. Je m’apprêtais à lui demander si je ne pouvais pas plutôt être Mister Purple, lorsque de puissantes frappes se mirent à résonner ; quelqu’un tentait d’ouvrir la porte de l’autre côté. On entendit une voix étouffée s’échapper d’entre l’amas de corps, ponctuée de timbres sonores aigus. On tentait d’entrer en communication avec les gardes décédés via un walkie-talkie que personne ne voyait. Bientôt, la voix comme les coups devinrent de plus en plus agressifs. La route vers la liberté allait être pavée d’encore plusieurs autres macchabées. — Je nous mets une petite ambiance pour la fête ? demanda Vézina en pianotant à nouveau sur le dispositif volé qui semblait contrôler tout ce qu’il y avait d’électronique dans la place, pendant que les autres s’assuraient que leurs armes étaient bien chargées. — N’importe quoi sauf les hosties de Beatles… — C’est drôle, j’ai comme l’impression qu’on va avoir droit à du Sepultura ! commenta St-Georges, dont le teint commençait à blêmir en raison de tout le sang qu’il avait perdu. Pour toute réponse, la lieutenante lui souffla un baiser en même temps qu’elle appuyait sur « Enter ». Pendant que d’étranges sifflements de cigales se mirent à nous encercler, nous nous alignâmes devant la porte – bien plus frêle que celles des cellules –, armes en joue. La chanson Roots, Bloody Roots du groupe brésilien explosa des haut-parleurs dont tout l’endroit paraissait truffé, moment que choisit le major pour donner son signal. Vézina acquiesça. Ding ! La barrière électromagnétique empêchant la porte de s’ouvrir s’évanouit. Tel un
troupeau d’Américains à l’ouverture d’un Best Buy au Boxing Day, un groupe d’hommes de main agglutinés de l’autre côté surgit dans le corridor. La troupe fut immédiatement accueillie par un bruyant feu d’artifice. « Roots, bloody roots ! » Le sang fusa dans toutes les directions tandis que les douilles s’accumulaient à nos pieds. Les gardes au front virent leurs corps être réduits en bouillie, forçant ceux toujours en vie à faire marche arrière. McLaurin et St-Georges tombèrent rapidement à court de munitions. Pendant que je continuais de tirer dans le tas comme un véritable enragé, le major rechargea son arme, tandis que le caporal dégoupilla deux grenades simultanément ; un anneau dans l’index, l’autre autour du majeur. — Attention, ça va péter ! Son lancer effectué, nous nous collâmes dos au mur, par paires, de chaque côté de l’ouverture. Le souffle engendré par les explosions simultanées balaya dans le corridor autant de détritus que de pièces humaines détachées. — Tous en selle, mes poulets ! C’est l’heure du rodéo ! Yiiiiiiiiiha ! McLaurin et St-Georges entrèrent les premiers, tirant sur tout ce qui avait des yeux bridés. Je les suivis aussitôt, enjambant les cadavres des gardes que nous venions de poivrer. J’atterris dans une vaste salle aux allures d’un petit entrepôt, mais au plafond plutôt bas. Comme nos ennemis s’étaient mis à riposter, je pris couvert derrière une énorme caisse de bois. Vrai que pour l’instant, cette réplique se voulait plutôt timide, mais il s’agissait tout de même de vraies balles. Un détail qui ne sembla nullement refroidir les ardeurs de Vézina, dont le moteur de la tronçonneuse s’était mis à ronronner derrière moi. Profitant du fait que toute l’attention était tournée vers ses deux compagnons, elle longea le mur à droite à toute vitesse afin d’aller prendre ses ennemis à revers, sa tignasse mauve flottant derrière sa tête. Je crus même l’entendre – à travers toute la cohue qui régnait – pousser un rire démentiel en s’éloignant. Je pris position, appuyant mon arme sur la caisse me servant de planque, et la couvris. D’une pression soutenue de l’index, j’abattis l’un de ces salauds, dissimulé parmi un attroupement d’horribles mannequins démembrés, rassemblés près de l’endroit vers où se dirigeait la militaire enragée. Une bien modeste contribution, comparée au carnage perpétré par McLaurin et St-Georges
plus loin. — Renseignez-vous donc sur les gens avant de les séquestrer, bande de p’tites bittes ! s’égosilla le petit homme barbu en faisant éclater la mâchoire d’un type à l’aide d’un tir précis. Pendant ce temps, St-Georges venait de briser le cou à mains nues d’un garde qui s’était sournoisement glissé derrière le major. Malgré leur supériorité en nombre, nos ravisseurs tombaient comme des mouches. À l’autre bout, des hurlements glaciaux se mirent à accompagner d’impressionnants gisements sanglants. La tronçonneuse de Maude ne ronronnait plus ; elle criait de satisfaction ! Je profitai donc de la commotion occasionnée pour abandonner ma caisse et me traîner discrètement jusqu’à une vieille civière, puis de là, derrière un immense coffre à outils dont il était impossible de deviner la couleur tant il était grignoté par la rouille et l’usure. Parmi la pile d’instruments y trônant, j’empoignai une petite masse que je glissai à ma ceinture. Dans l’éventualité où je devrais me retrouver à court de munitions, au moins, j’aurais toujours de quoi me défendre. D’où j’étais, je pouvais apercevoir deux issues : un escalier au beau milieu du mur devant moi, tout au fond, ainsi qu’une sorte de porte battante munie d’une minuscule fenêtre encrassée à gauche, du genre celles que l’on retrouve dans les cuisines d’un restaurant. Ce fut précisément en posant mes yeux dessus que le major la franchit, pendant que St-Georges – qui avait changé de position avec une furtivité impressionnante – éliminait le dernier homme de main à descendre par l’escalier de trois balles en pleine poitrine. Mais pourquoi il ne va pas aider McL… Des coups de feu accompagnés d’éclairs lumineux en provenance de l’autre côté de la porte. Du sang éclaboussant la fenêtre insalubre. Des rires gras fusant en continu. Je m’étais trompé : McLaurin n’avait pas du tout besoin d’aide. Instinctivement, je dirigeai mes pas un peu plus au fond, à droite. C’était le dernier endroit où mes yeux avaient croisé le dernier membre de ce trio de
cinglés. J’étais persuadé que les tireurs ennemis ne devaient pas être plus de quatre ou cinq. Sentant la menace s’amoindrir, je progressai avec une méfiance allégée à travers cette brocante labyrinthique. Je serpentai entre les nombreux obstacles me séparant de mon alliée, ne laissant jamais plus que mes yeux et le dessus de ma tête émerger du dépotoir qui m’environnait. Tandis que les coups de feu s’espaçaient de plus en plus, la scie à chaîne, elle, tempêtait comme jamais. En contournant ce qui me sembla être un fauteuil de dentiste tout droit sorti d’un film d’épouvante, j’arrivai à enfin localiser Vézina, assise à cheval sur le torse d’un sbire. À deux mains, elle tenait son arme à la verticale, la lame inclinée vers le bas. Le visage déjà meurtri – traces d’un récent affrontement à sens unique –, l’homme fixait le funeste pendule se berçant au-dessus de sa tête, incapable de bouger un muscle. — Un… deux… j’vais t’crever les yeux. Trois… quatre… j’vais t’trancher les pattes. Cinq… six… j’vais t’percer l’appendice. Sept… huit… j’vais t’couper la bite. Neuf… dix… Oups ! Mes mains glissent ! Dans ce qui n’avait bien évidemment rien d’un accident, la tronçonneuse s’enfonça au beau milieu de son visage, excavant brutalement l’endroit où se trouvait son nez, sous une abondante pluie écarlate. Le dernier cri qu’il poussa mourut en même temps que lui. — T’as quelque chose sur le visage. Juste là ! se moqua Vézina en faisant pivoter la lame dans tous les sens, jusqu’à ce que la tête en entier ne soit plus qu’une purée d’os. Et de la purée humaine, elle en était recouverte. Complètement. Clic ! Maude releva la tête. Elle avait un revolver de braqué sur elle. L’index de son propriétaire venait tout juste d’appuyer sur la détente, mais coup de malchance pour lui, son magasin était vide. Vézina sourit. Elle se dégagea d’un vif bond, alors que l’autre recula de deux pas. Avec désinvolture, il se débarrassa de son arme obsolète. Il écarta le bas de son veston pour aller cueillir de sa main libre une épée – oui, une épée ! – qu’il avait d’accrochée à la ceinture. Un katana, ou quelque chose de semblable. Ce fut le moment que je choisis pour sortir de ma cachette et le mettre en joue. Une seule pression du doigt et c’était terminé. La militaire se rendit compte de ma présence. Sans même me regarder, elle pointa
l’une de ses paumes vers moi afin de m’en dissuader. — Laisse… je m’en occupe ! m’ordonna-t-elle en faisant éclater une nouvelle bulle de gomme. Va plutôt aider les autres. J’ai pas fini de m’am. Ils n’attendirent pas une seconde de plus et se ruèrent l’un sur l’autre. Vézina esquiva avec une facilité prodigieuse les deux premiers coups portés vers elle, malgré sa mobilité réduite en raison du poids de sa propre arme. Elle se pencha rapidement ensuite pour éviter d’être décapitée, pivota un tour complet sur ellemême en étirant les bras pour permettre à sa scie de lécher la cheville de son adversaire. La douleur fit plier les genoux de l’autre. Il se laissa choir par derrière, la peau du faciès bouillante de souf, et agrippa sa patte dégoulinante. Maude se trouvait déjà à côté de lui. Elle utilisa son pied à elle pour éloigner l’épée du blessé dans un premier temps, puis pour lui envoyer un coup dans les flancs en second. — Le truc quand on souffre autant, expliqua-t-elle en s’accroupissant au-dessus de son ventre, face à ses genoux, c’est de changer le mal de place. Poussant un nouveau rire machiavélique, elle fit crier le moteur de sa scie à trois ou quatre reprises, puis se mit à découper le corps sur un axe parfaitement symétrique en partant de l’entrejambe jusqu’au cou. Écœuré, je m’éloignai de la scène bien avant qu’elle n’en ait terminé avec son travail de boucherie. — Tu veux garder une des moitiés et être mon BFF ? l’entendis-je me demander. Je me contentai d’un simple mouvement de la main en signe de négation et m’éloignai finalement. — L’autre pièce est clean, annonça le major en revenant vers nous. — Tout est clean ici aussi. Mais il reste encore de la vermine tout en haut, grogna le caporal, le corps plié en angle droit comme s’il venait de courir un marathon, en pointant l’escalier derrière lui. Ils nous ont enfermés ici ! — On a une façon de sortir d’ici ? Hé, qu’est-ce qui se e ? Ta blessure s’est aggravée ? — L’issue est scellée par une double porte en bois massif. À l’horizontal, comme les trappes de caves. J’ai tout juste eu le temps d’apercevoir deux petites
ouvertures ; une pour nous voir, l’autre pour nous mitrailler ! expliqua StGeorges en ignorant la seconde question. — Ces portes-là, on peut en venir à bout ? demandai-je. — Laisse tomber les portes, ordonna froidement McLaurin. Montre-moi cette blessure. St-Georges hésita. — C’est un ordre, caporal ! Résigné, le blessé redressa péniblement le torse. La tension s’alourdit. Il avait été touché à deux autres reprises. Nous poussâmes tous un soupir d’accablement. — Avec des balles, non. Elles sont beaucoup trop solides. Mais avec ceci, par contre… Il fouilla dans son veston et en retira une grenade. — C’est ma dernière. — La porte est close. Si on la lance, elle va rebondir et nous revenir en pleine face, analysai-je naïvement. — Il n’a pas l’intention de la lancer, devina le major sur un ton grave. Un lourd silence s’installa. Les deux hommes eurent une discussion entière en échangeant un seul regard. Tout laissait croire que leurs chemins étaient sur le point de se séparer. C’est à ce moment qu’un objet métallique se mit à dégringoler dans les escaliers, rebondissant bruyamment, avant de rouler à nos pieds tout en laissant une longue traînée de fumée derrière. — Du gaz ! Je dois y aller ! Couvrant son nez avec le col de son veston, McLaurin s’empara de la bombe fumigène et l’envoya plus loin, non sans se douter que d’autres allaient très certainement suivre. — Non, attends ! Ils vont t’abattre comme un lapin avant que tu grimpes sur la
troisième marche ! s’interposa Vézina. — Non… pas si j’utilise ça ! argumenta St-Georges. Il se traîna jusqu’à l’amas d’objets hétéroclites le plus proche et en ressortit une valise toute faite de métal. Il s’apprêta à foncer vers l’escalier, mais le major s’interposa. Jusqu’à la dernière seconde, j’espérai qu’il tente de l’en dissuader. — J’aurais voulu que ce soit moi, déclara McLaurin en appuyant sa main contre l’épaule du mourant. — Vous êtes trop petit, major ! Les balles vous ent au-dessus de la tête ! Son supérieur éclata de rire et s’étouffa en inhalant une bouffée de gaz. — T’as toujours été un vrai fils de pute, St-Georges, toussota McLaurin en dégoupillant lui-même la grenade de son compagnon. — Garde-nous une place au chaud, Gabriel, réclama Vézina en l’embrassant sur la joue. On devrait pas tarder à te redre.
Chapitre 20
Des cris. Des coups de feu. Une explosion. Sans perdre un instant, McLaurin s’était lancé dans l’escalier, l’arme au poing. J’avais été plus rapide que Maude et l’avais suivi de près. En haut, tout était calme, à l’exception des râlements des quelques blessés. Deux, en fait. Déterminé à exterminer tous ceux responsables de la mort récente de son frère d’arme, le major se hâta de mettre une balle dans la tête du premier qu’il repéra. Je réussis toutefois à m’interposer à temps pour l’empêcher de réserver un sort identique au second. Vrai que je mourais d’envie de leur faire sauter la cervelle à tous, mais j’avais surtout besoin de réponses. Comme je me doutais que l’endroit devait toujours grouiller de cette sale vermine, je devais faire vite. — Comme le hasard fait bien les choses, me régalai-je en découvrant l’identité du rescapé. Ce bon vieux professeur Chi-Chi ! C’est moi ou tu rigoles un peu moins ? Gisant à mes pieds parmi les débris fumants, des fragments de grenades et de bois éclaté enfoncés dans l’épaule, les flancs et la jambe droite, le vieux bourreau me toisait avec mépris. L’os fracturé de son fémur saillait de sa jambe. Il aurait certainement semblé souffrir davantage si l’explosion ne l’avait pas autant sonné. Pour m’assurer d’obtenir son attention, je m’adressai à lui en glissant mon pouce dans l’un des trous dans son épaule. — Là, j’ai quelques questions à te poser. J’aime mieux t’avertir tout de suite, la patience faisait déjà pas partie de mes qualités avant d’être enfermé ici. Si jamais j’ai à répéter, je te jure que tu vas le regretter ! Il ne répondit rien, mais je savais pertinemment qu’il avait compris.
— Pourquoi on m’a enfermé ici ? Les yeux du professeur roulèrent jusqu’à l’épaule que je suppliciais, puis revinrent sur moi. Les grimaces de douleur qu’il exprimait se changèrent en un arrogant sourire que j’interprétai – avec raison – comme de la provocation. — Mauvaise réponse ! J’enroulai mes doigts autour de l’os ayant percé sa jambe et le tirai de toutes mes forces vers le bas. La peau du mollet se déchira davantage et la plaie ouverte s’élargit. — POURQUOI ? ! m’impatientai-je, ignorant totalement les hurlements de souf qu’il poussa. — L… l’impératriche… réc…réclame des nouveaux jouets. Elle t… t’a acheté. — Acheté ? À qui ? À QUI ? ! Chi-Chi tremblait. Sa jambe mutilée le faisait atrocement souffrir, et l’idée que j’y glisse encore une fois ma main le terrifiait. — Elle… achète de pl… plujieurs vendeurs. Chertains v… — Je me câlice ben raide des autres vendeurs ! LEQUEL M’A VENDU, MOI ? ! — Je… Perchonne connait chon vrai nom, souffla-t-il péniblement. Il che fait ap… appeler « Le Marchand ». Ch’est tout… c’est tout che que je chais… À la mention de ce nom, je posai mon regard sur le major. D’un hochement de tête, ce dernier me fit comprendre qu’il ignorait qui était ce « Marchand ». Insatisfait, j’approchai à nouveau ma main de l’os. — NON ! Non, je vous jure ! Che t… che type est un fantôme. P… personne ne chait qui il est… ni où le trouver. Ch’est lui qui c… communique avec ma maitrèche lorsqu’il a de la n… nouvelle marchandise à f… fourguer. Ch’est la vérité… McLaurin et moi échangeâmes un nouveau regard. Nous étions tous les deux d’accord : Chi-Chi ne mentait pas. Je me redressai et accordai au major le
privilège de lui trouer la cervelle. En sortant de la trappe, nous arrivâmes dans une sorte de grange, similaire à une écurie. Vézina, qui s’était chargée d’en garder l’entrée durant mon bref interrogatoire, nous fit signe que la voie était libre et que nous pouvions sortir. Sitôt le seuil franchi, une longue brise fraîche vint caresser mon visage. La première en plusieurs mois. Dehors, le ciel était couvert. Tant mieux. Comme je n’avais pas été exposé à la lumière du soleil depuis une éternité, sa clarté m’aurait à coup sûr aveuglé. Au pas de course, nous atteignîmes les arbres nous faisant face, une centaine de mètres devant. Une fois à l’abri tous les trois, nous pûmes constater que la grange de laquelle nous venions de sortir était en réalité annexée à une luxueuse résidence, ou plutôt un domaine, du genre que possèdent les acteurs les mieux payés de Hollywood. Quelques voitures étaient garées dans l’entrée. Aucun garde n’était visible. — On pourrait essayer de voler une voiture, proposai-je. Je me débrouille plutôt bien là-dedans. — Mauvaise idée, jeune homme ! La place est bourrée de caméras. Doit y en avoir jusque dans les trous de balle des écureuils ! Le plus on s’éloigne, le mieux ce sera, fais-moi confiance ! Nous nous éloignâmes du domaine, longeant la lisière du boisé. Comme cette dernière bordait un large sentier asphalté, il y avait de bonnes chances qu’il finirait par nous mener à une route, où il nous serait alors possible de demander de l’aide. Une dizaine de minutes plus tard, nos espoirs s’envolaient en fumée. — Mais qu’est-ce que… L’unique sentier nous avait menés jusqu’à une sorte de port, constitué d’un énorme quai central auquel étaient rattachés plusieurs petits quais de bois, tous inoccupés, à l’exception de celui du fond. Comme l’endroit nous parut désert, nous nous y risquâmes. — L’alarme a été sonnée, estima McLaurin. Les clowns qui gardaient cet endroit ont dû quitter en renfort. Ils vont finir par rappliquer ici à un moment où à un autre. L’adrénaline qu’avait générée notre fuite s’était épuisée. Mes pieds eurent toute la difficulté du monde à se décoller du sol lorsque nous effectuâmes notre
dernier droit jusqu’au bout du quai. Ce que j’y aperçus me mina le moral bien plus qu’une armée d’ennemis. De l’eau… De l’eau à perte de vue. De l’eau dans toutes les directions. Nous nous trouvions sur une île inconnue, au beau milieu de nulle part. Même au sommet de notre forme, risquer de s’enfuir à la nage aurait été du suicide, surtout en ne sachant pas qu’elle direction emprunter. Retourner au domaine signifiait également notre arrêt de mort. Tous nos espoirs reposaient donc sur l’unique bateau amarré, un Monterey 300 SRC. Évidemment, la clef ne s’y trouvait pas. — J’ai déjà eu à emprunter un modèle du genre. Je crois que j’arriverais à… Mais McLaurin me bouscula et y pénétra avant moi. — Disons que le major est lui-même un véritable magicien dans ce domaine, m’expliqua Vézina en m’adressant un clin d’œil. En l’espace de quelques secondes, le moteur du bateau se mit à ronfler et l’eau à bouillonner derrière. Soulagé comme jamais, je montai à bord. Sur le quai, près de moi, Vézina ne broncha pas d’un poil. Tout le sang dont elle avait été aspergée avait commencé à sécher. Elle ressemblait plus que jamais à Carrie, à la fin du film du même nom. — Dépêche-toi, Maude ! On a plus beaucoup de temps ! — Elle reste ici, déclara le petit officier à la barbe échevelée en me ant pour aller la redre. Nous restons tous les deux, en fait. Avais-je bien entendu ? — Hein ? Ça veut dire quoi ? — Pas question de partir d’ici tant qu’il reste de ces bouffeurs de riz en vie ! Gabriel y a laissé sa peau, enchaîna-t-il en allumant un cigare qu’il venait de dénicher Dieu seul sait où. Ce gros crapaud doit payer ! — Bon retour chez toi, me murmura Vézina en apposant un baiser sur ma joue. Je suis prête, major. J’ai déjà ma playlist de Unleash the Archers qui attend de pouvoir être crachée des speakers à notre retour !
Constatant le sérieux de leurs dires, je sus que jamais je n’arriverais à les faire changer d’idée, même si cela signifiait qu’ils couraient vers une mort assurée. Ce fut donc sur une sincère poignée de main que je scellai cette rencontre aussi singulière que fortuite. — Merci pour tout, major ! Ce fut un honneur. — Laisse tomber le « major », tu veux ? Pour toi, maintenant, c’est Robin ! Donc… t’as suffisamment d’essence pour naviguer plusieurs heures. J’ai réussi à activer le GPS, à te commander un excellent porno sur la télé-satellite et à m’assurer que le minifrigo soit rempli de bières. Navigue vers le sud-ouest jusqu’au village de Mistissini. De là, tu devrais être en mesure de te trouver un lift jusqu’à la 167 et rentrer chez toi ! J’ai également laissé mon Beretta chéri sur le tableau de bord au cas où t’aurais des ennuis. Oublie pas d’attacher ta ceinture et donne pas à manger aux requins ! Ah, et j’ai désactivé le système de repérage du bateau. — Robin… t’es réellement un génie !
Chapitre 21
À mon immense soulagement, mon retour à la civilisation s’était fait sans anicroche. Après avoir abandonné le bateau et être débarqué au minuscule village de Mistissini, je m’étais rapidement arrêté au dépanneur le plus proche m’acheter un Guru, un sandwich au jambon, une barre Mars et un sac de croustilles au ketchup. Heureusement pour moi, le type à qui j’avais piqué les vêtements y avait laissé un peu plus de 200 dollars. Je suis ensuite tombé sur Steve, un camionneur dans la fin vingtaine aux allures de bûcheron. Il venait de terminer ses livraisons et s’en retournait à Montréal. — ‘Barque a’ek moé, big ! T’assez rare j’ai à chance d’jâser a’ek kekun. Ça va être ben moins plate de même ! J’avais tout de suite sauté sur cette opportunité inespérée. Sans doute habitué à l’aspect négligé des auto-stoppeurs qu’il pouvait croiser sur les routes, Steve ne m’avait pas adressé le moindre commentaire concernant mon apparence défraîchie. — Pas d’bagages a’ek toé, big ? — Non, lui ai-je alors répondu sans élaborer. La conversation avait ensuite dévié et gravité autour des élections américaines à venir à l’automne et sur l’impact qu’aurait sur le reste du monde le candidat élu. Vrai que je ne m’étais jamais intéressé de près ou de loin à la politique, mais tant et aussi longtemps que je me dirigeais vers chez moi et que mon nouvel acolyte évitait les questions personnelles, je n’avais rien à redire. Notre unique escale s’était faite à Québec. J’en avais profité pour payer le plein ainsi qu’un Papa Burger à mon conducteur. Puis, de là, jusqu’à Montréal directement. Avant que nos chemins ne se séparent, Steve avait eu la bonté d’âme de m’appeler un taxi. Prétextant vouloir lui donner des nouvelles à l’occasion, j’avais réussi à lui soutirer son adresse courriel. En réalité, j’avais plutôt l’intention de lui virer une somme d’argent proportionnelle au degré d’altruisme dont il avait fait preuve.
La nuit était fraîche. J’avais demandé au chauffeur de taxi de me laisser à deux rues de mon domicile. J’allais faire le reste à pied, et du même coup, m’assurer que personne ne me suivait, que ma résidence n’était pas surveillée. Bien sûr, l’idée d’utiliser le cellulaire de Steve m’avait traversé l’esprit à plus d’une reprise durant le trajet, mais comme j’avais « disparu de la carte » pendant près d’un an, ma femme aurait peut-être cru à une mauvaise blague. Non… il fallait qu’elle me voie. Il était un peu plus d’une heure du matin lorsque j’arrivai finalement à mon domicile. De dehors, tout semblait calme. La Miata de ma femme dans l’entrée me confirma qu’elle était bien là. Les lumières étaient toutes éteintes, à l’exception de celle de ma chambre à coucher. Elle était donc toujours éveillée. Le cœur battant à tout rompre, je franchis les derniers pas me menant au paillasson devant ma porte d’entrée. J’arrivais chez moi, et pourtant, je m’y sentais comme un étranger. Mon doigt tremblant appuya sur la sonnette. Quelques secondes èrent, puis la lumière du vestibule s’alluma. Je reculai d’un pas pour ne pas qu’elle se sente menacée par ma silhouette à cette heure de la nuit. Lentement, la porte s’entrouvrit, jusqu’à la limite octroyée par la chaînette de sécurité. — Oui ? fit une voix cherchant à camoufler son insécurité. — Aie pas peur, chérie. C’est moi. Je suis revenu… — Q… quoi ? Oh, mon Dieu ! échappa-t-elle en obstruant sa bouche de ses mains pour se retenir de crier. Au timbre de sa voix uniquement, je pus deviner des larmes lui monter aux yeux. Le simple fait, pourtant tout sauf inusité, qu’elle ne m’ait pas oublié m’en tira également quelques-unes. La porte se referma complètement, pour aussitôt s’ouvrir violemment. Le visage déjà détrempé, la femme de ma vie accourut jusque dans mes bras. Nous nous enlaçâmes de longues secondes, pleurant en silence, le nez collé à l’épaule de l’autre. — T’étais mort… Co… comment c’est possible ? gémit-elle. — Je suis là, ma belle. Je suis là, me contentai-je de répondre. Toi, tu vas bien ? Et le p’tit ? — Oui… hum, oui ! On va bien, m’annonça-t-elle en reniflant. Il est parti dormir
chez un ami ce soir. Bon sang, mais t’étais où ? — On va rentrer d’abord. Je vais tout t’expliquer, répondis-je en jetant un dernier coup d’œil par-dessus mon épaule. À l’intérieur, tout était identique à mes souvenirs. Nos photographies sur le rebord de la cheminée, l’emplacement des meubles, l’odeur des chandelles parfumées aux biscuits poivre et menthe… Vraiment tout. — J’arrive pas à comprendre… On… on a retrouvé ta voiture au bar du coin. La portière était ouverte. Y’avait de ton sang sur la poignée et par terre. T’avais disparu ! La police… la police nous a dit qu’il fallait s’attendre au pire. — Oh…, me désolai-je en l’étreignant de nouveau. Je suis tellement désolé de vous avoir fait subir ce calvaire. Vous avez pas idée. — Mais… Qu’est-ce qui s’est é ? T’étais où tout ce temps ? s’inquiéta-t-elle en plongeant son regard confus dans le mien. — J’ai été enlevé, répondis-je. Pour quels motifs ? Je pourrais pas encore dire. J’imagine que c’est en lien avec mon é. — Ton é ? Mais de quel é tu parles ? Un horrible remord vint m’habiter. Celui de ne jamais lui avoir dit la vérité sur qui j’étais, sur ce que je faisais avant notre rencontre. Avec douceur, je la repoussai et me rendit jusqu’au frigo en soupirant. J’y pris une bière et une pomme. Et bien que j’avais beaucoup plus faim que soif à cet instant, c’est la bouteille que j’attaquai en premier. — Disons que j’ai pas toujours fait des choix judicieux. Tant dans ma façon de gagner ma vie que pour choisir les gens qui m’entourent, expliquai-je après avoir bu la moitié de la bière en trois gorgées. J’ai fait un trait définitif sur cette vie, mais j’ai l’impression qu’elle me rattrape malgré moi. Elle n’eut pas besoin que j’élabore davantage pour se faire une bonne idée du mode de vie auquel je faisais allusion. À ce même titre, aucun mot ne fut nécessaire pour que je puisse deviner la déception qui l’habitait en apprenant que je lui avais caché cette partie de mon é.
— Alors… le p’tit singe tient le coup ? Le visage de ma femme s’affaissa, balayant toute trace de mécontentement. — Il va mieux depuis quelque temps, mais ça a été vraiment dur pour lui au début. Pendant toute sa vie, t’as été la seule personne qu’il avait ! Ça va être un choc de te retrouver après tout ce temps. Mais au moins, il… — Y’aura pas de « mais au moins », déclarai-je avec froideur et tristesse. Y’aura pas non plus de retrouvailles. — Quoi ? Mais… mais comment ça ? Parce que j’étais mourant. Parce qu’il était hors de question que mon propre fils ait à faire le deuil de son père une seconde fois. De plus, je m’apprêtais à me lancer aux trousses du Marchand. M’attaquer au gars qui avait réussi à me kidnapper et me vendre comme esclave n’était pas sans comporter son lot de risques. Les chances que j’y laisse ma peau étaient sans doute élevées. — J’ai des affaires à régler. Des affaires importantes. Vous allez être en danger tous les deux, tant et aussi longtemps que je m’en serai pas occupé. J’ai été assez longtemps dans le milieu pour savoir que c’est pas le genre de rendez-vous duquel les gens ont l’habitude de revenir. Des larmes se remirent à couler le long de ses joues. Durant de longues minutes, elle m’implora de rester avec elle et me bombarda de questions concernant l’identité de ceux qui en avaient après moi. Cela me brisa le cœur, mais je ne cédai pas. Ma décision était prise. — Regarde mes bras ! Regarde toutes ces cicatrices ! Tu veux vraiment que le p’tit subisse des affaires de même ? ! Constatant l’inévitable, elle finit par comprendre que mon unique préoccupation était leur sécurité, à tous les deux, et que rien n’arriverait à me faire changer d’idée. Au moins, nous nous serions revus une dernière fois. — Tu vas prendre soin de lui ? Elle opina de nouveau du chef.
— Ben là… c’est certain, voyons. Même si j’anticipais cette réponse, de l’entendre de vive voix me rasséréna. Je sus que mon second souhait avait été exaucé. — J’ai de la chance d’être tombé sur toi, lui déclarai-je. J’espère seulement que celui qui va prendre ma place un jour va aussi s’en rendre compte. Alors que je m’attendais à ce qu’elle réplique, protestant qu’elle serait incapable d’en aimer un autre que moi, elle abaissa plutôt son regard, rongée par autant de honte que de doutes, incapable de formuler un seul mot. La cruelle vérité me happa de plein fouet et me fissura le cœur ; un autre que moi avait déjà pris ma place. La pomme que je tenais à la main glissa et rebondit sur le sol. Les murs d’une nouvelle réalité se dressèrent tout autour de moi. Ils m’étourdirent. Ils se moquèrent de moi. Comment avais-je pu être si naïf ? J’étais « décédé » depuis près d’un an. Je n’allais plus revenir, et elle, allait avoir toute sa vie devant elle. Comment aurais-je pu lui en vouloir ? — Tu l’aimes ? demandai-je maladroitement, encore désorienté. — On se voit en amis seulement. Il s’est rien é entre nous, m’assura-t-elle. Quand je me suis finalement faite à l’idée que tu reviendrais jamais, j’étais perdue. Il… il a été là pour moi. Il a vraiment tout fait pour me remonter le moral. — Je comprends. Sauf que tu n’as pas répondu à la question. — Je… Lui, oui. J’en suis certaine. Je me suis posé la question des centaines de fois… mais c’est un amour à sens unique. Asteure que t’es là, j’arrive à me rappeler ce que ça fait d’être vraiment amoureuse de quelqu’un. Ça pourra jamais être le cas avec lui. Cette dernière révélation m’apaisa. C’était égoïste, je le savais bien, mais je préférais qu’elle s’éprenne d’un autre homme une fois mon trépas bien réel. Je n’en avais sans doute plus pour bien longtemps, de toute façon. — Et ce gars, c’est qui exactement ? ne pus-je m’empêcher de demander. Comment il s’appelle ? — C’est vraiment important ? Je veux dire… tu vas pas essayer de le retrouver
pour lui casser la gueule ? Je souris. — Je suis seulement méfiant. On m’a kidnappé. On m’a gardé prisonnier pendant des mois ! Je veux seulement être certain que celui qui te courtise fait pas partie de mon é, et qu’il s’est pas rapproché de toi uniquement pour m’avoir. Heureusement, je n’avais jamais entendu parler du type qu’elle me décrit, ni n’avais entendu son nom. Je l’éliminai alors de ma liste de suspects. Retour à la case départ. Le Marchand demeurait mon unique piste. — Demain matin, quand tu vas te réveiller, je serai déjà parti. Ça risque de brasser fort d’ici les prochains jours ; trouvez une autre place où vivre le temps que les choses se calment. Ça risque d’être trop dangereux pour vous de rester ici. La pauvre paraissait déée. Elle s’arma toutefois de courage et s’y plia. Elle savait que c’était pour leur bien. — Dès qu’il revient à la maison, on fait nos bagages, annonça-t-elle. On ira er quelque temps au chalet. — Désolé, ma belle… Le chalet est trop risqué aussi. Allez plutôt chez ta mère. Je suis certain qu’elle appréciera votre compagnie. Une fois de plus, elle acquiesça à ma demande sans râler. En vérité, le chalet n’était pas particulièrement dangereux pour eux, puisqu’il avait été acheté sous un faux nom. C’était simplement que j’avais moi-même prévu l’utiliser pour la suite de événements.
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Dring !
« Allô ? » — Salut, Michel… c’est Al. Raccroche pas, s’te plaît, je te jure que c’est important. « … » — Es-tu là ? « Ouin je suis là, mais j’aurais préféré pas répondre. » — Hum… fair enough. Écoute, Mike, j’ai un service à te demander. Je sais que je suis la dernière personne au monde que t’as le goût d’aider, mais je te le demanderais pas si j’avais d’autres options. « C’est sûr que tu me niaises, tabarnak ! Gros crisse de tas de marde ! J’aimerais mieux me crosser avec un cactus plutôt que de t’aider ! » — Écoute… je comprends parfaitement ta réaction. J’ai pas été correct avec toi. Pas pantoute, même. Mais c’est pas moi que tu vas aider, c’est mon gars. « … » — Tu comprends ce que j’ai dit ? La vie de ton neveu est potentiellement en danger, pis on a besoin de ton aide. « Ben oui… pis comment je sais que c’est pas de la bullshit, tout ça ? » — Sacramant, Mike ! Come on ! Penses-tu vraiment que je ferais des jokes avec ça ? Sur la tête de notre mère que c’est la vérité. Un seul renseignement, pis t’entends pus jamais parler de moi ! C’est une promesse. « (Soupir) … Tu veux savoir quoi, au juste ? » — Je cherche un gars qui se fait appeler « Le Marchand ». De ce que j’en sais, il baigne dans le trafic humain pis des affaires du genre. J’ai besoin de savoir tout ce que tu peux avoir sur lui. « C’est bon… laisse-moi regarder ça. Tu lui veux quoi au juste à ce gars-là ? Probablement pas l’inviter à boire une bière, j’imagine. »
— C’est une longue histoire. Ce sale-là m’a kidnappé pis m’a vendu comme esclave à une grosse chinoise milliardaire. Je veux savoir pourquoi. J’ai fait une croix sur mon é criminel, mais si ce gars-là en fait partie et qu’il cherche à se venger de je sais pas quoi, les chances qu’il s’en prenne à ma famille sont beaucoup trop élevées s’il vient à apprendre que je me suis évadé. Faut que je le retrouve avant ça. « Ouin, je vois… OK, je l’ai trouvé. Le g… oh, tabarnak ! Ben non ! Prépare-toi à chier dans tes culottes sur un hostie de temps. Si j’en crois ce que j’ai sous les yeux, ce gars-là est une putain de légende. » — Explique… « « Le Marchand », de son véritable nom Dave Marchand, a la réputation d’être le tueur à gages le plus dangereux de tout le foutu Canada, Al. Il s’est déjà fait arrêter à deux reprises, mais s’est évadé de prison chaque fois, laissant une trainée de morts derrière lui. T’es certain que tu veux vraiment aller le faire chier ? » — Un tueur à gages ? T’es certain ? Pourquoi y m’a pas tué d’abord ? « Aucune idée. Mais la personne qui l’a engagé devait t’haïr la face autant que moi ! Ses tarifs sont juste complètement exorbitants. » — M’en sacre pas mal de ses tarifs. Tout ce qui m’intéresse, c’est savoir où je peux le trouver. As-tu une adresse pour moi ? « J’ai fuck all. Pis si moi j’arrive pas à savoir où il est, personne le peut ! La seule affaire que j’ai, c’est un numéro. Mais il répondra jamais, sauf si t’as un contrat à lui proposer. » — C’est bon, shoot ! « OK, mais je t’avertis, tu t’attaques à une grosse pointure. On est loin du marchand de rêves ! Ha ! Ha ! Ha ! » — Depuis le temps, je vois que tu maîtrises toujours pas l’art du jeu de mots. « Ah, va donc chier, câlice ! Tiens, je t’ai texté le numéro. Asteure, tu tiens ta promesse, pis tu sors de ma vie ! »
— Promis. Merci, Mike. Pis pour ce que ça vaut, je m’excuse pour ce que je t’ai fait. Pour Josée. Au moins, là tu le sais. Je pense que… Clic !
Chapitre 22
*** Nom inconnu, numéro inconnu *** 803, chemin Chertsey, Sainte-Marguerite-du-Lac-Masson Le plus tôt possible. 200.000.00
(Image en pièce te d’une brunette aux yeux pers dans la quarantaine.)
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*** Nom inconnu, numéro inconnu *** Contrat accepté. Le client sera servi une fois les fonds déposés au compte correspondant au numéro suivant :
(Numéro de compte d’une banque étrangère.)
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Aussitôt le montant envoyé dans le compte du Marchand, je détruisis le
cellulaire utilisé à cette fin et mis le cap sur Sainte-Marguerite. Un peu moins d’une heure plus tard, je garais le Renegade devant le chalet dont j’étais devenu le propriétaire quelques semaines seulement après l’achat de ma résidence de Fabreville. Fait extrêmement rare, je m’étais privé sur la route de Genesis, ainsi que de toute autre musique, préférant er mentalement en revue chacune des étapes de ma stratégie pour piéger ma proie. Comme la Jeep était à mon nom, je me stationnai face à la rue pour empêcher quiconque d’effectuer une recherche sur le véhicule à partir de la plaque d’immatriculation. J’entrai ensuite sans trop m’attarder. Après avoir ouvert le téléviseur, j’entrouvris le rideau pour que l’on puisse voir l’écran et le dos du fauteuil à partir de la route. Je quittai ensuite et verrouillai en sortant. Je n’étais certainement pas assez stupide pour attendre ici ! En reant par le stationnement, j’ouvris le coffre arrière de la Jeep et m’emparai de deux sacs de voyage remplis de provisions et différents autres trucs qui allaient m’être utiles. D’un pas hâtif, je traversai le chemin de campagne pour me rendre jusqu’à un terrain privé, légèrement en biais du chalet. En réalité, ces terres m’appartenaient également, elles aussi achetées sous un faux nom. Ma propre femme n’était pas au courant de cet achat. J’avais été sincère dans ma prise de décision concernant le changement de mon mode de vie, toutefois, si cette vie, elle, venait à me retrouver un jour, mieux valait être préparé. Et ce terrain, ou plutôt la vieille grange décrépite située à une cinquantaine de mètres de la route, c’était l’as caché dans ma manche. Ma police d’assurance secrète au cas où les choses dégénèreraient. Je m’enfonçai dans le sentier – qui devait faire trois fois la largeur d’une automobile – menant à la grange. De chaque côté, les hautes herbes croissaient jusqu’à mes cuisses, abritant toute une armée de cigales bourdonnant à l’unisson. Quelques pas seulement avant d’atteindre la porte, je modérai ma vitesse. Mes yeux se posèrent sur tout ce que ce petit coin de paradis avait à m’offrir : les arbres, le soleil, les fleurs… Ce luxe inaccessible à toutes les pauvres âmes prisonnières du chaos des grandes villes. Comme cette journée pouvait être ma dernière sur terre, aussi bien en profiter. J’aurais dû venir plus souvent…, me reprochai-je. J’ordonnai à mon cerveau de capturer quelques images mentales que j’allais pouvoir utiliser durant mon « dernier voyage », puis je chassai ensuite mes
rêveries en secouant la tête. J’enfilai ma clef dans le monstrueux cadenas scellant l’entrée de la grange, le déverrouillai, puis tirai sur la porte, qui s’ouvrit dans un retentissant grincement.
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Quarante heures s’étaient écoulées depuis mon arrivée à Sainte-Marguerite. Depuis que j’étais ressorti de la grange, j’avais é chaque minute tapis dans la végétation, à quelques mètres seulement de la route, attendant avec une patience inébranlable celui que l’on appelait « Le Marchand », à qui je venais de verser une somme astronomique afin qu’il se débarrasse de quelqu’un qui n’existait pas. D’où j’étais, j’arrivais à voir mon chalet en relevant la tête. Du moins, de jour. Comme la nuit était tombée, seule la lumière émise par le poste de télé parvenait à me servir de point de repère. Peu importe l’heure ou le jour où il allait débarquer, le tueur à gages ne erait pas à l’acte avec empressement. Bien sûr que non. Il allait tout d’abord épier sa cible. L’étudier. Et cet emplacement était l’endroit rêvé pour le faire. Lorsqu’il prendrait position, je lui tomberais sournoisement dessus. Ce fut après près de deux jours entiers, à me nourrir de rations séchées et de fruits, à dormir à la belle étoile et à faire mes besoins à bonne distance pour ne pas que l’odeur n’attire l’attention vers moi, qu’une voiture roulant à basse vitesse apparut dans la nuit. De par sa prudente conduite uniquement, je sus immédiatement que c’était lui. Après avoir ralenti davantage en ant devant le chalet, le Sorento noir vira à droite et s’engagea dans le sentier menant à la grange. Après quelques manœuvres et habiles coups de volant, le VUS se gara face au chalet, tout près de la route et de l’endroit où j’étais blotti. Sans être certain si l’excitation ou la peur en était la cause, mon pouls s’accéléra. Dans une démarche qui ne fut pas sans rappeler celle de certains primates, je m’approchai à quatre pattes, discrètement, m’efforçant de demeurer le plus silencieux possible. Par chance, je pus compter sur ces fils de pute d’ouaouarons pour couvrir le son de mes déplacements grâce à leurs inables croassements. Lorsque je fus à deux mètres du véhicule, je m’immobilisai, toujours camouflé par les hautes herbes. C’est alors que le bruit d’une vitre
électrique s’abaissant se fit entendre. Celle du conducteur. Du bout des doigts, j’écartai le rideau végétal de quelques centimètres pour avoir un visuel acceptable sur le Sorento. Par la fenêtre baissée, un objet saillait, pointant vers le chalet. Une arme ? En fait, il s’agissait plutôt d’une paire de longues-vues. Les yeux du chauffeur ne pouvant plus mirer le rétroviseur du VUS et me voir approcher de derrière, je saisis l’occasion pour me glisser jusqu’à la roue arrière. Mon corps s’étira. Mon dos épousa la carrosserie du véhicule. Un coup d’œil à ma droite me confirma que les jumelles n’avaient pas bougé, toujours rivées sur ma résidence secondaire. À pas feutrés, je m’approchai du conducteur, ma main gauche enveloppant solidement le Glock de McLaurin que j’avais toujours sur moi. Avec la furtivité d’un assassin nippon, j’atteignis la portière avant et vint coller mon arme contre la tempe de celui qui se trouvait derrière le volant. Ce dernier ne broncha point, ses yeux toujours scotchés aux jumelles. Il devait avoir un peu plus de quarante ans. Ses cheveux bruns en bataille et sa moustache s’étirant jusqu’à ses joues rebondies lui donnaient un look d’acteur porno des années 80. On aurait davantage cru à un plombier qu’à un prolifique tueur à gages. Cependant, le HK VP9 muni d’un silencieux reposant sur le siège ager – tout juste à côté du boitier CD de l’album Nevermind de Nirvana – laissait supposer que les apparences étaient souvent trompeuses. — Tu bouges un seul poil de ta moustache dégueulasse et j’explose ta tête. Malgré la pénombre qui lui voilait partiellement le visage, je vis ses lèvres s’étirer. — Heyyy… Yvon ! Pour une surprise, je dois ettre que ç’en est toute une, me déclara l’autre, sans jamais décoller ses longues-vues de son visage. — Désolé, Marchand ; mauvais gars ! Je m’appelle pas Yvon. — J’ai jamais dit que c’était ton nom… C’est plutôt le nom de l’endroit où on a fait connaissance, toi et moi. Au bar Chez Yvon. Pas longtemps avant que je te kidnappe. Mon cœur a près de me sortir de la gorge. Il savait qui j’étais ! Mais comment ? Je me suis mis à paniquer. Avant qu’il ne me roule dans la farine d’une quelconque façon et que je perde l’avantage, je l’assommai avec la crosse de mon revolver après l’avoir forcé à sortir de son véhicule.
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Marchand poussa un premier grognement, comme s’il se réveillait d’une longue soirée arrosée. Son crâne devait le faire atrocement souffrir ; je n’y étais pas allé de main morte. La première chose qu’il bougea, ou plutôt tenta de bouger, fut l’un de ses bras. Puis ses jambes. Malgré son esprit toujours confus, il comprit rapidement qu’il se trouvait dans l’incapacité de se mouvoir. Après avoir déposé son corps inerte sur le siège ager – après m’être emparé de son arme –, je m’étais installé derrière le volant du Sorento et avait fait marche arrière jusqu’à la grange pour l’y planquer. J’avais ensuite tiré le tueur à gages jusqu’à une énorme chaise en bois massif et l’y avait ligoté solidement. À l’exception de ses yeux, sa mâchoire et ses doigts, aucune autre partie de son corps ne pouvait ne serait-ce que remuer. Le plus difficile avait été de ne pas lui foutre la raclée de sa vie pendant qu’il était inconscient. Néanmoins, peut-être allait-il ref de coopérer et m’en donner la chance. Ah… pis pourquoi pas ? me convainquis-je juste avant de le gifler. Aussi bien annoncer tout de suite mes couleurs. — Bon matin, Dave. — Hmmm… j’imagine qu’elle doit faire du bien, celle-là, répondit-il en réalignant sa mâchoire. — Pas autant que tout ce que je m’apprête à te faire subir si tu réponds pas à mes questions. Marchand grimaça pour chasser la douleur et l’engourdissement, tout en étirant ses paupières au maximum pour être certain d’être totalement revenu à lui, avant de se renfrogner. Visiblement, se retrouver dans pareille situation, spécialement compte tenu de sa réputation, ne l’enchantait guère. — Voilà ce que j’ai à te proposer : on laisse tomber le bout où tu joues au tough et tu me dis tout de suite ce que j’ai besoin de savoir sans que j’aie à te découper en morceaux. — Après quoi tu vas me laisser partir, j’imagine ? Avec un p’tit bec sur la joue pis un croissant chaud pour la route ?
— Pas vraiment, non. Je sais pas si t’as la moindre idée de ce que j’ai pu subir pendant mon séjour chez Miss Piggy, mais rentre-toi tout de suite dans le crâne que tu meurs à soir. À toi de décider si ça va se faire rapidement… ou si on étire ça. J’aime mieux te prévenir : je suis pas pressé pantoute pis je meurs d’envie de te défoncer la face ! Marchand me jaugea. Il tentait de ne rien laisser paraître, mais il était contrarié. S’être fait déjouer de la sorte devait faire mal à l’orgueil lorsque l’on jouissait d’une réputation comme la sienne. Par l’une de ses anciennes victimes – qu’il croyait morte ou séquestrée – de surcroît ! Il se trouvait dans l’eau bouillante et il le savait très bien. — Ma question est vraiment simple. Tout ce que j’ai besoin de savoir, c’est qui t’a payé pour m’envoyer moisir là-bas. — Désolé, Yvon. Ceux qui exercent mon métier se sacrent ben de qui signe les chèques. Tant qu’ils paient, le reste a pas d’importance. Va falloir que tu cherches tes infos ailleurs, me répondit-il froidement. Il n’avait même pas terminé sa dernière phrase que je m’étais déjà emparé d’outils rudimentaires – que je gardais tout près – en cas d’une pareille éventualité. Je n’étais certes pas bourreau de profession, mais ce que j’avais sous la main allait me suffire amplement. Sans lui laisser la chance de se reprendre, j’appuyai la lame du tournevis à tête plate que je tenais à la main droite contre la membrane de sa peau, au creux de la jonction entre son index et son majeur. Par réflexe, Marchand voulu retirer sa propre main, paume à plat contre le large appuie-bras de la chaise, mais en fut incapable. J’abattis le marteau que tenait mon autre main avec tant de force sur le manche du tournevis que sa lame s’enfonça dans le bois de la chaise, tranchant sans effort la membrane au age. Marchand plissa les yeux et resserra la gorge pour étouffer un cri pendant que du sang fusait de la fente, maculant l’appuie-bras et le reste de sa main. — Inquiète-toi pas, il va y avoir pas mal plus de sang que ça au cours des prochaines minutes, me réjouis-je en constatant les dégâts. Je condamnai aussitôt de façon identique trois autres jonctions. Je parvins enfin à soutirer une satisfaisante plainte au Marchand. — UN NOM ! insistai-je.
— Fuck you, Yvon ! Non seulement l’enfoiré refusa d’obtempérer, il se permit même de me narguer au age. Furieux, je projetai mes outils ensanglantés sur l’établi. Mes mains plongèrent dans mes poches et en repêchèrent les restes d’un paquet de cigarettes MacDonald tout chiffonné. Par chance, il y restait deux bâtonnets dans le lot moins tordus que les autres et toujours en état d’être consumés. Je m’en glissai un en bouche et l’allumai, n’ayant pas fumé depuis trois jours. — Des brûlures de cigarettes ? C’est sûr que tu me niaises. Je vois ben que c’est pas l’atelier d’un « professionnel » ici, mais come on ! T’arriveras même pas à me faire avouer ma couleur préférée avec tes techniques de couillon ! — J’ai pas beaucoup de souvenirs de mon père. Y’est mort quand j’étais encore jeune, lui avouai-je sèchement, ignorant ses insultes. Un jour, quand j’avais huit ans, on est allés à la pêche ensemble. On avait fait un détour dans un pawn shop pour acheter deux lignes et une couple d’appâts. C’était une vraie belle journée d’été. Après deux ou trois essais seulement, j’avais sorti mon premier poisson à vie. Un petit achigan d’une livre et demie. J’étais fier. Mon père encore plus. Après ma deuxième prise, il a décidé qu’il était déjà temps pour moi d’accrocher mes propres vers à ma ligne. Sur le coup, l’idée m’avait terrorisé, mais y’était hors de question de souffler les étincelles de fierté qui brillaient dans les yeux de mon père. J’ai accepté. Une fois coincé entre mes doigts, le ver s’était mis à se tortiller dans toutes les directions. Dans ma tête, je me suis dit que si j’y allais doucement, y’allait réussir à esquiver l’hameçon. Fait que j’ai opté pour l’embrocher d’un coup sec. Évidemment, j’ai é tout droit, mais j’ai pas raté mon doigt. La pointe s’est enfoncée au complet. Impossible de l’en ressortir. Je souffrais le martyre. Comme si ça avait pas fait assez mal comme ça, mon père avait été obligé de la faire pénétrer encore plus profondément, jusqu’à ce qu’elle finisse par ressortir, et l’avait ensuite sectionnée à l’aide de pinces coupantes. Une expérience traumatisante qui continue de me hanter, même aujourd’hui. Pendant que Marchand, les sourcils froncés par la douleur et la confusion, cherchait à comprendre le sens de mon histoire, je m’emparai d’une poignée d’objets métalliques et retournai vers lui. — Y’a une partie de moi qui espérait que tu sois assez cave pour me faire chier, lui avouai-je. Tout ce que j’espérais de la vie, c’était de er le peu d’années qui me reste à vivre avec mon gars pis ma femme. Avoir du bon temps avec eux.
Sans écœurer personne. C’est tout. Pis toi t’es arrivé, pis tu m’as volé presque une année entière. Mon fils pense que je suis déjà mort à cause de toi. Mais bon, tu vas sûrement finir par me sortir les violons, comme quoi c’était pas personnel. Je vais donc te montrer à quel point ce l’était pour moi… Je déposai les objets que je tenais sur l’un de ses genoux – qui ne pouvait pas bouger, de toute façon – à l’exception d’un seul, que je gardai entre mon pouce et mon index pour lui montrer. — Tu vois cette tige ? On parlait justement d’hameçon v’là deux minutes… Imagine-toi donc que j’ai spécialement choisi ce modèle-là pour toi. Sont pas mal plus gros que la moyenne. La hampe est aussi épaisse qu’un petit clou. Habituellement, ils sont recourbés aussi. Y’a fallu que je les gosse un peu pour les rendre aussi droits. L’air narquois sur le visage de Marchand avait disparu en apercevant la taille de la pointe et de l’ardillon. Il ne semblait pas comprendre pourquoi j’avais inséré un anneau dans l’œillet, à l’autre extrémité. — J’ai fouillé dans ta boîte à gants. J’ai trouvé le document sur lequel est inscrit le nom du magasin où j’ai acheté le cellulaire avec lequel je t’ai é. T’as même réussi à localiser ma position au moment du texto. Pour quelqu’un qui fait pas de recherches sur ses employeurs, tu t’es donné beaucoup de mal, non ? Sans attendre de réponse, j’écrasai son index contre l’appuie-bras de la chaise avec la paume de ma main libre. De mon autre main, j’y introduisis la pointe affilée de l’hameçon. La peau se fendit sans résister, tandis que j’insérais la tige de plus en plus profondément. Je pouvais sentir la chair et les nerfs se déchirer tandis que j’appuyais. Mon kidnappeur se mit à hurler à pleins poumons en sentant la contre-pointe dressée lui râper l’ongle de l’intérieur. Tous ses muscles se contractaient de douleur, tandis qu’il se débattait en vain. On aurait dit un condamné à mort sur une chaise électrique encaissant 2000 volts d’un coup. Une fois le tiers de l’hameçon inséré dans le doigt, la résistance ressentie m’empêcha d’aller plus loin. Le sang qui s’écoulait de la plaie rendait de surcroît la tige extrêmement vaseuse. Mais je n’allais pas laisser un tel détail me priver d’une joie si longtemps désirée. De retour à mon établi, je repris possession de mon marteau après avoir essuyé mes mains ensanglantées contre mes pantalons.
— Ça va aller mieux avec ça, tu vas voir. — Attends… attends ! Je peux peut-êtr… Aaaaaargh ! Il n’eut pas la chance de compléter sa phrase. L’hameçon continua de lui cre l’intérieur de l’index, cette fois à l’aide de frappes répétées de marteau. Je n’arrêtai de cogner que lorsque la pointe créa une aspérité entre deux phalanges, sans toutefois traverser la couche d’épiderme. — Je me suis laissé un peu emporter, constatai-je. Inquiète-toi pas, le prochain sera pas vraiment plus droit… Une fois le marteau posé au sol, je saisis un nouvel hameçon parmi la pile toujours sur son genou. Quelques mots intelligibles se rendirent jusqu’à mes oreilles, concernant des documents qu’il gardait sans doute chez lui, mais comme il ne s’agissait toujours pas d’une réponse concrète, je ne me fis pas prier pour reprendre mon boulot de forage. Le majeur, quant à lui, me donna du sérieux fil à retordre. Dans l’énervement, je plantai la pointe de travers dès le départ. Comme il m’était impossible de l’en ressortir, je dus forcer pour repositionner correctement la tige afin qu’elle s’aligne parallèlement au doigt. Mais même lorsque ce fut fait, il me fallut remuer la tige à plusieurs reprises pour la décoincer de l’os. Encore une fois, le sang qui se faisait de plus en plus abondant ne m’aida pas. L’effort me fit transpirer, mais pas question d’arrêter. La présence de l’homme responsable de ma captivité fit ressurgir quantité de souvenirs cauchemardesques. La chanson des Beatles que j’avais entendue en boucle durant des mois se remit à jouer dans ma tête, et seuls les cris poussés par Le Marchand arrivaient à l’enterrer… Vint le tour de l’annulaire. Au lieu de percer le bout du doigt, j’optai pour un peu de fantaisie, et j’enfonçai plutôt la pointe de l’hameçon entre le dessus de l’ongle et la peau qui le recouvrait. Cette fois encore, je dus recourir aux services du marteau pour l’enfoncer suffisamment. — AAAAAARGH ! C’est… c’est beau ! A… arrête, je vais parler, geignit mon prisonnier. — Je t’ai donné une première chance de le faire, t’as préféré rire de moi. Rate pas ta chance quand je vais t’en donner une seconde, lui conseillai-je. Par contre, ça sera pas tout de suite.
L’auriculaire et le pouce furent les plus faciles à embrocher. Pendant que le tueur fixait ses doigts raides et mutilés d’un air consterné, je me penchai et saisis une chaîne, disposée de tout son long sur le plancher de bois. À l’extrémité de celleci pendouillaient cinq chaînettes, que je m’empressai de verrouiller à chacun des anneaux liés aux hameçons que j’avais cloués dans les doigts du Marchand. Le poids de la chaîne, même réparti sur cinq doigts, lui occasionna d’incroyables soufs. — Tu dois commencer à te douter où je m’en vais avec ça, hein ? Faisant glisser la chaîne sur ma paume, je suivis cette dernière jusqu’à son autre extrémité. Marchand blêmit en constatant qu’elle avait été solidement attachée au pare-chocs arrière de sa propre voiture. Pendant qu’il multipliait les supplications du fond de la bâtisse, j’allai ouvrir toute grande la porte de la grange et tourner la clef dans le eur. — Dis-moi ce que tu veux ! On… on va faire un deal ! Je vais te donner son nom, pis… pis du cash ! Combien tu veux ? ! Je peux aussi… — Pour reprendre une phrase extrêmement élaborée et sortie directement de ta propre bouche : Fuck you, Dave ! Avec une rancœur non dissimulée, je réglai le levier de transmission automatique sur drive et reculai d’un pas. De lui-même, le Sorento se mit doucement en marche, la chaîne qu’il tirait se dépliant lentement. C’était beaucoup plus satisfaisant que d’y aller à pleine vitesse, et cela me permettait d’assister à toute la scène. — Non ! Arrête ! ARRÊTE ! TABARNAAAAK ! Mais je n’arrêtai rien. Mes yeux se nourrirent de toute la terreur qui croissait en lui un peu plus chaque seconde. J’avais survécu à mon incarcération pour ce moment. Je m’étais évadé pour ce moment. J’avais parcouru 800 kilomètres et retrouvé mon chemin jusqu’à chez moi pour ce moment. Lorsque la chaîne se tendit finalement, les hameçons s’extirpèrent des cinq doigts, les contre-pointes déracinant muscles et tendons, la peau qui les recouvrait se fissurant avant d’être arrachée avec violence dans un geyser sanguinolent. Les harpons miniatures sectionnèrent même les phalanges médianes de l’index et du majeur, auxquelles ils s’accrochèrent en étant tirés. Le
cri que poussa Marchand fut le plus inhumain que j’eus entendu de toute mon existence. J’octroyai quelques secondes de pure extase à mes oreilles et à mes yeux avant d’aller stopper la course du VUS et de le remiser à nouveau. De retour à mon prisonnier, je constatai que la souf extrême qu’il avait endurée lui avait fait perdre connaissance. Je dus donc attendre plusieurs minutes avant qu’il n’ouvre à nouveau les yeux. — Deuxième chance, Marchand ! Crois-moi sur parole, tu veux pas te rendre à la troisième, le mis-je en garde en lui claquant à nouveau le visage. Mais tout ce qui sortit de sa bouche fut une série de couinements étouffés. Consternation et souf s’unissaient, tandis qu’il dévisageait la fricassée organique qu’était devenue sa main gauche. Jamais je n’avais vu autant de veines saillir d’un visage. Sa tête ressemblait au réservoir d’un thermomètre sur le bord de l’ébullition. — T’as cinq secondes, tas de marde ! Après ça, on recommence le même manège avec l’autre main, le mis-je en garde en lui exhibant de nouveaux hameçons, fraichement ramassés sur l’établi. — At… attends ! C’est beau… c’est beau. Je vais te dire c’est qui, glapit-il. Mais tu… tu dois me laisser en vie. Je m’esclaffai à l’annonce de cette demande ridicule. — Aucune chance, buddy ! Tu me donnes le nom, pis j’abrège tes soufs. C’est ça, le deal. Je te l’ai dit déjà : tu meurs ce soir. C’est non négociable ! — Si tu me laisses p… partir, je suis prêt à sortir de ma retraite pour toi… — De quoi tu parles, « sortir de ta retraite » ? Tu viens littéralement d’encaisser 200 000 piastres de ma poche, m’insurgeai-je. — Je continue de prendre des c… contrats, me répondit-il en soufflant. Mais ça fait… des années que j’ai pas tué quelqu’un. Pas depuis… Marchand marqua une pause, mais ne termina jamais sa phrase. — Je charge le prix d’une exécution… mais en réalité, je les kidnappe et les revends. Je maquille les scènes pour laisser croire à un meurtre. La victime
disparaît à jamais, le client est heureux, et moi je récolte 100% de bénéfices supplémentaires en les fourguant à d’autres tordus… L’impératrice est une de mes clientes régulières. Quand elle va s’apercevoir que t’as réussi à t’enfuir, elle va relâcher toute une armée et partir à la chasse. Ça va être laid ! Si tu me laisses la vie sauve, je m’engage à te servir de protection, et à descendre tous ceux qui vont trop s’approcher ! Les choses devenaient plus claires. Quelqu’un avait donc engagé Le Marchand pour m’abattre, sans savoir qu’il allait plutôt me revendre à cette grosse connasse de Badroulbadour. — Si y’a une chose dont j’ai rien à foutre, c’est de ta protection ! Tu le sais peutêtre pas, mais je vais… — Bientôt crever, compléta-t-il. Oui, j’avais compris. Mais quand Badroulbadour va réaliser que t’as claqué avant qu’elle puisse te tomber dessus, devine sur qui elle va jeter son dévolu ? Mes jambes èrent près de flancher. La réalité venait de me foutre une baffe en plein visage. — Mon fils…, murmurai-je. — C’est pas toi que j’offre de protéger, mais plutôt ton gars. Sauf que pour ça, je vais devoir être vivant. Et je vais avoir besoin d’au moins une main intacte… Je te fais donc une contre-offre : ma vie et ma main contre la sécurité de ton fils. Pis pour le nom de celui qui m’a engagé pour te tuer, je te le donne gratis. Il s’appelle…
Chapitre 23
— Jeremiah Abu Fhar, révèle Al à son interlocuteur. Un psychologue de 51 ans pratiquant dans sa clinique privée de Terrebonne. Calé tout au fond de son fauteuil comme s’il souhaitait y disparaître, Jeremiah toise son patient sans broncher. Les muscles de sa mâchoire sont si crispés qu’il donne l’impression que ses dents s’apprêtent à lui éclater dans la bouche. Il est furieux. Furieux et apeuré. Durant un interminable moment, tout devient parfaitement silencieux autour des deux hommes, à l’exception du cliquetis émit par l’horloge accrochée au mur. — Tout ce temps-là, je croyais que celui qui voulait ma mort était un chef de gang quelconque appartenant à mon é criminel et à qui j’aurais pu avoir causé du tort, alors qu’en réalité, il s’agissait plutôt d’un vieux bonhomme qui s’était épris de ma femme et qui avait les moyens de me faire disparaître pour se l’accaparer. En l’occurrence, vous, Docteur. — Me… Quoi ? balbutie-t-il. Mais qu’est-ce que c’est que cette histoire grotesque ? Vous blaguez, j’espère ? Le jeu d’acteur du psychologue est tout à fait risible. Ses lèvres tremblent. En réalité, son expression a commencé à changer du tout au tout aussitôt que son patient a fait mention du Marchand. Al a pu alors voir, à sa plus grande satisfaction, la panique s’emparer subitement de lui. — Vous me demandez pas quel était mon troisième souhait, Doc ? Vous aimez mieux continuer de faire comme si vous saviez pas déjà c’est quoi, hein ? Parfait, je vais vous le dire alors : reprendre tout ce qu’on m’a enlevé, tout ce qui m’appartient. Ma liberté. Ma famille. Ma vie ! — Écoutez, Al… Tout ceci n’est rien de plus qu’un regrettable m… malentendu. Il doit certainement y avoir une façon de démystifier tout ceci, bafouille-t-il en gesticulant nerveusement. De tout arranger.
Des gouttes de sueur commencent à perler sur son visage à présent pourpre. — Une façon de tout arranger ? Mais c’est littéralement la raison de ma présence ici, Doc ! Je viens remettre les compteurs à zéro. Dans pas long, on va aller faire un petit tour en char, toi pis moi. — Permettez-moi d’en douter, rétorque Jeremiah sur un ton se voulant beaucoup moins menaçant qu’espéré. Cette fois, sa respiration s‘accélère. Al peut lire sur le visage du psychologue qu’il voudrait lui extirper le cœur de la poitrine avec ses mains nues, mais il est assez futé pour savoir qu’il ne pourra jamais avoir le dessus sur lui dans un affrontement physique. — C’est pas comme si t’avais tellement le choix, mon Jay. Vois-tu, j’ai mis un petit quelque chose dans ton café pour m’assurer que tu restes bien calme pendant que je te traîne jusqu’au coffre de ma voiture, dehors. Cet aveu lui fait l’effet d’une bombe. Ses yeux remplis d’effroi s’écarquillent. D’un geste maladroit, il s’empare de son gobelet, renversant quelques gouttes au age. Il constate qu’il est à moitié vide. Simultanément, les deux hommes se redressent. L’un calmement, en s’aidant de ses mains appuyées sur ses cuisses, l’autre en bondissant subitement et en reculant jusqu’à la fenêtre, se débarrassant du contenant qui s’écrase et éclabousse le tapis entre les deux sièges. L’index enfoncé dans la gorge, il entreprend de se faire vomir avant qu’Al ne puisse l’en empêcher. S’il dégueule assez du somnifère qu’il a bu, les chances sont bonnes pour qu’il fasse moins effet, analyse Al. Surtout qu’il a seulement bu le café à moitié ! Il sait qu’il n’a pas le choix : il doit l’assommer. Mais dès l’instant où il tourne la tête à la recherche du premier objet contondant à portée, sa vision s’embrouille et il se sent faiblir. — Tiens, tiens… il semblerait que quelqu’un dans cette pièce ne soit pas au sommet de sa forme, se réjouit Jeremiah en essuyant le tour de sa bouche du revers de la main après avoir craché un dernier filament de bile. Au risque de me répéter, je n’irai nulle part ce soir ! Son maigre torse bombé d’une confiance soudaine, Jeremiah se lance sur son
patient. Profitant du moment de faiblesse de celui à qui il a tenté de tout prendre, il lui assène une droite au menton, puis un coup de pied dans les côtes une fois son rival au plancher. Al, le souffle coupé, se tortille de douleur. — Cet incompétent aurait dû te liquider, crache le psychologue. Cela m’aurait évité bien des ennuis. On dirait bien que je n’aurai d’autre choix que de me débarrasser de toi moi-même ! Au moins, alors, rien ne pourra m’empêcher de réclamer celle qui me revient de droit ! Savais-tu seulement que je la convoitais bien avant que tu n’arrives dans sa vie ? J’étais à un cheveu de conquérir la fille du plus riche entrepreneur du pays ! Puis du jour au lendemain, elle disparaît subitement. J’ai eu beau chercher, incapable de retrouver sa trace. J’ai donc dû me résoudre à engager Le Marchand pour la débusquer. Lorsque ce dernier est finalement parvenu à la localiser, il m’a appris qu’elle était mariée à un jeune prétentieux dont je n’avais jamais entendu parler de ma vie. J’ai donc fait ce qui s’imposait dans les circonstances : je lui ai aussitôt commandé de t’éliminer. Al relève péniblement la tête, mais est immédiatement puni d’un second coup de pied, cette fois en plein visage. Il culbute par derrière et s’écrase contre le fauteuil sur lequel il a é les dernières minutes à raconter son récit. Il est en mauvaise posture. Si Jeremiah parvient à le neutraliser ou même à le tuer, il lui sera facile de plaider la légitime défense. Surtout avec la drogue que l’on retrouvera dans son sang. Le psychologue aura alors le champ entièrement libre et pourra tenter une nouvelle fois de séduire sa femme. Cette terrible idée fouette Al. Ses paupières s’ouvrent de peine et de misère. Autour de lui, rien de tangible pour lui venir en aide. À moins que…, songe-t-il. Les mains d’Al agrippent la carpette devant lui et tirent avec la force d’un enragé. Jeremiah, qui se tient à l’autre bout, perd l’équilibre et bascule. Sa tête frappe le rebord de la fenêtre, et lui s’écrase dans une mare de son propre vomi. Le tapis vole dans les airs. — Tu t’approcheras plus jamais de Jasmine ! Ni de mon fils ! Toujours étourdi, Al s’élance vers son ennemi avec l’intention évidente de le tabasser, mais il titube et perd pied. Heureusement, il constate que son rival ne bouge plus, plongé dans l’inconscience par le coup reçu à la tête. Soulagé, il profite de ce moment pour souffler. Il s’en est fallu de peu pour que tout rate.
Lorsque sa tête cesse finalement de tourner et que ses forces reviennent à lui, Al se dirige jusqu’à la distributrice d’eau près de la porte. Il s’arrose le visage avec un premier gobelet rempli à ras bord, puis avale les deux suivants. Après avoir poussé un long soupir, il retourne jusqu’au corps inanimé du psychologue, l’agrippe et le tire sur son épaule. Dès l’instant où il sort du cabinet, il aperçoit la secrétaire de Jeremiah, face contre son bureau, les yeux fermés et la bouche grande ouverte. Près de son bras inerte git sur le côté le contenant vide du café qu’il lui a apporté à son arrivée. Parfait, se dit Al. Elle devrait mettre un bon bout de temps avant de revenir à elle. Transportant toujours le corps de son ennemi, il referme la porte sur laquelle on peut lire les inscriptions suivantes : « J.A. Fhar, psychologue ».
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Le Renegade quitte l’autoroute et s’engage dans la voie de service à vitesse modérée. Même si Al meurt d’envie d’arriver à destination, pas question d’excéder la limite permise et de se mettre les flics au cul. Sans jamais lever les yeux sur les immenses panneaux indicateurs, le chauffeur prend à droite peu de temps après et atterrit sur une route sombre et en apparence sans fin. Il a effectué ce trajet tellement de fois au cours de sa vie… Il aurait presque pu s’y rendre les yeux bandés ! Pendant que la chanson Mama du groupe Genesis joue à tue-tête dans l’habitacle, les arbres défilent de chaque côté de la route. D’un mouvement du poignet, il abaisse le bras actionnant le clignotant, signalant qu’il s’apprête à virer à gauche. Après avoir considérablement ralenti, il s’engage le long d’une petite route en pente et croise sur son chemin une énorme enseigne défraîchie sur laquelle il est inscrit : « Agrobak inc. » Tout en bas de la côte, au-delà de l’immense espace de stationnement, se profilent les vestiges d’un impressionnant complexe abandonné. Les quelques lampadaires épargnés par la horde furieuse d’employés licenciés – dont Al a fait partie plusieurs années plus tôt – peinent à éclairer tout le site. L’extérieur du complexe a subi l’assaut de plusieurs vandales, comme en témoignent les
nombreux graffitis, les fenêtres brisées des étages supérieurs et les bouteilles de verre éclatées. Une fois arrivé dans le stationnement, Al se permet une légère accélération. Chauffeur expérimenté, il se fraye aisément un age parmi les transpalettes renversés, les conteneurs à déchets et même plusieurs forklifts. L’environnement lugubre n’est pas sans lui rappeler une ambiance digne des jeux de la populaire série Resident Evil. Son objectif à lui – l’une des nombreuses portes à l’arrière – se trouve de l’autre côté du bâtiment délabré, qu’il se doit de contourner. Seulement, une fois sur la façade ouest, Al ressent un malaise. Bien plus intense que celui dont il a été victime dans le bureau de Jeremiah. Encore une fois, il se sent faillir et vacille rapidement entre deux mondes, tandis qu’il vire à droite. Il presse à peine la pédale de frein que le Renegade percute de plein fouet le mur de béton du bâtiment. Le pare-brise vole en éclats. Le coussin gonflable se déploie. La tête de l’ex-employé d’Agrobak s’y écrase et encaisse un choc brutal. De la fumée s’échappe à l’avant du véhicule, dont la carrosserie se retrouve fripée comme un accordéon. Par le plus miraculeux des hasards, Al parvient à ne pas sombrer totalement. Après avoir poussé un douloureux râlement, il fait rouler sa tête de façon quasi imperceptible sur le volant une fois le coussin de sécurité entièrement dégonflé. Son corps endolori est stationnaire, mais il a l’impression de se retrouver en pleine mer agitée. « Leave me where I am, I’m only sleeping », peut-il entendre résonner tout au fond de son crâne. En poussant mollement contre le tableau de bord, il arrive à s’adosser à son siège. Ses yeux toujours clos, il ne fait rien d’autre que respirer bruyamment durant de longues secondes. Puis, ses paupières s’ouvrent finalement. Ses sens lui reviennent graduellement et la douleur qui l’incendie de l’intérieur s’intensifie. Dès l’instant où il ouvre sa portière, il s’étire le cou et vomit de façon incontrôlable. Commotion cérébrale, diagnostique-t-il en essuyant ses yeux larmoyants. De peine et de misère, il arrive à retirer les clefs du et à se sortir de la carcasse du véhicule. À nouveau, il prend des longues respirations. L’air frais lui fait du bien. Lorsqu’il se juge finalement apte à entamer l’étape suivante de son plan, il ouvre la porte arrière et s’empare d’un coffre à outils rouge tout en métal, un peu plus volumineux qu’une boîte à lunch. Il dirige ensuite ses pas à l’arrière
de la Jeep, où il déverrouille le coffre à l’aide du dispositif attaché à son porteclefs. Il glisse les doigts de sa main libre dans la fente créée et ouvre la porte du coffre. En surgit aussitôt un Jeremiah fou furieux, mais également sonné par l’impact D’un élan aussi violent qu’imprécis, le psychologue tente de le frapper avec la clef de roue que le conducteur avait jugé inutile de déplacer, croyant à tort son ager plongé dans un état léthargique pour une durée beaucoup plus importante. L’effet de surprise l’affectant davantage que le coup reçu, Al tressaille et réplique, atteignant Jeremiah en plein visage avec le coffre à outils. De nouveau sonné, le front entaillé, le psychologue sombre une seconde fois, ses doigts abandonnant l’emprise qu’ils avaient sur l’outil. — Rat sale…, grogne Al. T’as failli m’avoir en te faisant dégueuler. Good move, Doc. Tirant à deux mains le corps inanimé, l’ex-employé d’Agrobak se rend jusqu’à l’une des portes arrière, là où se trouvent les docks, et y glisse l’une de ses clefs, qu’il n’a jamais cru bon rendre suite à sa mise à pied. La porte s’ouvre. À l’intérieur, l’endroit est plongé dans le noir. Heureusement, il en connait chaque recoin par cœur. Il a d’ailleurs choisi cette porte pour y accéder, car il sait qu’elle est celle qui le mènera le plus près de son prochain objectif. — Envoye, ma grosse ! Donne-moi du jus, ordonne-t-il à la génératrice tandis qu’il s’efforce de la remettre en marche. Juste un p’tit dix minutes… La machine tousse un moment, puis s’active finalement, alimentant les éléments de base pouvant permettre à l’usine de fonctionner normalement. Les lumières, elles, ne s’allument pas toutes, mais pour Al, c’est plus que suffisant pour s’orienter. Il a oublié à quel point l’endroit est bruyant lorsque la machinerie s’anime et son mal de crâne a tôt fait de le lui rappeler. Après avoir traversé un labyrinthe de convoyeurs à rouleaux et verticaux, Al et son prisonnier contournent une station d’induction de produits toujours fonctionnelle. — J’aurais vraiment aimé pouvoir te faire vivre les choses dégueulasses que j’ai endurées par ta faute, grommelle Al au cinquantenaire qui revient justement à lui. Comme c’est impossible, je vais devoir me contenter de ça. L’ancien criminel jette au sol son coffre à outils et utilise la main qui vient de se
libérer pour ouvrir une longue trappe située à un mètre au-dessus du sol sur la façade d’un conteneur aux parois métalliques. — Bienvenue au plan B, Docteur ! — M… mais… q… quoi… D’une seule poussée, Al projette son ennemi au fond du conteneur. Même dans un état de semi-conscience, Jeremiah arrive à étirer les bras et limite les dégâts de sa chute. Seulement, lorsqu’il parvient à se relever, Al a déjà refermée la trappe. Comme il s’agit d’un épais grillage, les deux hommes parviennent à se fixer avec mépris, leurs visages se retrouvant à quelques centimètres l’un de l’autre. — Laisse-moi sortir d’ici tout de suite, jeune merdeux ! Tu ne peux pas me garder prisonnier ici ! Ma disparition ne era pas inaperçue. Retrouver ma trace jusqu’ici sera un jeu d’enfant pour la police. — Inquiète-toi pas, Jay. Je te laisse sortir dans cinq petites minutes, promis. Si je t’ai amené ici, c’est simplement pour te raconter une bonne blague. — Une blague ? Mais qu’est-ce que tu crois que j’en ai à f… — Sais-tu c’est quoi la différence entre un psychologue et un bol de céréales ? Sans attendre de réponse, Al écrase un énorme bouton vert de son poing fermé. Jeremiah s’affole ; le plafond au-dessus de sa tête se met à descendre, accompagné d’un bruit de moteur strident. Il doit rapidement fléchir les genoux afin d’éviter d’avoir le cou rompu. Consterné, il comprend qu’il n’a pas été jeté dans un conteneur comme les autres ; il s’agit plutôt d’un compacteur à pression hydraulique. — Y’en a aucune, poursuit Al. J’aime quand les deux font cric-crac-croc… Du regard, il suit Jeremiah s’accroupir en panique. Il ne ressent aucune pitié pour le psychologue. — Arrête ! ARRÊTE ! FILS DE PUTE ! AAAAAARGH ! Étendu sur le dos, les bras et les jambes dressés dans une vaine tentative de
stopper le puissant mécanisme, Jeremiah égraine les dernières secondes de son existence à hurler et à maudire celui dont il n’est pas parvenu à écarter de son chemin pour lui ravir la femme. La presse hydraulique le force à plier les genoux, jusqu’à les ramener sur sa poitrine. Les deux radius, servant brièvement de piliers, sont les premiers à se fracturer dans un horrible craquement sonore, brisant sous la pression comme des cannes de Noël. Les cris décuplent d’intensité. Du sang se déverse des plaies ouvertes, tandis que la presse enfonce les jambes repliées dans le ventre du prisonnier. Les ligaments des cuisses et de genoux cèdent simultanément, telles des cordes de guitare trop tendues. Fémurs et rotules se disloquent et pulvérisent ensuite les côtes, dont les fragments brisés déchiquètent et perforent les organes internes qu’elles sont censées protéger. Aux plaintes agoniques et craquements d’os s’ajoutent alors un bruit de chair lacérée et broyée. Les cris du psychologue ne cessent que lorsque son crâne éclate et que sa cervelle ne se mélange à son tour à cette confiture humaine. La presse s’arrête d’elle-même, une dizaine de centimètres avant de toucher le fond, puis remonte légèrement. Une seconde presse s’active alors, au niveau du sol, raclant le contenu de gauche à droite. Elle s’arrête elle aussi avant d’atteindre la paroi, recule légèrement, puis laisse la place à la troisième et dernière de toutes – un poussoir de quinze centimètres carrés – qui ratisse du fond vers l’avant. Une fois son travail terminé, la machine s’éteint de façon automatique. Al se penche et ouvre une seconde trappe, beaucoup plus petite, de laquelle il extirpe les restes de son rival, soit un prisme rectangulaire extrêmement compacte de chair et d’os broyés dégoulinant de sang frais. Il ouvre ensuite le coffre à outils, vide, et y glisse les restes, qui s’y imbriquent à la perfection. Après avoir refermé et scellé le couvercle, Al se redresse et soulève le coffre jusqu’à la hauteur de son visage. — Pis… pas trop à l’étroit dans tes nouveaux appartements, Jay ? demande-t-il au mort en tapotant le coffre du bout de l’index. Si j’étais toi, je m’arrangerais pour être à l’aise rapidement, tu risques de er l’éternité là-dedans !
• • •
Les coudes appuyés contre l’un des modules du parc situé en face de son
domicile, Al observe par la fenêtre de la chambre sa femme border son fils. Elle lui raconte une histoire, il en est persuadé. Depuis la mort de Jeremiah, c’est déjà la quatrième fois qu’il vient s’installer à cet endroit pour les surveiller, le soir tombé. Il veille sur eux, avec le temps qui lui reste. Ce soir-là, son rituel est cependant interrompu par la sonnerie du téléphone cellulaire qui se met à vibrer dans ses poches. Qui donc peut bien vouloir lui parler à une heure si tardive ? Il ne reconnait pas le numéro qui s’affiche à l’écran. — Oui ? « Al ? C’est Norm ! fait une voix paniquée. Al j… grosse marde, f… m’aides ! » — Normand ? Calme-toi. voyons ! Qu’est-ce qui se e ? Je t’entends super mal ! La communication est extrêmement mauvaise. La ligne grésille et menace de couper à tout moment. « Al… coupe. Écout… chercher tout d’sui… institut Crowley, pr… ça presse… faire tuer… » Clic ! Plus rien. Al recompose le numéro du dernier appel reçu, mais n’obtient aucune réponse. La panique s’empare de lui. Son frère a des ennuis et a besoin de lui. Il n’a plus de voiture depuis que la sienne s’est écrasée contre l’édifice de son ancien employeur et aucun autobus ne se rend jusqu’à l’institut. Pendant une seconde, il songe à téléphoner à sa femme, mais se ravise. Pas question de l’impliquer dans cette histoire après lui avoir fait ses adieux. Il doit certainement exister une autre solution. À moins que…, pense-t-il soudain. Ses mains se ruent dans ses poches cargo. Elles ne mettent que peu de temps à trouver ce qu’elles espéraient y trouver : un petit carnet rouge, celui ayant jadis appartenu à Rajah. Il en tourne rapidement les pages, jusqu’à ce que ses yeux se posent sur le nom qu’il espérait y trouver. Cinq secondes plus tard, il compose le numéro de téléphone associé au nom en question. À l’autre bout du fil,
quelqu’un décroche. — Allô ? Je… je parle bien à Razoul ? « … » — C’est moi… Al, le chauffeur. On s’est vus quelques fois par le é. On a… « … » — En fait, je t’appelle parce que j’ai besoin que tu m’aides. Je suis dans marde, j’ai personne qui peut m’aider, pis je suis tombé sur ton numéro en fouillant dans le calepin de Rajah. J’ai pas d’autres recours. « … » — Écoute Razoul, mon frère a des ennuis. Faut que j’aille le chercher, pis le connaissant, c’est sûrement dangereux. J’ai juste besoin d’un lift pour me rendre à lui, pis peut-être pour casser deux ou trois gueules rendus là-bas. Je suis prêt à te payer 100 000 piastres ! « … » — Si t’acceptes, je te refile même le carnet de Raj en prime ! Ma parole que c’est l’unique copie. Avec ça, plus personne va pouvoir te redre, ni savoir que t’existes. Si tu me fais pas confiance, tu pourras même me tuer une fois mon frère sorti du pétrin. Il me reste pas long à vivre, de toute façon… « … » — J’vais être devant le Gérard Patate de Fabreville dans dix minutes. Ramènetoi le plus vite possible. Je t’attends…
Épilogue
Un faisceau lumineux s’étirant sur un axe vertical apparaît à l’autre bout du cachot. Quelqu’un vient d’en entrouvrir la porte, permettant à la lumière de l’autre côté de se glisser partiellement à l’intérieur. Des voix résonnent ensuite, s’exprimant dans un langage qu’ils reconnaissent mais n’arrivent pas à comprendre. Une fois la discussion terminée, la porte est poussée et des silhouettes pénètrent dans la pièce lugubre, l’une d’entre elles beaucoup plus imposantes que les autres. — De tous les asticots que j’ai entretenus sous mon toit, vous deux êtes certainement les plus bêtes ! Vous aviez réussi à vous enfuir… mais votre incroyable stupidité vous a poussé à retourner de votre plein gré dans la gueule du loup. — Dans la gueule de l’hippopotame, plutôt ! Ha ! Ha ! Ha ! L’un des gardes armés balance la crosse de son arme automatique à la mâchoire de McLaurin, ficelé de chaînes des chevilles aux épaules, et le fait taire. À sa droite, Vézina se trouve dans un état aussi lamentable que le sien. — Vous ne vous échapperez pas cette fois, leur annonce l’impératrice. Vous m’avez certes coûté cher en hommes de main, mais vous vous méprenez si vous croyez que vous aviez une chance de m’éliminer. Pour ce séjour-ci, je vais personnellement m’assurer que vous trouverez le temps incroyablement long ! Sauf si… Badroulbadour laisse planer un long silence. — … si vous me dites dans qu’elle direction s’est en allé le troisième ver de terre.
FIN
Remerciements
Tout d’abord, merci à Simon Rousseau de m’accueillir dans la famille des Contes Interdits, concept avec lequel je suis tombé en amour dès le Jour 1, avant même d’avoir publié mon premier roman. C’est toujours un plaisir et un honneur de travailler avec toi, peu importe la nature du projet. Merci à tous les autres auteur(e)s qui ont écrit un conte avant moi. Grâce à vos merveilleuses œuvres dépravées, non seulement l’engouement ne s’est pas essoufflé, mais il est aujourd’hui plus fort que jamais. Sans votre talent et votre imagination perverse, je n’aurais pas pu me greffer au collectif et y inclure ma touche d’excentricité. Merci à Mélanie et à Catherine, qui se sont respectivement occupées de la révision linguistique et de la mise en page. Un merci tout spécial à Maude Vézina, lectrice en or et une personne aussi généreuse qu’extraordinaire ! J’espère sincèrement que ton caméo t’a plu ! Pour terminer, à vous tous qui plongez tête première dans chacun des univers que je crée, et grâce à qui je peux partager une partie de la douce folie qui m’habite, merci de tout mon cœur ! Rien ne serait pareil sans vous !
David
DU MÊME AUTEUR
Minerun : L’Enquête, Éditions ADA, Collection Panache, 2018
Minerun : La disparition, Éditions ADA, Collection Panache, 2019
Héros Fusion : Fourmi McCool, Éditions ADA, Collection Scarab, 2020
DEAD : Le plus nul des pirates, Éditions Scarab, 2020
Les fils d’Adam, Éditions Corbeau, 2021
Les Contes Interdits : Aladin, Éditions ADA, 2021
Pour suivre David Bédard sur Facebook : @Davidbedardauteur
Les 3 p’tits cochons par Christian Boivin
Blanche Neige par L.P. Sicard
La petite sirène par Sylvain Johnson
Peter Pan par Simon Rousseau
Le joueur de flûte de Hamelin par Sylvain Johnson
Pinocchio par Maude Royer
Le petit chaperon rouge par Sonia Alain
Raiponce par L.P. Sicard
La reine des neiges par Simon Rousseau
Boucle d’or par Yvan Godbout
Le vilain petit canard par Christian Boivin
La belle au bois dormant par L.P. Sicard
Rumpelstiltskin par Maude Rücksthül
La belle et la bête par Simon Rousseau
Cendrillon par Sylvain Johnson
Le livre de la jungle par Maude Royer
La chasse-galerie par Gabriel Thériault
Jack et le haricot magique par Vic Verdier
Scrooge par L.P. Sicard
Barbe bleue par Steve Laflamme
Hansel & Gretel par Yvan Godbout
SEPTEMBRE 2021
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