Charles Devillaine
Parfum de Rose Roman
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Du même auteur
Avant-propos
Gare de Montbéliard, je traverse vivement la salle des pas perdus. Sur la place, rangés le long du trottoir, deux camions de l’armée attendent moteur tournant, et les militaires de retour de permission, arrivés au même train que moi, grimpent à l’arrière. Trois taxis sont garés au bout de la place, je m’installe sur la banquette arrière de la première voiture et le chauffeur me dépose vingt minutes plus tard à la porte de l’usine. Il est sept heures trente, je me présente pour ma première journée de travail ; aujourd’hui, je commence une nouvelle vie. Malgré une légère angoisse, je savoure cet instant où je me défais de mes derniers liens d’une décennie de galère. En ce froid matin d’hiver, je tourne résolument le dos à une existence morose et insipide. Mon horizon s’élargit. Je découvre un nouveau monde, un espace plus lumineux, un univers où je suis désormais un homme libre, enfin presque. Au moment de quitter mes parents, mon père m’a dit : « Là où tu vas, c’est la Sibérie ! » Il a sans doute un peu exagéré, mais c’est vrai qu’il fait très froid. L’air est vif et me lacère le visage. La rue est propre et sèche, mais quelques tas de neige subsistent sur les trottoirs. Il y a douze heures que j’ai quitté ma contrée natale, douze heures pour changer de vie.
*** C’est ainsi que j’ai vécu mes premières heures en Franche-Comté, une journée glaciale de février comme il y en a souvent durant les hivers comtois. Venu travailler pour quelques mois dans le Doubs afin d’échapper à un milieu qui ne m’avait apporté que déboires et désillusions, je ne savais pas encore que j’allais y rester près de cinquante ans. Ma première impression fut de constater qu’en fait, il y avait dans ce coin du Nord Franche-Comté, deux populations qui répugnaient à se mêler ; les natifs du
pays et les autres. Les autres, ceux qui, comme moi, étaient venus d’autres régions de , chercher du travail, mais aussi, et en plus grand nombre, des travailleurs immigrés essentiellement d’Europe centrale et d’Afrique du Nord. Une faune que les natifs du pays regardaient avec une méfiance qui ne favorisait pas les rapprochements. Pour autant, il ne s’agissait pas d’une hostilité, juste peut-être pour les uns la crainte d’être submergé par les autres. Seul et un peu perdu dans une population cosmopolite et bigarrée, j’ai résolument pris le parti de me fondre dans ce paysage où, finalement, je me trouvais plutôt bien. Très vite, j’ai cherché à mieux le connaître et petit à petit, j’ai fini par l’aimer et je me suis senti tout aussi vite adopté. Aujourd’hui, cinq décennies plus tard, j’ai eu envie d’en parler sous la forme d’un roman. Certains vont peut-être, au hasard des chapitres, y croiser des personnages ressemblant à des gens qu’ils ont rencontrés un jour ou l’autre dans leur famille ou parmi leurs amis. Pour terminer, j’ajouterais que si on cherche Clairvallon sur une carte, on ne le trouvera pas. En revanche, au cours d’une promenade, on pourra découvrir de nombreux villages qui auraient pu être le cadre de ce roman. C’est de ces villages-là que je me suis inspiré pour imaginer Clairvallon. Quant aux personnages, ils sont inspirés par des rencontres, dont certaines parfois très brèves, faites tout au long de ma vie, et à qui j’ai donné un rôle et mis en scène dans la même pièce qu’ils ont jouée à leur insu, et sans s’être jamais rencontrés. Mais ne nous y trompons pas, cette histoire est bien une fiction.
Première partie
Les enfants du Lomont
1
Lorsque deux êtres que tout oppose deviennent inséparables par une fantaisie de la nature et d’une foucade du hasard, on peut prédire sans risque de beaucoup se tromper que leur existence ne sera pas un long fleuve tranquille.
Protégé par les hautes falaises du Massif du Lomont¹, Clairvallon abrite une centaine d’âmes qui vit au rythme de la nature, autour de leur clocher à la toiture galbée comme la plupart des clochers comtois. Ce petit bourg de caractère tient sa spécificité au fait que tous les habitants, ou presque, y sont nés. Oh bien sûr, il y a tout de même quelques étrangers, des gens venus du Haut pour s’installer, ici, dans le Bas. La famille Prêtre par exemple, des gens originaires de Charquemont à quarante kilomètres de là, font exception et ont fini par être adoptés. Mais pour tous les natifs du village, il n’est pas question d’aller s’installer ailleurs. Tous ceux qui, un jour, en sont partis tôt ou tard sont revenus se mettre à l’abri de leur « montagne ». Parler de montagne pour évoquer le Lomont doit faire sourire les Chamoniards, mais pour les Clairvallonnais, même si elle n’est pas très haute, c’est leur montagne protectrice et rassurante. L’Histoire de la Franche-Comté a démontré que grâce à sa forêt épaisse et ses hautes falaises abruptes, lorsque des nécessités impérieuses survenaient, on ne pouvait nulle part ailleurs trouver meilleur abri. Même le grand César s’y est cassé le nez. Dans ce pays où l’on met un déterminant devant les noms et les prénoms, il fait bon vivre même si le climat y est parfois rude, l’hiver. Malgré tout, quel bonheur que d’y voir fumer le tuyé² de l’Alphonse Rémonnay, ou la Claudine Boillot trancher son brési pour le souper, ou encore surprendre la beuyotte du village, gaupée comme une gouillante, arquer dans les champs et les bois alentour et revenir avec ses cornets remplis de cramaillots, de brimbelles ou de pieds-demouton. Ce village-là, s’il ressemble à beaucoup d’autres dans la région, a cependant une
particularité étrange ; il y court une légende colportée depuis des lustres, de maison en maison, par les anciens de chaque famille. Selon une rumeur qui remonte à… on ne sait plus vraiment quelle époque, un général, paraît-il, enfant du pays serait revenu à Clairvallon après moult batailles, et y aurait caché son magot ; un pécule accumulé petit à petit au fil de ses campagnes. Depuis, tout le monde le cherche, mais personne ne l’a encore trouvé, au point que l’on a fini par se demander s’il existe vraiment. C’est un secret de famille que l’on se transmet de génération en génération jusqu’à ce que l’on n’en connaisse plus l’origine ni même l’historicité précise. Mais ça ne fait rien, les Clairvallonnais continuent de chercher en rêvant de fortune, d’or, de bijoux et de pierres précieuses. Car il ne fait de doute pour personne que le bas de laine d’un général guerrier ne peut être autre chose qu’une sorte de trésor de pirate, un magot dont la valeur augmente curieusement à chaque age d’une génération à l’autre. Aujourd’hui, on en reparle de temps en temps, et le soir autour du traditionnel souper : jambon fumé, patates grillées, cancoillotte et salade verte, les anciens racontent ce qu’ils croient savoir sur la Légende du magot du général. C’est là, au nord de la Franche-Comté, dans cette verdoyante et paisible nature, que vivent les Petitcollin et les Delavenne. Deux familles qui, pour l’heure, ne se connaissent que de nom, mais que le destin, aidé d’un curieux hasard, va tout à coup rapprocher.
***
La salle d’accouchement de la maternité de l’hôpital de Montbéliard est en effervescence, Ginette Petitcollin et, dans le box voisin, Louise Delavenne, sont au travail. Toutes les deux se préparent à mettre au monde d’un instant à l’autre leur premier enfant. Dans une pièce toute proche réservée aux pères, il règne une tout autre ambiance. Gilbert Petitcollin et Roland Delavenne, les futurs papas, une canette de bière à la main et l’oreille collée à un petit poste de radio, suivent la retransmission d’un match de Coupe de de football entre le club local de Sochaux, et Nancy le voisin lorrain. Un derby dont le vainqueur sera qualifié pour les quarts de finale. Pour Sochaux qui a remporté le match aller 1 à 0, un
score nul suffit. Mais pour l’heure, c’est Nancy qui a ouvert la marque.
***
La sage-femme, assistée d’une infirmière et d’un jeune interne, va d’un box à l’autre, essayant de deviner laquelle des deux parturientes enfantera la première. Elle n’ose pas imaginer qu’elles accouchent toutes les deux au même moment, ce serait une première tout à fait improbable. Pourtant, elle doit vite se rendre à l’évidence, ce qu’elle craignait va finalement se produire. Parfaitement synchronisés, comme si elles avaient répété avant, et au prix d’un ultime effort, les deux bébés paraissent en même temps et poussent leur premier cri dans une harmonie quasi parfaite ; une fille pour Ginette et un garçon pour Louise. Dans la pièce voisine, les hommes exultent eux aussi, mais pas pour la même raison ; à la dernière minute du match, Sochaux marque juste avant les trois coups de sifflet qui indique la fin de la rencontre, et se retrouve de ce fait qualifié pour jouer le prochain tour de la Coupe de . Laissant trop bruyamment éclater leur joie, ils n’ont pas entendu leurs enfants s’ouvrir à la vie. L’interne regarde la pendule et note sur les deux fiches l’heure de naissance des bébés : vingt-deux heures trente-cinq. Clairvallon compte désormais deux âmes de plus : Rose Françoise Marie Petitcollin, et Pierre-Loup Raymond Fulbert Delavenne.
***
Les Petitcollin sont descendus de Fournet-Blancheroche dans le Haut, pour s’installer après leur mariage dans le Bas à Clairvallon, où ils ont acheté et rénové une maison de village à la lisière des champs. Ginette Petitcollin, la nouvelle maman, tient une parfumerie institut de beauté à Montbéliard. Tout ce que la ville compte, de petites bourgeoises oisives et fortunées, constitue l’essentiel de sa clientèle. Quant à son mari Gilbert, il a abandonné l’horlogerie
pour l’automobile. À Belchamp, au centre d’essai Peugeot, à la Peuge comme disent les gens d’ici, il se flatte d’y occuper un poste à hautes responsabilités, un vocable générique volontairement flou qui évite d’avoir à donner plus de précisions, secrets industriels et confidentialité obligent, en laissant planer une ambiguïté sur le niveau réel de ses fameuses hautes responsabilités. Un couple sans histoire et aux revenus confortables, bien dans l’air du temps, menant une vie calme à peine altérée par leur fille unique Rose, adorable petite peste turbulente qui ne rate jamais une occasion de mettre un peu d’ambiance dans le foyer qu’elle semble trouver parfois trop calme.
***
Non loin de là, au lieu-dit Le Chardonnier, en coupant au milieu des champs par une charrière – chemin pierreux – afin d’éviter un long détour, chez les Delavenne, La Grange-Ferrière en impose par son corps de ferme couvert d’un immense toit à deux pans, et aux pignons brisés en demi-croupe qui, comme le clocher de l’église, est typiquement comtois. Cette bâtisse qui regroupe le logis, l’étable et la grange, formait à l’origine l’unique bâtiment de l’exploitation. Sur le linteau de la porte d’entrée, le bâtisseur de l’époque a gravé 1770 comme année de construction, ce qui en fait une des plus anciennes maisons du village encore debout. Un peu à l’écart, d’autres agencements plus récents sont venus compléter l’ensemble au fur et à mesure des besoins : une soue, un poulailler, un hangar pour le matériel, et enfin l’écurie de l’imposante et puissante jument comtoise à la robe havane et la crinière dorée. Bien campée sur ses larges sabots, elle reste indispensable pour certains travaux et de ce fait n’a toujours pas été complètement détrônée par le tracteur. Sur un monticule, à une dizaine de mètres, trois sapins, vestiges de trois Noëls d’antan et plantés là après la fête, se dressent comme un calvaire, dont le plus grand, celui du milieu, dée maintenant, et de beaucoup, le toit de la maison. Et puis, au bout d’une longue chaîne, le chien Youky donne de la voix avec une intonation différente selon que les visiteurs sont des habitués amis, des inconnus, ou des indésirables. Alceste Delavenne, l’Alceste comme l’appellent tous ceux qui le connaissent, c’est-à-dire la plupart des gens du village, est le propriétaire de cette imposante ferme. Un veuf bourru qui cache une anxiété viscérale derrière un comportement
autoritaire et avare. Il est officiellement en retraite et reçoit pour cela les subsides de la Mutualité Sociale Agricole. Le versement de sa pension est en principe conditionné à une ation complète et irréversible de pouvoir à son fils aîné Fulbert qui, à bientôt quarante ans, aimerait bien avoir, seul, la maîtrise de l’exploitation. Mais le père ne l’a jamais entendu ainsi. Il n’a accepté la retraite que pour toucher la pension de la MSA. Dans les faits, un paysan ne prend jamais complètement sa retraite. Pour lui, c’est toujours sa ferme, celle qu’il a héritée de son grand-père, l’Eusèbe Delavenne, il en est encore le patron et il entend bien le rester aussi longtemps que ses forces le permettront.
***
Autrefois, au Chardonnier, plusieurs fermiers se partageaient et cultivaient quelques parcelles, et comme son nom le laisse supposer, le chardon y poussait plus facilement que la pomme de terre. Abandonnées par les hommes à cause de la guerre en 1870, les femmes étaient parties en ville avec les enfants pour chercher du travail et afin de survivre. À la fin de la guerre, les hommes qui en étaient revenus tentèrent de reprendre l’exploitation des terres, mais en deux ans, tout avait été envahi par les ronces et surtout les chardons qu’on aurait cru avoir été semés par on ne sait quelle main de géant, et qui occupaient désormais pratiquement tout l’espace. Découragés devant un tel désastre, ils se résignèrent à quitter définitivement ce coin de nature décidément trop inhospitalier. Dans la vallée le long des rives du Doubs, à Mandeure, Valentigney et Audincourt, des usines prospéraient en fabriquant des articles ménagers, des bicyclettes et de l’outillage, et où on cherchait de la main-d’œuvre. Puisque les femmes qui avaient eu le temps de s’habituer au confort de la ville rechignaient à retourner dans cette campagne devenue trop hostile, les hommes abandonnèrent à leur tour leur statut de paysan pour devenir ouvriers. Parmi les familles ainsi exilées, il y avait les Delavenne et leur petit garçon Eusèbe qui venait de naître. Devenu un homme, Eusèbe décida de retourner à Clairvallon pour faire revivre La Grange-Ferrière. Il fit toutes les démarches pour racheter, parfois pour une bouchée de pain, les parcelles laissées à l’abandon par des propriétaires trop heureux de se débarrasser de leur encombrant patrimoine. Puis il acheta deux vaches, quelques chèvres, un fort
étalon comtois, une charrue et quelques outils, il remit en état le corps de ferme et s’y installa. Tandis que les chèvres se régalaient des ronciers, il travailla sans repos du lever au coucher du soleil, déracinant un à un les chardons, et dans chaque parcelle nettoyée, il plantait, semait ou en faisait un pré à foin, ou encore y parquait ses vaches. Quelques années plus tard, La Grange-Ferrière avait retrouvé une allure moins sauvage ; dans de la terre bien grasse, les chardons avaient pratiquement disparu et laissé la place aux pommes de terre et au blé, et dans les pâtures, de la bonne herbe nourrissait maintenant un troupeau d’une dizaine de vaches montbéliardes. Eusèbe épousa une fille de Clairvallon qui lui donna huit enfants, un garçon et sept filles. Mobilisé au tout début de la guerre de quatorze, l’unique garçon de l’Eusèbe, qui s’était marié avant de partir redre son régiment, mourut sous les balles teutonnes dès son premier engagement sur le front. Quelques mois plus tard, sa veuve mit au monde un petit garçon qu’elle appela Alceste.
***
Fort de cet héritage qu’il n’est pas disposé à abandonner, l’Alceste Delavenne continue donc à diriger la ferme à sa manière, une exploitation qu’il avait su faire prospérer, comme son grand-père l’avait fait avant lui, en rachetant des terres et des parcelles de bois chaque fois qu’il s’en trouvait une disponible, et que les paysans abandonnaient les uns après les autres pour aller travailler à Sochaux dans l’usine où maintenant, on produisait des automobiles. La paye était bonne et la vie en ville plus confortable. Tandis que lui, l’Alceste, digne successeur de l’Eusèbe, il était resté et il est devenu le fermier le plus riche du canton. Mais cette opulence ne l’a pas rendu plus dépensier ; c’est lui qui tient encore les cordons de la bourse, son fils Fulbert étant confiné dans un strict rôle d’exécutant, excluant toute prise d’initiative. Quant à la Muguette, la belle-fille, elle doit de beaucoup de diplomatie pour obtenir, de son beau-père, un peu d’argent pour faire les courses ou de quoi s’acheter une robe ou des sousvêtements ; toute dépense doit être justifiée. Le deuxième fils, le Roland, ne s’est jamais senti l’âme d’un paysan et a préféré apprendre le métier de boulanger. Avec sa femme, la Louise, une fille de la ville qui ne s’est, elle non plus, jamais
habituée à la campagne, il a repris l’unique boulangerie du village. Au début, Alceste les a aidés en se portant caution pour acheter le fond et payer le matériel du fournil ; celui cédé par l’ancien propriétaire étant devenu trop vétuste, il avait fallu le remplacer. Mais sa générosité n’était pas complètement désintéressée et, lorsqu’il vient à la boutique, il arrive toujours en terrain conquis et fait comme chez lui ; il se sert en pain et en viennoiserie et ne paye jamais ce qu’il emporte. Louise ne e plus cette situation et rêve de retourner à Belfort, sa ville natale, où ils pourraient avoir une boulangerie plus importante et qui leur rapporterait plus. C’est dans cette atmosphère parfois pesante que grandit Pierre-Loup, le fils unique de Roland et de Louise.
***
Quelques années sont ées, Pierre-Loup est un enfant calme et docile, mais aussi très influençable. Ses résultats scolaires sont plutôt bons, mais ils pourraient être meilleurs s’il ne se contentait pas de travailler à minima, juste pour se maintenir un peu au-dessus de la moyenne. En revanche, Rose est une fillette enjouée, turbulente et imprévisible. Douée d’une intelligence remarquable, elle s’enorgueillit d’être toujours première de la classe. Ce serait une enfant charmante si elle se contentait de mettre son énergie essentiellement à ses devoirs d’école. Seulement voilà, si Rose est promise à un bel avenir, les espérances de ses parents sont quelque peu ternies par un comportement étrange. Bipolaire, elle est capable de er sans transition du calme serein au courroux dévastateur à la moindre contrariété. Des sautes d’humeur spontanées toujours suivies d’une bouderie qui peut durer de quelques minutes à plusieurs heures, voire une journée entière. Rose et Pierre-Loup fréquentent l’unique classe de l’école du village, assis l’un à côté de l’autre sur le même banc en cours de CM2. À la récréation, Rose joue à des jeux de filles avec ses copines et Pierre-Loup aux billes ou au béret avec les garçons. Cependant, comme des jumeaux, ils ne restent jamais bien loin ni très longtemps sans éprouver le besoin de se rapprocher. Les jours où ils n’ont pas cours, ils se retrouvent dans leur cachette secrète pour
s’isoler, là où ils sont certains qu’on ne les dérangera pas. Dans le bois, derrière La Grange-Ferrière, il y a une petite clairière qu’ils sont les seuls à connaître, du moins le croient-ils, tout en haut d’une combe, une trouée accessible en se frayant un age dans une beuse, une sorte de tunnel de verdure que l’on ne peut traverser qu’en courbant l’échine. Ils s’y retrouvent tous les mercredis et les samedis, pour un après-midi de jeux, pendant quelques heures, ou jusqu’à la prochaine bouderie de Rose. Les Grandes Vacances approchent, dans deux mois, leur dernière année d’école primaire va s’achever ; en septembre, pour tous les deux, ce sera le collège. Ce mercredi-là, ils s’en vont au bois cueillir du muguet et, tout en cherchant les clochettes blanches et parfumées, ils papotent. Rose est bien décidée à ne pas se fâcher. Elle et lui se considèrent depuis toujours comme frère et sœur. Lorsqu’elle avait commencé à parler, il lui était difficile de prononcer le prénom de son frère, elle l’appelait Pilou, un diminutif qu’elle utilise depuis pour marquer leur complicité. Elle l’aime bien son frère, alors elle va faire un effort. La perspective de changer d’école à l’automne l’inquiète, elle lui demande : « Tu vas où à la rentrée ? — Au collège à Blamont… et toi ? — Ben moi, je vais aller au Collège Guynemer à Montbéliard. — Wouah… à Montbé ! T’en as d’la chance. — Maman dit que le collège Guynemer c’est mieux qu’à Blamont ou à Pont-deRoide. — Ah oui, je vois… Blamont c’est pas assez bien pour toi, mademoiselle, il lui faut un collège en ville, c’est forcément mieux. — Mais non ! C’est seulement que pour moi, ce sera plus pratique pour y aller, je n’aurai pas besoin de prendre le car, ma mère va pouvoir m’emmener en voiture en allant travailler. — Alors on ne se verra plus ? — Mais si ! Le midi, je vais manger avec ma mère et si tu veux, on se verra tous
les soirs. — Tu parles ! Je te connais, tu vas rencontrer d’autres copains et copines et tu m’oublieras. — C’que tu peux être daubo… Je m’en fiche pas mal des autres. — Tu dis ça maintenant, mais je te parie qu’au bout d’une semaine… — Ah mais arrête Pilou, tu m’énerves à la fin. Il faut toujours que tu compliques tout. … Ben, tu sais quoi ? J’en ai marre de toi, débrouille-toi tout seul, moi, je rentre. — Rose ! Reviens ! — Adieu ! J’veux plus jamais te voir ! » Et ça se termine toujours ainsi, encore une fois sa bonne résolution n’aura pas tenu bien longtemps. Ces deux-là, depuis leur naissance, sont quasiment inséparables et pourtant, il ne s’est sûrement pas é une semaine sans qu’ils ne se fâchent à cause de Rose et de son caractère soupe au lait. Heureusement, ses petites brouilles ne durent jamais bien longtemps, et Pierre-Loup s’en est fait une raison, il sait bien que tôt ou tard elle reviendra. Marchant d’un bon pas, elle s’en va en bougonnant. Toute à sa rogne, elle ne se rend pas compte que sa robe se prend dans les ronces qui séparent le bois du pré. De rage, elle tire dessus sans précaution et déchire le fragile tissu. Elle en veut à Pierre-Loup, il faut toujours qu’il la provoque et elle n’aime pas ça, et d’avoir fait un accroc à sa robe ça l’énerve encore davantage. Elle maugrée intérieurement : « Mince, ma robe est déchirée maintenant, C’est de sa faute aussi, il est jamais content. Maman va encore râler, sauf… sauf si je lui ramène du muguet, peut-être qu’elle criera moins. »Son pas se fait plus lent, plus mécanique aussi. Elle réfléchit, elle ne veut pas se brouiller avec Pilou et il lui faut du muguet, alors elle fait demi-tour. Lorsqu’elle le retrouve, il a déjà un gros bouquet dans la main. En la voyant revenir, il lui offre son muguet, elle lui sourit et lui donne un baiser sur la joue : « Merci Pilou, tu es gentil, je vais t’aider à en cueillir pour ta maman.
— Wouah ! Qu’est-ce qui t’est arrivé, lui fait-il en voyant sa robe déchirée ? — Elle s’est accrochée dans les ronces et j’ai tiré dessus… J’aurais pas dû, et voilà. — Ta mère va te mettre une de ces avoines ! — Je vais lui donner les fleurs, ça aidera à faire er la pilule. — Tu crois que ça suffira ? — Ben… il faudra bien. » Sur le chemin du retour, elle lui dit que l’autre jour en entrant dans la boulangerie, elle a entendu ses parents se disputer : « Ils criaient, j’ai eu peur et j’ai failli m’en aller sans acheter de pain. — C’est à cause de mon grand-père. — Il est pas marrant ton grand-père, moi, des fois il me fait peur. — Tu ne devrais pas avoir peur de lui, il t’aime bien, tu sais. — Ah bon ! C’est lui qui te l’a dit ? — Pas à moi directement… une fois, il a dit à mon père que tu es une brave petite et qu’il est plus tranquille quand je suis avec toi… mais il n’aime pas ma mère parce qu’elle lui reproche de ne pas payer son pain. — Elle a raison, pourquoi il ne paye pas ? — Parce qu’il dit que la boulangerie est à lui puisque c’est lui qui a prêté l’argent pour que mes parents puissent l’acheter. — C’est vrai ? — Oui, mais ma mère lui a dit un jour qu’avec ce qu’ils ont déjà remboursé, plus tout ce que mon père avait fait à la ferme sans être payé, il ne lui devait plus rien. — Elle a eu raison, tu crois ?
— Je sais pas… tu sais, moi les histoires des adultes j’y comprends pas grandchose. Mon père dit des fois qu’il veut vendre la boulangerie pour en acheter une en ville, parce que Clairvallon, c’est trop petit et trop près de la ferme du grandpère. — Où ça en ville ? À Montbé ? — Non ! Ma mère voudrait aller habiter à Belfort. — Malheur ! On ne pourra plus se voir, Belfort, c’est vachement loin. — T’en fais pas, d’ici qu’on ait l’argent pour s’y installer, c’est pas demain la veille qu’on va déménager. » À son retour à la maison, Rose est dans ses petits souliers, elle tente de faire une diversion. Avant même d’entrer, elle s’écrie joyeusement : « Maman, je t’ai cueilli du muguet, regarde comme il est beau. — Oh merci ma chérie… c’est gentil. » Mais son ton change vite lorsqu’elle découvre l’état de la robe de sa fille : « Mon Dieu, mais qu’est-ce que tu as fait ? Regarde ta robe, elle est fichue maintenant… Ce n’est pas possible, tu ne changeras donc jamais. Tu vas voir ton père quand il va rentrer, la rouste qu’il va te mettre. — Mais maman, j’ai pas fait exprès… — Encore heureux que tu ne l’aies pas fait exprès. Je t’ai déjà dit cent fois de mettre de vieux habits quand tu vas traîner dans le bois. Va te changer, et je t’interdis de ressortir aujourd’hui… Tu dois bien avoir quelque chose à faire… des devoirs, ou des leçons à apprendre. — Mais maman ! J’ai déjà tout fait ! — Et bien recommence et arrête de répondre. Maintenant, fiche-moi la paix, va dans ta chambre, je ne veux plus t’entendre. » Rose s’enferme et s’étend sur son lit les mains derrière la tête en se disant que le
plus gros de l’orage est é. Elle n’a pas peur de son père, elle sait comment le faire fondre avec un « papa, je t’aime » et un super gros câlin. Bien sûr, il ne sera pas dupe, il va bien se douter qu’elle a quelque chose à se faire pardonner. Mais quand il rentrera, sa mère sera calmée et tout devrait bien se er. Et en effet, tout s’est déroulé comme elle l’avait prévu, Maman a retrouvé son calme et mis le bouquet de muguet dans un vase, papa a eu droit à un « je t’aime papa » avec un gros câlin très fort de sa fifille unique et préférée, et la robe est allée redre la boîte à chiffon.
***
Le soir, lorsque Rose est couchée, et avant qu’elle ne s’endorme, son père vient l’embrasser et lui souhaiter une bonne nuit. Un rituel dont il ne s’est jamais départi depuis la naissance de sa fille. Ce soir-là, elle lui dit : « Dis papa, je peux te demander quelque chose ? — Bien sûr ma chérie. — Pourquoi Pierre-Loup a un grand-père et que moi je n’en ai pas ? » Gilbert est surpris, il ne s’attendait pas cette question. En père attentif, il met toujours un point d’honneur à répondre aux interrogations de sa fille, il répugne à devoir lui dire qu’il ne sait pas, parce que pour une petite fille, un papa a forcément une réponse à tout. Il n’a qu’une seconde pour trouver comment lui expliquer pourquoi elle n’a plus de grand-père : « C’est un peu compliqué, disons que tu en as eu deux… comme tout le monde, mais ils ne sont plus là. — Ils sont où ? — Au ciel sans doute… du moins, je crois. — À l’école, tous les enfants parlent de leurs grands-parents, moi, je peux pas…
— Écoute, je vais t’expliquer. Quand j’ai connu ta maman, elle n’avait pas de papa ni de maman, elle venait de l’Assistance… — C’est quoi l’Assistance ? — Ce sont des gens qui s’occupent des enfants abandonnés ou orphelins. Ils leur trouvent des familles pour les élever. Je t’ai déjà parlé de FournetBlancheroche… — Oui, c’est là-haut… le village où vous avez grandi maman et toi. — C’est ça, à l’époque ta maman était placée dans une famille d’accueil, elle n’a jamais connu sa mère ni son père. Lorsqu’elle est née, sa maman ne pouvait pas s’occuper d’elle… — Pourquoi ? — Parce qu’elle était très jeune, toute seule et sans travail, et comme ta maman était encore un bébé elle a été recueillie par l’Assistance. Ensuite, elle a connu plusieurs familles d’accueil et elle s’est retrouvée à l’adolescence à FournetBlancheroche tout près de là où j’habitais avec mes parents. — Et ton papa à toi ? — Mon père était paysan, nous vivions pauvrement, la ferme était trop petite et ne rapportait pas suffisamment pour nous élever ma sœur et moi. Quand j’ai été en âge de travailler, mon père m’a placé comme apprentis dans une petite usine d’horlogerie à Morteau. De son côté, maman faisait son apprentissage chez une esthéticienne elle aussi à Morteau. On se voyait souvent pendant nos heures de sortie. Tous les deux apprentis ça nous a rapprochés, on s’est aimés et plus tard, nous nous sommes mariés. Un jour mon père, ton grand-père donc, a eu un accident ; en allant chercher les vaches au pré afin de les rentrer pour la traite, il s’est fait charger par son taureau qui lui a donné plusieurs coups de corne au ventre, le tuant sur le coup. Ma mère ne s’en est jamais remise. Petit à petit, elle a sombré dans la dépression et elle s’est laissée mourir de chagrin. Ma sœur et moi, nous avons dû vendre la ferme. J’ai quitté l’usine d’horlogerie et avec l’argent de la ferme, on a acheté la maison, et maman a pu s’installer à Montbéliard… » Rose n’écoute plus, elle a fermé les yeux, son père dépose délicatement un
baiser sur son front. Elle dort.
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C’est lorsque nous sommes séparés d’un être proche que l’on se rend compte combien il nous est cher.
La voiture roule vite, comme d’habitude Ginette est en retard. À ses côtés, Rose regarde défiler les arbres et les vertes prairies comtoises où paissent des vaches montbéliardes blanches et rouges. Puis c’est la traversée de Pont de Roide, age obligé et toujours encombré à cette heure-ci, Le Fourneau, Les ForgesBourguignon, et la plaine de Mathay, la portion sans doute la plus dangereuse du parcours, droite et large avec ses trois voies sur plus d’un kilomètre, les autos roulent toujours bien au-delà de la vitesse autorisée. Comme tous les jours, nerveusement, Ginette suit le mouvement. Se sentant prisonnière de ce flot continu de voitures qui vont trop vite, Rose a peur. Elle se souvient de cet automobiliste imprudent qui a doublé et percuté violemment une moto arrivant en sens inverse sur la voie centrale ; sur la moto, un jeune couple trouva la mort. Rose était tombée par hasard sur l’article du journal qui relatait l’accident, et elle en fut bouleversée. C’était en juillet dernier par un beau samedi ensoleillé, les deux victimes venaient de se marier quelques heures plus tôt. En arrivant à Montbéliard, un flux important de voitures oblige à rouler presque au pas. L’avenue d’Helvétie et au bout c’est le age sous-rail, puis l’avenue des Alliés, la rue de Velotte et enfin le collège ; une haute bâtisse sombre accrochée sur les pentes du Bannot, à côté de la Maison d’Arrêt. Pour Rose, c’est un autre univers, un monde triste et gris. Le Collège Guynemer n’a rien d’engageant pour une enfant habituée à vivre proche de la nature. La cour du collège entourée de bâtiments grisâtres de pollution, est envahie par des filles et des garçons réunis en petits groupes, et au milieu, une petite chose égarée, perdue dans cette foule où elle ne connaît personne. Rose angoisse et se demande si c’est une bonne idée d’avoir choisi ce collège en ville. Déjà, PierreLoup lui manque. C’est la première fois qu’elle se retrouve dans une école sans
lui, s’il était là elle se sentirait moins seule. Et puis, les premiers instants d’appréhension és, elle se rend compte qu’elle n’est pas la seule à être désemparée, à regarder les autres à la recherche d’une tête connue, et ça la tranquillise un peu. Soudain, Rose sursaute à une voix guillerette venue de derrière elle : « Salut ! T’es nouvelle ? ». Elle se retourne et se retrouve presque nez à nez avec une fille, grande et mince, qui lui sourit : « Moi c’est Judith, je suis en 4e cette année, et toi ? — Je m’appelle Rose et je rentre en 6e… — Ouh là ! T’es pas d’ici toi ! T’as un de ces accents… ils ont pas fini de te charrier. — Qui ça, ils ? — Les gens de Montbéliard pardi… mais t’inquiète, je suis ée par là moi aussi. Au début, c’est un peu chiant, mais il ne faut pas en faire de cas, ils finissent toujours par se lasser. Et puis petit à petit, on apprend à parler comme eux, comme ça, on se fait moins remarquer. Mais quand je retourne à Noirefontaine chez mes grands-parents, l’accent revient naturellement. — T’es de Noirefontaine ? — Ouai ! On a emménagé il y a cinq ans à Sainte-Suzanne, c’est pas très loin, juste après le faubourg. On est venu ici à cause du boulot de mon père, mais avant, on habitait Noirefontaine. — Moi je viens de Clairvallon. — Wouah ! C’est paumé là-haut. — Pas plus que Noirefontaine, lui répond-elle un peu vexée. — Et comment t’as fait pour atterrir à Montbé ?
— Ma mère a une parfumerie dans la rue des Fèbvres, elle pense qu’ici c’est mieux pour moi qu’à Pont de Roide ou Blamont. — Elle a raison, le collège n’est peut-être pas mieux, mais la ville est plus intéressante. » Une voix de fille à la cantonade : « Judith ! Tu viens ? » À quelques pas, un groupe de filles s’est formé et semble attendre que leur amie Judith se joigne à elles : « Écoute Rose, je vais te laisser, ça va être l’heure, on se voit plus tard… d’accord ? » Sans laisser à Rose le temps de répondre, elle s’éloigne en riant pour redre ses copines. Il y a un attroupement vers l’accueil, Rose s’approche pour voir ce qui peut bien attirer tant de monde. Sur un panneau d’affichage, elle découvre la liste des affectations des élèves. En jouant un peu des coudes, elle parvient suffisamment près et cherche ; peut-être y a-t-il son nom sur la multitude de feuilles qui lui donne le vertige. Au milieu de plusieurs dizaines de noms, elle finit par trouver le sien : Petitcollin Rose, 6e B – 1er étage. De voir son nom écrit sur ce tableau elle se sent subitement toute chose et se demande pendant un court instant si ce n’est pas en fait celui de quelqu’un d’autre ; un homonyme peut-être. Une sonnerie stridente retentit, c’est le signal de la rentrée, chacun se dirige vers le bâtiment des classes. Rose suit le mouvement et entame la montée de l’escalier. Habituée aux regroupements sages en rang par deux, elle est surprise par ce déplacement façon troupeau et se dit que cette rentrée en désordre ça fait un peu pagaille. Et puis ça continue dans la classe, aucune place n’est attribuée, on s’installe où on veut. Les élèves se coudoient pour les bancs du fond bruyamment pris d’assaut. Rose s’assied dans la deuxième rangée, pas tout devant ni trop loin du tableau. Puis un brouhaha enfle crescendo jusqu’à devenir inable ; chacun voulant parler plus fort que son voisin.
Un adulte entre à son tour, un homme grand et vieux, enfin trente-cinq ans environ, lunettes à fines montures et petite moustache, pull jacquard et pantalon de velours, il claque la porte. Sans un mot, il balaie la classe d’un regard sombre et, comme par miracle, le silence se fait. L’homme se présente : « Bonjour, je m’appelle André Châtelain, je suis professeur de français. »Il jette sa serviette sur son bureau et, tout en inscrivant son nom au tableau, il poursuit : « Je vais vous expliquer ce qui va changer pour vous cette année. En primaire, vous n’aviez qu’un seul maître ou maîtresse, au collège, et plus tard également au lycée si vous y parvenez, vous aurez un professeur différent pour chaque matière ; il faudra vous y habituer. Je serai également votre professeur principal pendant toute votre année de 6e, aussi, chaque fois que vous aurez besoin d’un renseignement concernant, par exemple, la vie du collège ou des problèmes d’absence, de sécurité ou de discipline, c’est à moi que vous vous adresserez… » Ça y est, c’est parti. C’est seulement maintenant que Rose se rend compte que quelque chose change ; elle a franchi une étape, elle vient de quitter sa petite école pour le collège, elle est montée d’un cran sur une échelle dont elle ne voit pas le haut, mais elle est bien consciente qu’elle ne redescendra plus jamais. Alors, subitement elle a peur, tel un condamné qui regarde se refermer la porte de la cellule où il vient d’être enfermé pour le restant de ses jours. Elle se retrouve dans un univers pour lequel elle n’est pas préparée. Elle revoit la petite école de Clairvallon qui semble lui dire adieu et s’éloigner dans une sorte de brume. Des séquences d’images dont elle a déjà oublié le son et qui deviennent toujours plus floues comme à la fin d’un film juste avant le mot Fin. La voix du professeur la ramène brutalement à la réalité : « Sortez vos classeurs et inscrivez la date. Le cours d’aujourd’hui est une révision sur l’accord des participes és. »
***
Au premier intercours, Judith, qui l’a ret dans la cour, lui demande : « Alors, ton premier cours ?
— Français ! — Et ça s’est é comment ? — Bien ! C’est plutôt cool… de la révision sur l’accord des participes és, j’aime bien. — T’as qui comme prof ? — Monsieur Châtelain. — Ah il est bien, un peu pète-sec parfois, mais c’est un genre qu’il se donne, en réalité, c’est un bon prof, un homme gentil et droit. — Il a dit qu’il était aussi notre professeur principal, c’est quoi au juste ? — C’est lui qui va suivre ton année de 6e et faire le lien entre le collège, tes parents et toi. — Il fait des remarques sur le carnet de correspondance ? — Ouais ! Et il distribue aussi les heures de colle ! »
***
À midi, Rose ret sa mère. À deux pas de la parfumerie, il y a une brasserie où Ginette a ses habitudes, elle y retrouve chaque jour les mêmes compagnons de déjeuner. Nicole, une jeune femme coiffeuse, plutôt sympa et rigolote, et un couple de marchands de chaussures ; la cinquantaine bourgeoise, des gens suffisants et très ennuyeux, c’est à peine s’ils l’ont regardée lorsque Rose les a salués. Encore un lieu nouveau pour elle. Terriblement gênée, elle mange sans faim. Dans le brouhaha de la salle, elle entend sans écouter la conversation des adultes à sa table, il lui semble avoir débarqué sur une autre planète. Après le collège où elle ne se sent pas très à l’aise et où elle a beaucoup de mal à trouver ses repères,
maintenant, dans ce restaurant, elle se demande vraiment ce qu’elle fait là. Et l’autre greluche, la vendeuse de chaussures, qui rigole bêtement à toutes les âneries que débite son mari ; un je sais tout, j’ai tout vu et le député-maire est mon cousin, et qui se croit obligé de raconter sa vie à qui ne veut pas l’entendre. Mais qu’est-ce qu’elle en a à faire Rose ? Il pourrait bien même être le cousin du pape, elle s’en fiche complètement des états d’âme de pépère la godasse. Avec une moue de dégoût, elle se demande ce que sa mère leur trouve, et surtout comment elle fait pour les er tous les jours sans que ça lui coupe l’appétit. Heureusement qu’il y a Nicole pour relever le niveau, elle au moins n’est pas compliquée, et elle a aussi l’air de trouver les chausseurs agaçants. Elle décoche à Rose un clin d’œil en se retenant de pouffer lorsque le chausseur commence à parler pointu et qu’avec ses grands airs, il leur dit après avoir avalé bruyamment sa bouchée de bœuf cocotte : « Le week-end prochain, nous partons pour Enghien où nous sommes invités par le Baron de Machin-Truc. Son pur-sang Feu-Follet est engagé dans le Grand Prix d’Hortaxe, et patati et patata… »
***
À la fin des cours de l’après-midi, il reste encore beaucoup de temps avant le retour à Clairvallon. Il fait beau, une journée de fin d’été pas tout à fait automnale. Accompagnée de Judith, Rose entre vivement dans la parfumerie. Sa mère est occupée à retaper le visage décati d’une cliente qui, à quarante ans avoués, mais plus sûrement largement déés, aimerait retrouver son teint de jeune fille. Les produits cosmétiques ont fait d’énormes progrès, mais ils sont encore loin d’accomplir des miracles. Ginette fait ce qu’elle peut et tente d’expliquer que pour avoir un bon résultat, il faudra sans doute plusieurs séances sans préciser le nombre. Les mains gantées de latex et engluées de crème, elle se retourne en entendant la sonnerie de la porte : « Eh bien ma fille, tu m’as l’air bien pressée… — Les cours sont finis pour aujourd’hui… Je te présente Judith !
— Bonjour Judith ! — Bonjour madame ! — Je suppose que tu es au collège avec Rose. — Oui ! Je suis en 4e ! — Et toi Rose, ta journée s’est bien ée ? — Très bien ! On va faire un tour les deux Judith. — Et où comptez-vous aller comme ça ? — Elle m’emmène visiter la ville. — Ne reviens pas trop tard, tu sais que je ferme à sept heures… — Oui maman, je sais ! lui répond-elle avec un brin d’agacement. » Les deux jeunes filles descendent bras dessus bras dessous la rue des Fèbvres et traversent l’Allan par le pont Bermont pour redre le Champ de Foire. Judith connaît l’endroit, elle y vient souvent pour s’isoler et se détendre, et surtout pour se reposer des bruits de la ville. Silencieuses, en longeant l’Allan par le parc, leurs regards se promènent sur les eaux calmes de la rivière qui renvoient le reflet du clocher de l’église Saint-Maimbœuf, une image que troublent à peine les rides provoquées par quelques canards qui glissent au fil du courant. Les deux adolescentes se laissent pénétrer par la quiétude du spectacle. Près d’un cèdre plus que centenaire, assises à même la pelouse fraîchement tondue, elles contemplent par l’arrière, de l’autre côté de la rivière, les vieilles demeures du faubourg avec leurs fondations à fleur d’eau et leurs encorbellements de bois où sont accrochées des balconnières fleuries suspendues au-dessus de l’eau. Rose regarde et savoure cet instant magique : « Qu’est-ce que c’est beau ! Je n’aurais jamais pensé que l’on puisse trouver un coin pareil si proche du centre-ville. — Tu sais, Montbéliard est une jolie ville pour qui sait la regarder, et si on se donne la peine de s’éloigner du centre, en cherchant un petit peu, on peut trouver
beaucoup d’autres endroits tout aussi calmes et reposants. Un jour, je t’emmènerai au Parc des Miches, tu verras, c’est pas mal aussi. — Le Parc des Miches ? — Oui, c’est un parc aménagé à l’emplacement de l’ancienne citadelle qui a été abattue, il y a très longtemps par l’armée de Louis XIV, je crois, qui l’a fait détruire pour que Montbéliard ne puisse plus se défendre. Tu verras, de là-haut, on voit le Lomont, et on peut même apercevoir les tours des Résidences de Belfort, et tout au fond, on voit les Vosges et le Ballon d’Alsace. — D’accord ! C’est beau, mais ça ne fait rien, je préfère quand même mon village. — Moi aussi, et puis l’odeur de la campagne aux abords des fermes c’est parfois un peu fort, et pour tout dire pas toujours très agréable, mais c’est sûrement moins nocif que les gaz d’échappement. — Ça, c’est bien vrai ! J’ai aussi remarqué que certaines rues ici ont un drôle de nom : la Planchette, le Coinot, la Mouche, la rue de la Schliffe ! C’est quoi une Schliffe ? — Autrefois, c’était le ruisseau qui se trouvait à l’emplacement de la rue actuelle, qui servait d’égout et dans lequel les gens jetaient leurs eaux grasses et les seaux hygiéniques. Et ensuite, c’était lavé par la pluie et tout se déversait dans l’Allan. — Beurk ! Ça ne devait pas sentir bon ! — Ben, tu sais… c’était comme ça partout, avant qu’on fasse des égouts. — Comment tu sais tout ça, toi ? — C’est monsieur Châtelain, je l’ai eu comme prof tous les ans depuis la 6e, il s’intéresse aux choses de l’ancien temps et en fin de cours, s’il reste du temps, il nous raconte des anecdotes sur le vieux Montbéliard. Tu verras, c’est très intéressant… enfin, moi j’aime bien. — Je ne m’attendais pas à trouver autant de choses insolites à Montbéliard…
— Et tu n’as pas encore vu le château. — Qu’est-ce qu’il a de particulier le château ? — Il a servi de caserne, d’hôpital et aujourd’hui il y a les bureaux du District, l’école de musique et un musée d’Histoire Naturelle… Et puis il y a deux tours, la plus imposante, c’est la Tour Henriette ! — C’est qui Henriette³ ? — C’était une Comtesse, et cette femme-là, il ne fallait pas lui marcher sur les pieds. Si le Pays de Montbéliard est devenu ce qu’il est aujourd’hui, c’est beaucoup grâce à elle. » Rose est contente, elle s’est fait une amie, elle n’est plus seule : « J’ai remarqué que tu avais pas mal de copines. — On est un petit groupe depuis la sixième, mais je pense que ça ne va pas durer, elles ont toutes un petit copain, du moins c’est ce qu’elles prétendent… — Pourquoi ? Tu n’en as pas ? — Non, et c’est pas demain la veille que je vais en trouver un… — Pourquoi tu dis ça ? — T’as vu comment je suis faite, plate comme une affiche, mon grand-père m’appelle parfois l’écregnaule. J’ai un petit derrière et pas grand-chose devant. Je suis obligée de faire du rembourrage de bonnet pour avoir une poitrine potable. Les garçons préfèrent les filles avec un peu plus de formes. — Attends un peu, ça va venir. Regarde, moi non plus je n’ai pas encore de seins. — Oui, peut-être, mais tu es plus jeune et tu as déjà plus de fesses que moi… — Tu sais… moi non plus je n’ai pas de petit copain et ça ne me manque pas. J’ai un ami d’ailleurs, on est nés le même jour à la même heure… — Ah bon ?
— Ouais ! On est quasiment voisins, nos mères se sont retrouvées enceintes à la même époque et elles ont accouché au même moment. C’est plus qu’un ami, c’est un frère depuis toujours et il me suffit… — Dis donc, tu ne serais pas amoureuse par hasard ? — Mais non ! Je te dis que c’est comme mon frère, c’est un ami, c’est tout… Et puis c’est sûrement le seul garçon capable de er mon mauvais caractère. — Qu’est-ce qu’il a ton caractère ? — Attends de mieux me connaître et tu comprendras… Et autrement, tu veux faire quoi plus tard ? — J’en sais rien, j’aimerais bien faire médecine, et toi ? — Moi ? Je veux faire du droit… avocate ou notaire… » Et voilà, en quelques minutes, ces deux filles qui, il y a quelques heures seulement ne se connaissaient pas, viennent de er en revue tous leurs centres d’intérêt d’adolescentes. Privilège de la jeunesse où l’on va droit au but, sans détour, sans préjugés.
***
Pendant toute son année de sixième, Rose peut compter sur Judith pour s’intégrer au mieux. Un an plus tard, à l’entrée en cinquième, elle connaît toutes les ficelles du parfait potache. Elle est devenue une collégienne à qui on ne la fait pas, armée pour suivre sa scolarité comme elle l’a décidée, et au bout, peutêtre une carrière dans la magistrature. Car elle ne doute de rien la Rose, pas même qu’un imprévu ou un problème de santé puisse l’obliger à changer de parcours, ou encore qu’elle puisse simplement avoir envie de prendre une autre filière. Non. Elle sera magistrate parce qu’elle l’a décidé, un point c’est tout. Même si elle sait que la route est encore longue, rien ne peut plus la faire dévier de ses desseins.
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Au collège de Blamont, Pierre-Loup a retrouvé ses copains de Clairvallon, mais aussi d’autres venus des villages alentour. Un peu dépaysé au début, il trouve vite ses repères. Pourtant, pendant les intercours, il lui arrive parfois malgré lui de chercher Rose. Mais là où elle lui manque le plus, c’est le soir. Elle rentre toujours tard avec sa mère, lorsqu’il fait nuit et ne sort plus après le souper à cause de ses devoirs. Durant l’automne, il est allé seul dans la clairière. Les oiseaux sont toujours là, moins nombreux à l’approche du froid, et quelques fois, il lui semble entendre le pic-vert lui dire : « Elle est où Rose ? » Et il se surprend à sangloter.
***
Au printemps suivant, Roland et Louise deviennent irritables, leurs conversations s’animent et parfois le ton monte, la boulangerie est sur le point d’être vendue et Roland a plusieurs fois pris le train de Paris. Ça sent le déménagement, il se pourrait que ce soit pour bientôt et cela signifie aussi que Pierre-Loup va devoir changer de collège. Cette perspective ne le gêne pas plus que ça, de toute façon, il ne voit plus Rose qu’épisodiquement, en fin de semaine, toujours en coup de vent, et comme il l’avait prévu, il semble qu’elle ait d’autres centres d’intérêt. Alors il se dit qu’après tout, il sera peut-être aussi bien à Paris.
***
Les clients de la boulangerie ont remarqué un jeune homme au fournil, et les
plus curieux se renseignent : « Vous avez pris un apprenti ? — Oh, ma foi non… c’est juste un stagiaire. » Louise est très gênée. Avec son mari, ils se sont mis d’accord pour tenir secret la vente de la boulangerie le plus longtemps possible. Mais plus la date approche, et plus il est difficile de cacher quelque chose qui risque de devenir très vite un secret de polichinelle. Le nouveau boulanger vient tous les jours, Roland le met au courant des habitudes des clients pour que la transition se fasse en douceur. Le jour arrive où il faut faire l’inventaire, le rendez-vous chez le notaire est pour le lendemain. Louise fait les cartons, petit à petit, il ne reste de disponible que la vaisselle et le linge de quelques jours. Un déménageur est venu cuber ce qu’il y aura à transporter, le départ est prévu pour la semaine prochaine.
3
Il faut parfois beaucoup de courage pour prendre une décision dont on sait qu’elle va déplaire à ceux qu’on aime ; pourtant, lorsqu’elle concerne notre avenir, hésiter trop longtemps serait une faute au regard de sa propre existence.
Un soir, et après la fermeture de la boutique, Roland se rend à la ferme pour annoncer la nouvelle. Personne n’est encore au courant que sa femme et lui ont pris une grande décision ; ils vont quitter Clairvallon. Dans une grande ville de la région parisienne, ils ont trouvé une boulangerie à la hauteur de leurs ambitions. Certes, ils prennent de gros risques, ils se sont lourdement endettés pour l’acheter, beaucoup plus que ce qu’ils avaient envisagé au départ, mais le chiffre d’affaires, même s’il risque de baisser un peu au début comme à chaque fois qu’un commerce change de propriétaire, devrait leur permettre de dégager plus de bénéfices que la petite échoppe de Clairvallon, et suffisamment pour tenir leurs engagements auprès de la banque. Seulement voilà, même s’il est adulte et libre de mener son métier et sa vie comme il l’entend, Roland se sent toujours un peu dépendant et redevable du père. Jusqu’à présent, les fils n’ont encore jamais pris une aucune décision importante sans demander l’avis du patriarche et obtenir son accord. À trente-cinq ans, il a osé déroger à la tradition et er outre l’autorité paternelle. Tout s’est décidé il y a plusieurs mois déjà, mais il a retardé tant qu’il a pu l’instant où il devrait le mettre au courant, il sait que ça va provoquer sa colère, mais maintenant, il ne peut plus reculer.
***
Crispé, dans ses petits souliers, il ne sait toujours pas comment il va l’annoncer, et surtout, il a peur de la réaction du père connu au village pour son extrême
rigidité dans les affaires. En suivant la charrière et tout en marchant lentement pour se donner le temps de trouver la bonne formule, il cherche et se répète la meilleure manière de parler à son père ; lui dire la vérité sans détour tout en le ménageant. Mais plus il cherche et moins il trouve. Il essaie de faire des phrases qui ne blessent pas, et en même temps être le plus convaincant possible, mais les mots s’emmêlent dans sa tête. Parler n’est pas son fort, il sait que son angoisse va le faire bafouiller et c’est ce qu’il craint le plus. S’il s’embrouille, le père va lui couper la parole, le ridiculiser et il finira par perdre tous ses moyens. La ferme paraît tout à coup anormalement calme, comme si les occupants attendaient la suite des événements avec inquiétude. Il hésite : « Si ça se trouve, ils sont déjà au courant et je vais avoir l’air idiot de leur annoncer quelque chose que, peut-être, ils connaissent depuis longtemps. » Youky sort de sa niche, mais contrairement à son habitude, il ne vient pas à sa rencontre chercher sa caresse habituelle, il s’assied les oreilles dressées comme s’il était étonné de le voir. Roland croit discerner dans son regard comme un air de reproche qui semble lui dire : « Oh toi, je te vois venir avec tes gros sabots, tu vas encore semer la zizanie dans la maison. » Dans la pièce commune, Fulbert arrange les semences de pomme de terre qu’il va planter la semaine prochaine, et la Muguette s’apprête à sortir vider son seau de relavure pour les cochons. En le voyant entrer, le père, assis devant son journal, manifeste un étonnement qui ne surprend pas Roland. Profitant de ce court moment de surprise, il lui dit sans préambule ce qui l’amène à cette heure tardive et inhabituelle : « Bonsoir P’pa, je sais que ça ne va pas te plaire, mais il faut que je te le dise quand même : on a vendu la boulangerie. On va s’installer ailleurs, en ville, on déménage la semaine prochaine. » Il a parlé d’un trait, sans lui laisser la possibilité de l’interrompre. Le père, qui s’était levé pour l’accueillir, retombe lourdement sur sa chaise. Il y a un long et pesant silence. Muguette, avec son seau à la main n’ose plus bouger, et Fulbert, le nez dans ses patates, s’est immobilisé comme pétrifié. Les fils et la belle-fille attendent avec l’angoisse de l’imminence d’un cataclysme qui va fatalement s’abattre sur la ferme ; comment le paternel va-t-il réagir ? Après un temps mort qui n’en finit pas, le vieil Alceste, livide, les mains tremblantes, le regard noir et le doigt pointé vers la porte, hurle à son fils : « Va-t’en ! ». L’entrevue n’a pas duré plus de trois minutes. Muguette a posé son seau et pleure dans son tablier. Fulbert, incrédule, sans oser une question, regarde son frère s’en
aller, dépité. Roland rentre chez lui en traînant les pieds, il est à la fois soulagé et songeur. Il sait que maintenant, il a définitivement franchi une étape dans sa vie, quoi qu’il advienne, plus rien ne sera comme avant, et il n’a plus le droit à l’échec. Il ne peut plus compter sur l’aide de son père si quelque chose ne se e pas comme prévu, et son frère est trop dépendant du père.
***
Le lendemain, jour de marché, Muguette et Fulbert s’invitent à la boulangerie pour prendre l’apéro. À peine sont-ils attablés devant un Pont – apéritif anisé de Pontarlier – que Fulbert entame la discussion : « Alors c’est fait, vous avez vendu ? — Oui, on a signé chez le notaire la semaine dernière, lui répond son frère. Le nouveau propriétaire est un jeune homme des Bréseux, il était mitron à Maîche et il cherchait une boulangerie pour se mettre à son compte. » À peine est-elle assise devant son Pont, que Louise, agacée s’exclame : « Ah ben c’te fois, il va falloir qu’il le paye son pain, le père ! » Roland essaie de calmer sa femme : « Louise… — Ben, c’est vrai quoi ! Pourquoi on devait lui fournir son pain, on m’a toujours dit qu’il ne faut jamais donner à plus riche que soi. — Et vous allez faire quoi maintenant, demande Fulbert, vous aviez il me semble le projet de partir sur Belfort, qu’en est-il ? — On n’a rien trouvé dans le Territoire. On en a parlé au chauffeur du fournisseur de farine qui nous a dit qu’il pouvait peut-être nous trouver quelque chose. Parisien d’origine, il a longtemps assuré des livraisons pour Les Grands Moulins de Pantin et il connaît beaucoup de monde dans le milieu de la boulange
en région parisienne. Il nous a mis en avec un boulanger qui prenait sa retraite et cherchait un repreneur. » Muguette manque de s’étouffer en avalant trop vite un morceau de gâteau de fête : « Vous allez partir à Paris ? — Pas à Paris même, en banlieue… à Pantin. — Mais pourquoi aller si loin ? — Parce que c’est la boutique la plus intéressante qu’on ait trouvée pour notre budget. Et puis on a réfléchi, depuis quelques mois, les affaires vont moins bien dans la région ; à la Peuge ils ne racolent plus comme avant, au contraire, les autos se vendent mal, à part la 205, les autres modèles sont plutôt en baisse. On parle de plus en plus de diminution des effectifs. Il nous a semblé plus sûr de vendre maintenant. Si ça chôme de trop, ça sera pas bon pour le commerce, on ne sait pas de quoi demain sera fait. » De nouveau, Muguette s’étrangle : « Et nous ! Vous y avez pensé à nous ? Ça vous est bien égal de ce qu’on va devenir maintenant, tous seuls les deux, avec le père toute la journée sur notre dos à beuiller tout c’qu’on fait. — Vous n’auriez pas eu meilleur temps d’attendre un peu pour trouver quelque chose de plus proche, renchérit Fulbert ? — On a d’abord regardé nos possibilités de financement, on ne voulait pas se mettre un crédit trop important sur le dos, en rapport avec le chiffre d’affaire pour être sûr de pouvoir rembourser. Et puis nous aussi on en a un peu marre de cette promiscuité, on s’est dit qu’il valait mieux mettre un peu de distance entre la ferme et nous, et c’est aussi mieux pour les études du gosse… — En somme, vous n’avez pensé qu’à vous… vous nous abandonnez dans not’ cambrousse… — Mais non Muguette, on ne vous abandonne pas, on s’éloigne juste un peu… Pantin c’est pas le bout du monde… et puis on se téléphonera… » Muguette au bord des larmes : « Tu parles, avec le père qui épluche toutes les
factures, il est bien capable de couper le fil du téléphone si la note est trop salée… — Et si vous en profitiez pour acheter un téléphone portable, là au moins il ne vous coupera pas le fil ! — Pourquoi ? Vous en avez un, vous ? — Pas encore, mais on y pense. On en a offert un au gosse à Noël. Tu comprends, la Rose Petitcollin en avait un, alors… et en plus c’est très pratique, et si on n’en abuse pas ça ne coûte pas si cher que ça. — Qu’est-ce que t’en penses Fulbert, lui demande Muguette qui en a envie depuis longtemps mais n’osait pas en parler à son mari ? — J’en pense que c’est une bonne idée, au moins le père sera quitte d’écouter nos conversations. C’est vrai, chaque fois qu’on téléphone, il est toujours à nous tourner autour à tendre l’oreille pour savoir c’qu’on s’dit. — Et puis il n’y a pas que ça, depuis des mois on lui demande de refaire la salle de bain. Les murs ont besoin d’être repeints et les robinets fuitent. — Elle a raison, l’autre jour, on lui a parlé aussi de la chaudière qui donne des signes de faiblesse, et du chauffe-eau qui a carrément rendu l’âme. Il nous a répondu qu’on peut très bien se laver à l’eau froide et que la Muguette n’a pas besoin d’eau chaude pour faire la vaisselle. Et je ne vous dis pas ce qu’il m’a répliqué quand je lui ai parlé du matériel qui commence à dater et qu’il serait temps de remplacer. » Roland est surpris, c’est la première fois qu’il entend son frère critiquer le père. Fulbert poursuit : « Bon ! Allez ! Faut pas s’laisser abattre, il faut vivre avec son temps, il s’en remettra l’ancien… De toute manière, ce qui l’a mis en colère, c’est pas tant que vous ayez vendu, mais plutôt de l’avoir fait dans son dos… sans lui en parler d’abord. Vous l’avez mis devant le fait accompli et ça… il n’aime pas. » Après cette mise au point et l’extrême tension des dernières heures, l’ambiance se détend, et les deux frères sont pour finir plutôt satisfaits que l’événement ait un peu bousculé les habitudes et remis le père à sa place. Fulbert se réjouit déjà de ce qu’il va pouvoir faire maintenant. La donne a changé, et il faut battre le fer
tant qu’il est chaud. Lui aussi, il va en profiter pour s’imposer dans la gestion de la ferme : « Tout ça m’a donné soif, pas vous ? Roland, remets-nous donc un p’tit Pont. — Un peu qu’on va s’en r’boire un, et avec quelques tranches de saucisse pour l’accompagner. » Puis, dans un grand éclat de rire : « J’imagine déjà la bobine du père quand il va te voir sur ton tracteur avec ton téléphone. — J’te crois qu’il va en faire une drôle de tête… Finalement, vous avez bien raison de partir. — Et puis ce sera une bonne occasion pour venir nous voir à Pantin. — Ah, ça, c’est sûr ! L’année dernière, le Francis Rémonnay qui a repris l’exploitation de son père nous avait proposé de s’occuper de la ferme pendant qu’on s’évaderait quelques jours, à charge de revanche. Mais le père n’a jamais voulu, tu penses, il n’aurait pas pu en faire façon comme il fait avec moi… — Eh bien voilà, c’est décidé, cet été vous venez à Pantin. — Tu crois que ma vieille 204 peut encore faire le voyage ? — Ça serait peut-être une bonne occasion pour la remplacer. » À l’évocation de sa voiture, Fulbert reste pensif. Cette auto, c’est le père qui l’avait achetée d’occasion il y a plus de quinze ans. Un jour, il l’a beugnée par sa faute, depuis il ne conduit plus et il l’a donnée à son fils. En acheter une autre, il y pense depuis la dernière panne du vieux break que le garagiste a traité de poubelle, rapport à son moteur poussif et à la rouille qui commence à percer la caisse et les bas de portes. Roland poursuit : « Et puis on va bientôt avoir le TGV… — Ah nom de diou, après le téléphone, la voiture et le TGV, tu crois pas qu’ça va l’achever le père ! — Penses-tu, c’est un dur à cuire… il s’en remettra »
Sur ces bonnes paroles et des éclats de rire, ils trinquent à la nouvelle boulangerie.
4
L’adolescence est une étape souvent difficile ; et si en plus le jeune adulte s’acharne à faire systématiquement le contraire de ce qui est conseillé pour réussir dans l’existence, alors la vie se venge.
À Pantin, dans une rue ante, la boulangerie est fermée depuis plusieurs jours. Les nouveaux propriétaires qui viennent tout juste de s’installer font l’objet de beaucoup de curiosité et aussi, pour certains, d’un peu d’inquiétude. La réouverture est prévue pour la semaine suivante. Depuis qu’elle avait été mise en vente, le bruit avait couru dans le quartier que c’étaient des provinciaux, des gens de la campagne qui venaient de l’acheter et ça intriguait beaucoup la clientèle. Comment serait le pain ? Est-ce qu’ils sauront faire la baguette parisienne les nouveaux ? Parce que les grosses miches paysannes ça ne marchera jamais par ici, et on sera obligé d’aller plus loin, chez un autre boulanger. Une vision de la province aussi caricaturale que ce que certains provinciaux se font parfois de la vie parisienne. Et les cancans vont bon train : « Dites-moi, ma’m Berger, c’est où le Doubs ? — En Franche-Comté, ma’m Simon. — En Franche-Comté ? C’est presque en Allemagne ça ? — Mais non… c’est près de la Suisse. Les Monts du Jura… vous voyez ? — Ahhh ! Là où il fait si froid l’hiver ? — C’est ça ! — Ma foi… c’est bien loin tout ça. Mais ils mangent quoi comme pain là-bas ? — Je ne sais pas, il ne doit pas être très différent, on verra bien.
— Mais pourquoi ils ont vendu les anciens proprios ? — Mais vous le savez bien ma’m Simon… c’est parce qu’ils ont pris leur retraite. — Et ils ont des enfants les nouveaux ? — Il paraît qu’ils ont un fils… — Ah ! — Monsieur Friedmann m’a dit que c’était un boulanger qui a vendu sa boulangerie pour acheter celle-ci, et il paraît qu’il va aussi faire des gâteaux de chez eux. — Oui… d’accord… c’est bien joli tout ça, mais ça ne me dit pas si son pain est bon, autrement je vais aller où maintenant ? »
***
Roland a travaillé une bonne partie de la nuit. Dans les paniers sur l’étagère derrière le comptoir, il a disposé les baguettes qu’il a pris soin de réaliser selon la recette transmise par son prédécesseur, afin de ne pas désorienter les clients. Puis les flûtes, les bâtards et les ficelles ont pris place dans d’autres paniers, bien alignés sur les rayonnages. Louise a installé les plateaux de croissants et pains au chocolat et aussi des petits pains de seigle, d’autres au lard fumé et au Comté. À côté des brioches et des chinois, elle a disposé quelques gâteaux de ménage en précisant que c’était une spécialité comtoise. Contre l’avis de Roland, Louise a tenu à présenter cette sorte de tarte rustique faite de pâte levée recouverte d’œufs battus mélangés à de la crème et du sucre ; spécialité comtoise, elle veut en faire un produit incontournable de la boulangerie et, dans la foulée, elle a aussi l’intention de créer un rayon d’autres spécialités comtoises : cancoillotte à l’ail et au vin blanc, Comté, Mont d’Or, miel de sapin et pourquoi pas de la saucisse de Montbéliard et de Morteau. L’heure de l’ouverture sonne, Louise a mis ses plus beaux atours et un tablier
blanc neuf. Lorsqu’elle lève le rideau de fer, cinq à six personnes attendent sur le trottoir. Ce sont des habitués venus tôt en curieux, voir à qui ils ont à faire. Louise est très intimidée, elle fait de gros efforts pour ne pas montrer son appréhension ; elle sent qu’on la dévisage et ça la gêne un peu.
***
Les premières semaines sont frileuses, à part les habitués, la fréquentation stagne ; il faut réagir, et vite. Roland décide alors de faire quelques baguettes et miches de campagne, afin de voir comment elles seront accueillies par la clientèle. Certains ont fait la grimace quand Louise leur a proposé du pain différent de ce qu’ils ont l’habitude de prendre, seules deux ou trois personnes ont accepté de faire l’essai. Alors il lui vient une idée. Plutôt que d’avoir à jeter les invendus, elle les a offerts à ses meilleurs clients, et pour tenter de convaincre les autres, elle en a tranché dans un panier posé sur le comptoir pour qu’ils puissent goûter ; lorsque c’est gratuit, on hésite moins. C’est ainsi qu’en quelques mois, la boulangerie s’est fait une bonne réputation. Elle vend presque autant de baguette et de pain de campagne que traditionnel. Le bouche-à-oreille joue à plein, le chiffre d’affaires augmente sensiblement et les clients sont finalement contents de découvrir d’autres spécialités comtoises.
***
Les mois ent, la routine s’installe. Roland et Louise ont pris leurs repères et leurs habitudes. Le chiffre d’affaires leur permet de faire face à leurs engagements et l’avenir est plutôt rassurant. Cependant, depuis qu’ils ont quitté Clairvallon, leur fils est devenu un réel sujet d’inquiétude ; il s’ennuie. La ville a beau être un immense champ de liberté, Pierre-Loup regrette le petit collège de Blamont, la clairière dans le bois derrière la ferme où il retrouvait son amie Rose. Alors il fait des bêtises. Dans son collège de Pantin, si grand qu’il se croirait en usine, il s’acoquine avec des
pseudos copains qu’un simple éclair de lucidité lui conseillerait d’éviter. Seulement voilà, il n’en a pas envie, son père n’a pas le temps de s’occuper de lui et sa mère se désole de le voir traîner dans les rues. Pour tenter de l’intéresser à autre chose, elle l’a inscrit à l’école de musique où il apprend le solfège et s’initie au violoncelle, ça l’occupe quelques heures par semaine. Mais il s’en lasse bien vite. Ses résultats scolaires sont catastrophiques, et depuis qu’il s’est mis à fumer, il se néglige et sa mère doit le sermonner pour qu’il accepte de prendre une douche tous les jours.
***
Rose s’ennuie, elle aussi, mais contrairement à son « frère », elle s’est donnée à fond dans ses études et a obtenu son bac avec la mention bien. Poursuivant toujours son idée d’entrer dans la magistrature, depuis un an, elle a ret la faculté de droit de Strasbourg. Son marasme s’est accentué durant ses années au Lycée du Grand-Chênois à Montbéliard, elle n’y avait pas retrouvé, comme elle l’avait espéré, son amie Judith contrainte de quitter la Franche-Comté pour suivre sa famille à Villeurbanne après la mutation professionnelle de son père. Rose a bien eu quelques copines plus ou moins fidèles et le Lycée Technique Viette tout proche était un véritable supermarché de garçon, mais elle n’avait pas le goût à flirter. Durant ses premières semaines à Strasbourg, elle a eu une courte aventure avec un gigolo tellement beau qu’il faisait se pâmer les filles du campus, alors elle s’était dit qu’elle allait tenter sa chance en lui faisant du charme, juste pour voir si elle pouvait l’intéresser. À sa grande surprise, ça avait marché, mais elle déchanta bien vite et coupa court à leur relation en s’apercevant qu’en fait, c’était un type très superficiel et imbu de lui-même. Il se savait beau garçon et avait accepté ses faveurs uniquement pour rendre jalouses les autres filles qui lui tournaient autour. Bref, pas du tout son genre à la Rose. À la fac, l’ambiance ne lui plaît pas beaucoup, et la vie du campus guère mieux. Pourtant, l’Alsace est belle et la ville renferme des trésors de toute sorte, et il y a tout ce qu’il faut pour se distraire et satisfaire les plus exigeants. Mais elle se sent seule, elle n’a pas réussi à intégrer un groupe, et surtout le calme de la
campagne lui manque. Alors, chaque fin de semaine elle prend le train pour rentrer chez papa et maman, histoire de se ressourcer. L’ennui, c’est qu’à Clairvallon ce n’est pas beaucoup mieux. Mais elle s’y sent bien, même si les distractions sont rares ; il y a peu de garçons et Pierre-Loup est à Pantin. Il n’est plus là pour la soutenir et l’encourager, et aussi recevoir sans broncher ses colères aussi emportées qu’éphémères. Et c’est bien là le nœud de son problème, elle n’arrive pas à se contrôler ; lorsque quelque chose la contrarie, elle explose et ceux qui ne la connaissent pas se sauvent en vitesse. Elle avait pensé qu’en devenant jeune adulte ça lui erait, mais rien n’a changé, peut-être juste un peu moins souvent, sans plus. L’absence de PierreLoup lui fait réaliser qu’il n’y a vraiment que lui qui la comprenne. Au début, ils se sont écrit de temps en temps, et puis leurs correspondances se sont tant espacées qu’elles ont fini par cesser, remplacées par le téléphone. Se parler, c’est bien, mais ça ne remplace pas une lettre que l’on peut conserver et relire plusieurs fois. Seulement, là aussi, le temps et l’éloignement faisant leurs œuvres, les appels sont devenus sporadiques.
***
Un jour, elle va à la ferme chercher du lait et des œufs, l’air de rien, elle demande : « Dites-moi Muguette, avez-vous des nouvelles de Louise et Roland ? — Ah ma pauvre petite, pour eux ça va, mais c’est le Pierre-Loup qui leur donne beaucoup de soucis, il ne va pas bien du tout. — Qu’est-ce qu’il a ? Il est malade ? — Oh non ! Il est même en très bonne santé, seulement… il file un mauvais coton. — Comment ça, un mauvais coton ? S’il vous plaît Muguette, expliquez-vous ! — Il fait tourner sa mère en bourrique et son père ne peut plus en faire façon…
— Mais qu’est-ce qu’il fait de si grave ? — Il a de mauvaises fréquentations. Ma pauvre Rose, ton petit copain d’enfance a bien changé. Tiens, voilà c’que la Louise m’a écrit la semaine dernière. » Elle lui tend une enveloppe qu’elle tenait cachée dans une poche de son tablier. Rose déplie les feuillets et lit : « Ma chère Muguette, Je t’écris pour te mettre au courant de ce que le Roland ne veut pas que l’on sache et que je ne peux donc pas te dire au téléphone ; il a honte de son fils qui nous donne beaucoup de soucis. À notre arrivée à Pantin, tout allait bien, mais très vite Pierre-Loup s’est mis à sécher les cours au collège et il a aussi arrêté la musique, et maintenant, il parle de revendre son violoncelle. À la fin de sa troisième, ses notes étaient si lamentables que le Roland a décidé de le garder avec lui au fournil et lui apprendre la boulange pour qu’il ait au moins un métier. Au début, le gosse a un peu traîné les pieds, et puis il s’y est mis, et quand il veut, il travaille bien. Mais depuis un an maintenant, il s’est mis à sortir avec des gouillants de la citée, et le soir il nous laisse tous seuls les deux devant la télé. La semaine dernière, des policiers sont venus chez nous et ils ont posé des questions à Pierre-Loup. Hier, le Roland a été convoqué au commissariat et ils lui ont dit que son fils était soupçonné de trafic illégal et qu’on ferait bien de le surveiller davantage. On n’en sait pas plus. Hier, soir on a essayé d’en parler avec le gosse, mais il n’a rien voulu nous dire et il nous a assuré que ce n’était pas vrai et qu’il ne faisait rien d’illégal, et comme de toute façon il était majeur, que c’était sa vie et qu’il avait le droit de faire ce qu’il voulait. Le Roland a insisté pour essayer de comprendre, alors le gosse s’est mis en colère et il est sorti en claquant la porte. Il n’est pas rentré de la nuit. Il est revenu tout à l’heure sale et puant l’alcool, et depuis, il dort. Ma pauvre Muguette, je ne sais plus quoi faire, tu le verrais, tu ne le reconnaîtrais pas. Le petit garçon calme et gentil est devenu un jeune homme arrogant qui ne pense qu’à sortir et faire la chouille avec des viosses, et il nous réclame sans cesse plus d’argent.
Hier, en faisant sa chambre, sous son lit, j’ai trouvé un cornet avec des trucs bizarres dedans, on aurait dit du chocolat brouillé et ça sentait pas bon. Si tu savais combien je regrette d’avoir insisté pour que l’on vienne s’installer ici à Pantin. Les affaires vont bien, mais si j’avais pu deviner comment ça allait tourner pour notre fils, on serait resté à Clairvallon, nous serions sans doute moins riches, mais au moins on serait loin de toutes ces tracasseries. J’espère que vous allez bien à La Grange-Ferrière. Je vous embrasse tous. Louise. » Muguette sanglote dans son tablier. Rose la serre dans ses bras, puis elle pose la lettre sur la table de la cuisine et s’en va, sans un mot. Avant de rentrer à la maison, elle fait un détour par le bois de leurs jeux d’enfants avec le Pilou, et là, loin de tout, de rage, elle crie et se défoule sur les arbres en frappant de toutes ses forces sur les troncs jusqu’à ce que ses poings saignent. À la vue du sang, elle se calme, nettoie les écorchures sur ses mains avec un mouchoir et, en traînant les pieds, rentre chez elle par la charrière. La maison est vide, elle se réfugie dans sa chambre. Triste et désolée, elle voudrait pleurer, mais les larmes ne viennent pas, sa rage n’est pas complètement ée. Certes, ce qu’elle vient d’apprendre lui fait de la peine, mais elle en veut terriblement à Pierre-Loup. Elle enrage qu’il ne soit pas là pour pouvoir lui dire à sa façon ce qu’elle pense de son comportement. Mais elle reste les bras ballants, honteuse de sa faiblesse, de ne rien pouvoir faire, contrainte de rester spectatrice d’un drame qui se joue loin d’elle, bien trop loin pour ses bras trop courts. Et puis son courroux la reprend, elle se dit que ce n’est pas possible, il ne peut pas avoir changé comme ça, que ce n’est sûrement pas de sa faute, qu’il s’est bêtement laissé entraîner par des petits voyous de banlieue qui voulaient le mouiller pour mieux le manipuler ensuite. Parce qu’elle les connaît les petits cons qui cherchent des pigeons. Elle les a vus à l’œuvre sur le campus ceux qui corrompent de pauvres types un peu trop candides et qui se font pincer à leur place quand ça dérape. Ah si seulement elle était là-bas, et comment elle le remettrait dans le droit chemin le Pierre-Loup, et au besoin à coups de pompes dans le train. Et les voyous de Pantin, elle en ferait de la charpie. Alors, consciente de son impuissance, sa colère retombe. Elle pleure.
Sans s’en rendre compte, en quelques minutes, elle a vu juste. L’intuition féminine lui a permis de tout deviner. Elle n’est jamais allée à Pantin, mais elle connaît bien la psychologie des garçons. Ils veulent toujours en faire plus que les autres, ils se croient toujours plus forts et plus malins que les autres, mais surtout, par bravade, ils ont une prédisposition viscérale à se fourrer dans les emmerdes. Et après, vers qui se tournent-ils quand ça va mal ? Vers la maman, la frangine ou la petite copine. Une femme quoi ! Avant de s’inscrire en droit, elle a longtemps hésité entre notaire et avocate, aujourd’hui elle a définitivement choisi : elle sera avocate, ou même juge… et pourquoi pas procureur de la République ?
5
Quand on se laisse aller à préférer le chant des sirènes plutôt que d’écouter la voix de la sagesse, on est plus sûr de se retrouver dans une fange que sous les feux de la rampe.
Les vacances sont terminées. Pierre-Loup s’est levé tôt, le soleil point à peine et dispense sur la ville une lueur orangée, présage d’une belle journée de fin d’été. En sortant du métro à Montreuil, un air frais lui rosit le visage et achève de le réveiller. Il est en avance, la cigarette au coin des lèvres, il marche lentement. Dans la quiétude du jour qui se lève, il prend son temps comme pour mieux profiter des derniers moments de détente avant de reprendre les cours. Une balayeuse rase le trottoir dans le crissement de ses brosses rotatives, les cafetiers balaient les terrasses et les commerçants lavent leurs vitrines. La ville se prépare pour une nouvelle journée qui sera, comme les autres, de plus en plus trépidante au fil des heures. À l’angle d’une petite rue, une jeune fille dispose des plantes vertes sur un étal devant la boutique d’un fleuriste, il e près d’elle sans qu’elle le remarque. Une vingtaine de mètres plus loin, il s’arrête et fait demi-tour. Pour quelle raison revient-il sur ses pas ? Il ne saurait pas le dire. Des filles comme cette petite fleuriste, il en a sûrement déjà croisé des dizaines, alors pourquoi celle-ci ? Revenu à sa hauteur, il s’arrête et la regarde ; elle est brune, les cheveux ondulés, mi-longs, et à part des formes avantageuses, elle n’a rien d’extraordinaire si ce n’est une étrange ressemblance avec Rose. Il allait s’en aller lorsque, se sentant sans doute observée, la fille se retourne et lui lance : « Eh, toi ! Tu veux ma photo ? » Il ne répond pas, il soutient son regard et tente de la rassurer en lui souriant. Un peu troublée par ce garçon à l’attitude bizarre, elle ajoute : « Qu’est-ce que j’ai ? Du noir sur la figure ? Un bouton sur les nez ? — Non ! J’te trouve belle ! »
Elle éclate de rire. Elle s’attendait à tout, mais sûrement pas à cette réponse. En pouffant, elle ajoute : « Ben, dis donc, t’as une drôle de façon de draguer les filles toi. — J’ai mes raisons… — Tu t’appelles comment ? — Pierre-Loup, et toi ? — Céline ! Maintenant, excuse-moi, tu m’as l’air sympa, mais j’ai du travail. — On peut se revoir ? — Si tu veux ! — T’es libre à quelle heure ? — Je termine à 19 heures, mais je te préviens, je n’aurai pas beaucoup de temps. » Il s’en va et presse le pas, ce petit arrêt l’a un peu mis en retard, mais il ne le regrette pas. Ce soir, il s’arrangera pour être là à l’heure. Arrivé au Centre de Formation des Apprentis de Montreuil où ses parents l’ont inscrit, il entre sans enthousiasme dans le hall. Après avoir redoublé successivement sa 5e et sa 4e, ses notes affligeantes de 3e lui ont définitivement fermé les portes de l’enseignement général. Il a bien essayé de trouver du boulot, sans résultat, et il se retrouve à bientôt vingt ans à préparer un CAP de boulanger en alternance. Ce qui lui déplaît surtout, c’est qu’il va devoir travailler au moins deux ans avec son père, et il pressent que ça ne va pas être drôle tous les jours. Ses parents ne lui ont pas laissé le choix, le père lui a dit : « Au moins, je t’aurai sous les yeux quinze jours par mois, deux semaines où tu seras quitte de faire des conneries ». Déjà qu’il a dû er les vacances au fournil alors qu’il avait un peu prévu d’aller glander deux mois chez son grand-père à La Grange-Ferrière, et retrouver ses copains de Blamont, voilà qu’il va devoir se coltiner le père toute la journée deux semaines sur quatre. Et puis maintenant les cours au CFA, à quoi ça va lui servir, il n’a pas envie de er sa vie à faire du pain. Il va bien trouver le moyen de gagner beaucoup d’argent sans se lever tous les jours au milieu de la nuit pour se crever la paillasse à pétrir de la pâte à pain et à rouler
des croissants. Il a d’autres ambitions. Depuis longtemps il y pense, il connaît des mecs qui se font de la thune sans se fatiguer. Toujours bien sapés, ils roulent tous dans de belles voitures de luxe avec de jolies filles. S’il se débrouille bien, la fille, il va l’avoir, du moins c’est bien engagé. Maintenant, il ne lui reste plus qu’à trouver un moyen de se procurer du fric. Ce n’est pas avec la misère que lui alloue son père en argent de poche qu’il va pouvoir la séduire et la retenir bien longtemps la Céline.
***
Dix-neuf heures, Pierre-Loup fait le pied de grue sur le trottoir en face du magasin de fleurs. Le rideau de fer se ferme, Céline sort par la porte cochère attenante, il la récrie. En l’apercevant, elle l’approche : « Salut ! Je ne m’attendais vraiment pas à te voir. — Ah bon ? — Tu sais, des mecs qui me draguent au milieu des fleurs, j’en vois presque tous les jours… et puis ils ent et ils m’oublient. — Ben, tu vois, moi je suis là. — Il y a longtemps que tu attends ? — Non, j’arrive ! » Il ment bien sûr, il est là depuis plus d’une heure, il a pensé à elle toute la journée en se réjouissant de leur rendez-vous. C’est la première fois qu’il rencontre une fille qui lui plaît vraiment. Plus il la regarde et plus il lui trouve une ressemblance avec Rose et il prend ça comme un heureux présage. Il n’a pas beaucoup d’argent, mais il lui propose tout de même de prendre un verre. Elle décline son invitation : « Merci, mais je n’ai pas assez de temps, mon bus va arriver.
— On se revoit quand alors ? — Je ne sais pas, demain, je ne travaille pas. » Le bus arrive, vite, il lui demande : « T’as un portable ? — Oui ! » Avant de monter dans le bus, elle sort un stylo de son sac, lui saisit la main et écrit son numéro dans la paume, puis elle monte vivement, la porte se ferme et le bus démarre. Même pas le temps d’un petit bisou qu’elle est déjà partie. Une si longue attente pour si peu de temps ensemble, il est terriblement frustré, mais d’un autre côté, il se dit que le premier pas est fait, et qu’il y en aura d’autres. En rejoignant à son tour le métro, il est heureux. Il s’apprête à commencer une nouvelle aventure et il rêve que ce soit la bonne. Ses projets commencent à prendre forme, mais son manque d’argent chronique devient crucial, il lui faut trouver un moyen de s’en procurer. Il cherche d’abord des petits boulots de serveur en extra, coursier, vendeur à la sauvette de produits d’importation qui sentent la contrebande ou tombés d’un camion, ce qui revient au même. Ses prospections le conduisent dans des lieux peut-être pas très bien fréquentés, mais où les billets de cent et deux cents euros y sont plus courants qu’à la boulangerie. Ce soir-là, il se retrouve en compagnie de copains de rencontre dans un bar de Barbes, attablé avec des types un peu bizarres, mais dont le portefeuille est plus gonflé que le sien. C’est là qu’il fait la connaissance d’un nommé Garneret. Il ne le sait pas encore, mais cette rencontre marque le point de départ d’une lente mais inexorable descente aux enfers. Mais pour l’heure, il n’a encore aucune raison de se méfier. Garneret le prend à part : « Il paraît que tu cherches à te faire un peu de fric ? — Ouai ! Je suis apprenti boulanger et ça paye pas beaucoup…
— Si tu veux, je peux faire quelque chose pour toi. — Dis toujours ! — C’est un petit job de coursier occasionnel. C’est pas régulier, mais ça paye bien. Qu’est-ce que t’en penses ? — Faut voir, qu’est qu’il faut faire ? — T’es libre jeudi ? — Pour un peu de pognon, je suis toujours disponible. » Il a parlé sans réfléchir, car en fait, après demain jeudi, il n’est pas libre, il a cours toute la journée. Mais qu’importe, il n’ira pas au CFA. Garneret lui glisse dans la main une petite feuille de papier pliée en quatre et poursuit : « Voilà, tu vas aller à cette adresse et tu demanderas Léonard, il y est tous les jeudis. Il t’attendra jusqu’à seize heures, pas plus. Ne sois pas en retard, autrement, il sera parti. Il va te conduire chez son patron qui cherche quelqu’un pour des petits boulots vraiment pas compliqués. Des petits jobs qui payent pas mal, et si tout se e bien, bientôt, tu n’auras plus besoin de travailler dans ta boulangerie. — D’accord, j’y serai ! »
***
Le lendemain après-midi, il sèche les cours. Normalement, Céline ne travaille pas, surmontant sa timidité, il l’appelle : « Allô ! Céline ? C’est Pierre-Loup, on peut se voir ? — Si tu veux… où ? — Je sais pas… tu préfères quoi ? Un bar… un parc ?
— Écoute, on se retrouve dans une bonne demi-heure devant le magasin où je bosse, ce sera plus simple puisque tu sais où c’est… après on verra bien… — D’accord, à tout à l’heure. » Il est sur un nuage, non seulement elle ne l’a pas rabroué, mais elle a accepté un rencard, et pour tout de suite en plus. Dix minutes de métro et il est sur le trottoir devant le magasin de fleurs. En avance, il regarde sa montre toutes les dix secondes. Ça a été tellement facile qu’il n’y croit pas et se dit : « C’est pas possible, elle va me poser un lapin et je vais rester là comme un couillon à l’attendre en vain. » Un bus arrive et s’arrête, une vieille dame s’apprête à en descendre, il lui tend la main et l’aide, et le chauffeur redémarre aussitôt. Il s’impatiente : « Qu’est-ce qu’elle fiche ? Elle devrait être là. » Pour la énième fois, il regarde sa montre, le bout de la rue, puis encore un bus : « Qu’est-ce qu’il fait ce chauffeur à la noix, pourquoi il ne s’arrête pas ? » Il se prend à douter, cette fois, ça commence vraiment à sentir le lapin. Pour er le temps, il regarde les fleurs en vitrine, s’il avait de l’argent, il en achèterait, mais il a tout juste de quoi lui offrir un verre, et puis des fleurs elle doit en avoir facilement et pour pas cher. Dans un angle de la vitrine, il y a des bouquets de fleurs coupées et ça lui donne une idée. Pourquoi il n’en ferait pas pousser ? À La Grange-Ferrière, il y a de la place, l’oncle Fulbert ne refait pas de lui laisser un bout de terrain, il achèterait une serre et il planterait des dahlias, des tulipes, des primevères, des pensées et des chrysanthèmes pour la Toussaint ; ça se vend bien les chrysanthèmes. Horticulteur, ça paye sûrement plus que la boulange. Il s’y voit déjà ; ça ne doit pas être très compliqué, il suffit de semer les graines et de les arroser, et Céline pourrait les vendre… Une voix claire et joyeuse le fait sursauter : « Pierre-Loup ! » Il se retourne. Céline est là, pimpante, le regard vif et le sourire aux lèvres. Perdu dans ses pensées, il n’a pas entendu le bus : « Céline ! J’avais peur que tu ne viennes pas. — Il y a longtemps que tu m’attends ?
— Non, je viens d’arriver. » Encore une fois, il ment. En fait, ça fait plus de vingt minutes qu’il poireaute et à sa montre à force de regarder l’heure Mais maintenant ça va mieux, elle lui demande : « On va où ? — Je ne sais pas, tu connais Montreuil mieux que moi. — Tu es déjà allé au musée Grévin ? — Tu sais, moi… les musées… — Oh mais celui-là c’est pas un musée comme les autres, c’est des gens connus en cire… Tu verras, c’est rigolo. — C’est où ? Ici à Montreuil ? — Non, c’est à Paris, boulevard Montmartre dans le 9e, tout près du métro Grands Boulevards. Pour s’y rendre, c’est très facile, j’y suis déjà allée plusieurs fois. Allez viens, on y va ! » Les voilà partis au Musée Grévin. Pierre-Loup n’était pas très chaud, il a accepté uniquement pour être avec elle. Et puis il se dit : « Qui sait, peut-être qu’il est bien ce musée. » Après un moment d’observation, Pierre-Loup se prend petit à petit au jeu et ne regrette pas d’être venu, d’autant plus que Céline se fait plus câline. Au fil de la visite, il se hasarde à lui prendre la main, et même si ce geste l’a surprise, elle ne s’est pas dérobée. Ils ent ainsi deux heures à circuler dans les salles à la recherche de têtes célèbres. En sortant, il la prend par la taille, elle se blottit contre lui et propose : « On va prendre un verre ? — Je voulais te l’offrir mais j’ai utilisé l’argent que j’avais pour l’entrée au musée. — Ça ne fait rien, je t’invite. »
Il hésite et se sent à la fois honteux et humilié de devoir lui avouer qu’il est fauché. Mais elle insiste : « Allez ! Viens ! Je te dis que je te l’offre, si tu refuses, tu vas me vexer. Tu payeras la prochaine fois. » Il accepte d’autant plus volontiers qu’elle vient d’évoquer une prochaine fois. À la terrasse d’un café, ils se confient un peu plus, et c’est ainsi qu’il apprend qu’elle a deux jeunes frères et que depuis le décès de son père, sa mère doit travailler dur à faire des ménages aux quatre coins de Paris. Alors elle a dû arrêter ses études après avoir raté son bac, elle a trouvé ce boulot de vendeuse chez le fleuriste de Montreuil. Elle a vingt-cinq ans et habite en collocation avec une copine à Dugny pour ne plus être à la charge de sa mère. Pierre-Loup lui parle de ses origines campagnardes, de ses parents, de la boulangerie et de ses échecs scolaires. C’est seulement au moment de se quitter alors qu’ils doivent changer de métro pour aller chacun de leur côté, qu’elle accepte enfin un baiser.
***
Quatre heures, Roland secoue son fils : « Bon Dieu, réveille-toi, ça fait une heure que tu devrais être au fournil ! Ils ne vont pas se rouler tous seuls les croissants… — Excuse-moi papa, j’ai oublié de faire sonner mon réveil… — Si tu te couchais plus tôt, tu n’aurais pas besoin de réveil ! — Bon… ça va… je te dis que j’ai oublié. — Non, ça va pas ! Je ne sais pas où tu vas traîner le soir, mais si tu continues tes conneries, tu finiras en taule… » En entendant les esclandres de son mari, Louise est montée dans la chambre : « Qu’est-ce qui se e, Roland ? — Il se e qu’il est en retard comme d’habitude, et c’est moi qui vais encore me taper son boulot.
— Calme-toi Roland, ce n’est pas bien grave, il est jeune… — Si c’est grave, il traîne toute la nuit, Dieu sait où ? Et ça finit que ce sont les flics qui nous en parlent, et pas en bien. Et puis il se couche à point d’heure et voilà le résultat. Je commence à en avoir vraiment marre. Mais je te préviens Pierre-Loup, si des policiers reviennent pour me dire encore une fois que tu as fait des conneries, je te fous dehors ! Cette boulangerie, c’est toute notre vie, et je ne laisserai pas un petit con délinquant la détruire. » La journée commence mal. Pierre-Loup travaille mécaniquement, les croissants s’alignent sur les plaques de tôle noire, mais il est ailleurs. Tout se mélange dans sa tête, les fleurs qu’il voudrait cultiver à La Grange-Ferrière, un certain Léonard qui doit lui trouver un petit boulot pépère pour se faire du fric, les croissants de son père et Céline sa nouvelle conquête. Il ne sait plus trop où il en est. S’il retourne à Clairvallon, comment va-t-il s’y prendre pour cultiver des fleurs ? C’est bien joli, mais une serre, ça doit coûter la peau des fesses, et il n’a même pas le premier centime. Le grand-père, acceptera-t-il de l’aider ? Ce n’est pas sûr. Et puis s’il s’en va, il ne verra plus Céline. Alors c’est décidé, il va aller trouver ce Léonard voir ce qu’il va lui proposer, ça peut être bien, faut voir combien ça paye, il ne risque rien à se renseigner.
***
Métro Stalingrad, Pierre-Loup descend rapidement l’escalier de fer et débouche au pas de gymnastique en haut du boulevard de la Chapelle. À grandes enjambées, il ret la rue Caillié où l’attend le nommé Léonard, un homme qui doit le présenter à son patron pour un petit travail qui devrait lui rapporter beaucoup d’argent. Le pécule que lui donne son père pour son travail d’apprenti ne lui suffit plus. Les soirées en boîte à Paris coûtent cher, alors il est bien décidé à se procurer un max de fric autrement, et Garneret lui a fait miroiter la possibilité d’en gagner beaucoup et très facilement. Et puis il y a maintenant Céline, il a envie de l’éblouir, lui offrir des cadeaux et pour plus tard, une belle vie de riche. À l’Étoile d’Orient, lieu du rendez-vous, un bistrot maghrébin un peu louche, il hésite un instant, mais sa curiosité est trop forte et il a vraiment envie de gagner
de l’argent. Surmontant son appréhension, il entre. Un seul consommateur dans la salle est accoudé au bar devant un café. Il s’approche et demande : « C’est toi, Léonard ? — Oui ! Et toi, t’es Delavenne ? — Oui ! C’est Garneret qui m’envoie… — Tu as bien failli être en retard, lui lance-t-il sur un ton de reproche, j’allais m’en aller. — Excuse-moi, mon père ne me lâchait plus à cause de la livraison de farine qui est arrivée en retard. — Pour le boulot que le patron va te proposer, tu n’auras plus besoin de te faire chier avec la farine de ta boulangerie, et si tu bosses bien, tu auras plus d’argent que ton père n’en a jamais gagné dans sa vie. Mais pour ça, il va te falloir être plus sérieux qu’aujourd’hui, au premier retard… fuittt ! Plus de boulot ! — T’inquiète, ça n’arrivera plus. — Je l’espère… Tu sais, moi, je te dis ça, c’est pour toi, c’est toi qui as besoin d’argent. — C’est bon ! Je t’ai dit que ça n’arrivera plus. Dis-moi plutôt de quoi il s’agit et je le ferai. — Doucement, t’emballe pas… Tu penses bien que ça ne se fait pas comme ça, il faut d’abord faire tes preuves. L’homme que je vais te présenter ne va pas te lâcher tout de suite sur une grosse affaire sans savoir ce que tu vaux. — Je suis d’accord, conduis-moi à lui. — OK ! Suis-moi ! » Ils sortent du café. Léonard enfourche une moto, tend un casque à Pierre-Loup et l’invite à monter derrière lui. Les rues défilent à toute vitesse, direction Porte de la Villette, puis Bobigny. Avenue Henri Barbusse, par moment le compteur frôle les 120 km/h. Aux Six-Routes, le grand carrefour à la limite d’Aubervilliers,
Léonard fait brusquement demi-tour comme s’il voulait semer d’éventuels poursuivants. Il s’engage promptement dans la rue de l’Étoile jusqu’à la cité du même nom et s’arrête devant un bâtiment plutôt sinistre. Une barre HLM décorée avec des graffitis provocateurs et peu complaisants pour la police. Pierre-Loup est soudain un peu inquiet : « C’est là qu’il habite ton patron ? — Ça te surprend ? — Disons que je m’attendais à autre chose. — Pour ce genre de boulot, il vaut mieux rester discret, mais si tu veux, on ne va pas plus loin et je te ramène chez toi et on n’en parle plus. — Non non ! On y va, je suis bien décidé. — Alors voilà comment ça va se er, on va monter chez lui, je fais les présentations et je m’en vais. Ensuite, et quoi qu’il arrive, on ne se connaît pas, je ne t’ai jamais amené ici, on ne s’est jamais vu. Compris ? — Mais… — Pas de mais ! Moins tu en sauras sur moi, et surtout moins tu en diras, et mieux ça vaudra pour toi. N’essaie pas de me er, c’est moi qui le ferai si j’ai besoin de toi. Allez, grimpe, c’est au quatrième. » À l’intérieur, dans le hall, c’est encore pire que dehors : des graffitis sur tous les murs, les boîtes aux lettres défoncées et une odeur pestilentielle. Ils montent. Au quatrième, Léonard frappe quelques coups brefs et rythmés, comme une sorte de code, à une porte bien abîmée qui semble avoir été sommairement réparée après qu’elle a probablement été forcée. Un homme ouvre, Léonard le salue, puis il lui présente Pierre-Loup et part en courant comme s’il avait le feu quelque part. L’appartement meublé à la marocaine est d’une propreté remarquable qui contraste avec les abords. Après avoir dû se déchausser, Pierre-Loup n’en mène pas large, assis sur un sofa quelque chose lui dit qu’il aurait peut-être dû prendre plus de renseignements sur la nature réelle des « affaires » que cet homme si mystérieux s’apprête à lui proposer. Un petit bonhomme légèrement bedonnant d’une cinquantaine d’années, presque chauve, qui le regarde fixement avec des
yeux de fouine et un petit sourire pincé. De longues minutes s’écoulent, l’homme attend, silencieux, immobile, le visage figé sans expression, mais toujours avec ce petit sourire inquiétant par sa persistance. Pierre-Loup se sent terriblement mal à l’aise ; l’impression d’être nu, examiné dans les moindres détails de son anatomie, sondé de l’intérieur, comme si cet homme cherchait à lire dans ses pensées. Tout à coup, il voudrait n’être jamais venu ; partir, descendre les escaliers quatre à quatre et courir aussi vite qu’il le peut. Une femme entre dans la pièce et pose un plateau sur une table basse. Elle emplit à demi deux tasses avec du thé et sort silencieusement. Lorsqu’elle a quitté la pièce, l’homme prend la tasse posée devant lui et d’un signe de tête, invite Pierre-Loup à en faire autant, puis, après avoir bu une gorgée et reposé sa tasse, d’une voix suave qui se veut rassurante, il dit : « Alors comme ça, tu as besoin d’argent ? — Oui monsieur ! — Tu peux m’appeler Youssef. — Oui monsieur Youssef. — Et, si j’ai bien compris… tu serais prêt à faire n’importe quoi pour ça ? — Ben… oui ! Vous savez à mon âge, de l’argent, on n’en a jamais assez… Léonard m’a dit que vous étiez dans les affaires… — Et il t’a dit quoi encore ? — Rien de plus… il n’a pas précisé quels genres d’affaires. — Bon ! Alors pour commencer, Léonard, tu l’oublies. Maintenant, c’est moi qui te prends en charge et à partir d’aujourd’hui moi seul te dirai ce que tu devras faire. — Oui monsieur ! — Bien ! J’ai quelque chose à te proposer, mais avant, je dois m’assurer que tu
es l’homme de la situation. On va commencer par une petite mission facile, et plus tard, si ça se e bien, je pourrais peut-être t’en confier une plus important… — Je ne vous décevrai pas… — Ne m’interromps pas tout le temps, je n’ai pas terminé… Ce dont j’ai besoin, c’est de quelqu’un de discret, sérieux, discipliné et qui ne pose pas de question. Dans ce genre d’affaires, ceux qui se sont montrés trop curieux ou trop bavards l’ont vite regretté. Tu penses toujours que tu es fait pour ça ? — Oui monsieur ! — Bien ! Serais-tu prêt à commencer tout de suite ? — Oui, bien sûr ! — OK ! Viens par ici. » Ils se lèvent et s’approchent de la fenêtre et après avoir entrouvert un lourd rideau de velours vert l’homme poursuit : « Tu vois la Mercedes bleue sur le parking ? Il y a un jeune homme au volant. Tu vas descendre et t’installer à l’avant à côté du conducteur. Dans la boîte à gant, tu prendras le petit paquet qui s’y trouve et tu le mettras dans ta poche. Sur le tableau de bord, il y a un post-it avec une adresse, tu n’auras qu’une minute pour l’apprendre par cœur ensuite… ensuite, le chauffeur a ordre de le détruire. » Il se retourne soudainement et, le visage sévère, fixe Pierre-Loup droit dans les yeux et lui dit sur un ton dur : « Si tu lui poses une seule question, il ne te répondra pas et il te ramènera ici, et ça ne sera pas bon pour toi. C’en sera fini de notre association. » Puis, retrouvant sa voix douce : « Mais si tu t’en tiens exactement à ce que je viens de te dire, il te déposera à la station de métro la plus proche de l’adresse où tu dois te rendre. Il s’agit d’un magasin tenu par un ami, il attend ta visite. Tu entreras dans la boutique et tu ne prononceras que ces mots : “De la part de Youssef”. Uniquement ces cinq mots et rien d’autre, ni bonjour ni au revoir. Alors il te donnera un briquet et il te dira un message pour moi. Ensuite, tu lui donneras le paquet et tu t’en iras sans rien
dire, tu ne poseras aucune question. Tu reviendras ici par tes propres moyens, et débrouille-toi pour être revenu dans moins de deux heures avec le briquet et tu me répéteras ce qu’il t’aura dit. Alors seulement, je te donnerai ta commission. — Pas de problème, je serai là dans deux heures ! — Je l’espère, il y a trois cents balles pour toi si tout se e bien. Allez, file. »
***
Sur le parking, la Mercedes est là, moteur tournant. Pierre-Loup s’installe sur le siège avant et, sans le moindre regard pour son ager, le conducteur démarre aussitôt. Comme prévu, le post-it est collé sur le tableau de bord avec une adresse facile à retenir, et dans la boîte à gant il y a effectivement un petit colis de la taille d’un paquet de biscuits et emballé dans du papier kraft, il le glisse dans sa poche tandis que le conducteur s’empare du post-it le froisse et le jette dehors. En observant le jeune homme au volant, et malgré une capuche qui le dissimule en partie, Pierre-Loup est troublé par son apparente jeunesse. Son visage imberbe et de longs cils font penser à un adolescent… ou alors ? Mais oui, il s’agit d’une femme, une fille habillée en garçon, c’est sans doute pour ça qu’elle ne doit pas lui adresser la parole, sa voix la trahirait. La voiture se dirige vers le Quartier latin et s’immobilise près de la station de métro Maubert-Mutualité. Pierre-Loup descend et s’approche d’un plan du quartier tandis que la Mercedes redémarre aussitôt et disparaît dans la circulation. L’adresse est à une centaine de mètres. Il s’agit d’une petite boutique de fringues antillaises ; il entre et dit à l’homme qui s’approche : « De la part de Youssef ! » Et l’homme lui répond : « Les feux sont au vert », et il lui donne un briquet jetable tandis que Pierre-Loup lui tend le paquet et s’en va. La transaction n’a pas duré une minute. En marchant en direction des escaliers du métro, PierreLoup se sent soulagé et en même temps, il angoisse à l’idée d’avoir peut-être fait quelque chose d’illicite, ça a été trop facile et ça cache peut-être quelque chose. Dans sa détermination à vouloir gagner de l’argent, il s’est peut-être laissé corrompre.
Il ne lui faut que quelques minutes pour redre le métro qui l’emmène jusqu’à Bobigny-Raymond-Queneau, et il file à pied à la Cité de L’Étoile où il retrouve Youssef. Il lui tend le briquet et lui dit : « Les feux sont au vert ». Youssef paraît satisfait : « C’est bien, le briquet, tu peux le garder. » Puis il lui tend une enveloppe et poursuit : « Tu as bien rempli ta mission, je pense que je peux te faire confiance, voilà ta part. — Merci monsieur Youssef ! — Celle affaire était facile, j’en ai une autre pour toi qui risque de l’être un peu moins mais qui te rapportera beaucoup plus, mais pour ça je te erai quand ce sera le moment, maintenant va-t’en, et attends que je reprenne . » Rentré chez lui, Pierre-Loup ouvre l’enveloppe, sort les billets et compte : quinze billets de vingt euros. Pour lui, c’est une somme énorme, beaucoup plus que ce que lui donne son père pour son argent de poche du mois, et il l’a gagné en moins de deux heures. Il remet l’argent dans l’enveloppe qu’il cache dans l’étui de son violoncelle, entre les pages d’un recueil de partitions. Il est sur un nuage le Pierre-Loup, et il se prend à fantasmer. Youssef a parlé d’une autre mission beaucoup mieux payée, et s’il la réussit, il y en aura sûrement d’autres. Naïvement, il entrevoit déjà tout ce qu’il va pouvoir gagner, et il se voit riche, très riche, avec une belle voiture et sapé comme un prince de la nuit avec Céline à son bras en grandes toilettes. Plus de croissants à rouler, ni de pâte à pétrir, ni de pain à enfourner, il quittera le logement de ses parents audessus de la boulangerie et elle laissera ses fleurs et s’en ira de Dugny pour le redre dans un luxueux appartement dans les beaux quartiers. Dans le XVIe par exemple. Et ils feront des voyages, il aura un bateau pour emmener sa belle là où il fait toujours beau. Il rêve.
***
Ce soir-là, avant de s’endormir, Pierre-Loup pense à Céline. Il va enfin pouvoir lui offrir des cadeaux. Ça le désole de ne pas pouvoir s’intéresser à elle autant qu’il le voudrait, il l’aime pourtant. Malgré cela, à chaque fois qu’ils sont ensemble, l’image de Rose lui revient. Elle lui manque. Même si elle n’est pas toujours gentille avec lui, c’est son amie, la complice de ses jeux d’enfants. Et il revoit La Grange-Ferrière, son grand-père qui se déguisait en méchant pour lui crier dessus quand il avait fait une bêtise, mais il était si peu convaincant qu’il finissait par en rire ; l’oncle Fulbert qui l’emmenait aux champs, juché sur le dos de la jument, et les quatre-heures de tante Muguette ; un chocolat chaud avec une grosse part de gâteau de ménage. Tous ces souvenirs lui reviennent en mémoire à chaque fois qu’il ne va pas bien et c’est le cas aujourd’hui. Rose ne lui a pas donné de nouvelle depuis trop longtemps. Que fait-elle en ce moment ? Il se rend compte que depuis qu’il habite Pantin, il n’a jamais eu un seul vrai copain sérieux ni de petite amie, à part Céline pour qui il lui semble ressentir maintenant autant un sentiment d’amitié que d’amour. Pourtant les filles ne manquent pas, les rues en sont pleines, mais toutes celles qu’il a rencontrées n’ont jamais déé le stade d’un flirt de quelques jours, au mieux une semaine ou deux. À chaque fois que, inconsciemment, il fait des comparaisons avec Rose, c’est pour se rendre compte qu’en fait, aucune ne lui arrive à la cheville. Maintenant qu’ils sont tous les deux presque adultes, comment se eraient leurs retrouvailles ?
Deuxième partie
Le piège
6
Être séparé de ce qui a toujours fait une part importante de notre existence, laisse fatalement un grand un vide, et comme la nature a horreur du vide, ce sont bien souvent les mauvaises herbes qui repoussent en premier pour occuper un terrain en friche.
Un jour d’été, Léonard e Pierre-Loup ; son patron veut le rencontrer pour lui proposer une affaire : « Youssef a besoin de quelqu’un de confiance pour une mission très importante et qui peut rapporter beaucoup de thunes… Est-ce que ça t’intéresse ? — De quoi s’agit-il ? Qu’est-ce qu’il faudra faire ? Une autre course dans Paris ? — J’peux pas t’en dire plus que ça… Est-ce que tu peux te libérer pendant une semaine ? — Une semaine ? — Réponds-moi, tu peux oui ou non ? — Je pense que oui ! — Tu penses, ou t’es sûr ? — OK ! Je me débrouillerai avec mes parents… — De toute façon, tu es majeur ? Tu peux faire ce que tu veux ? — Oui ! Je te dis que c’est bon pour moi ! »
***
Pour cette nouvelle rencontre avec Youssef, l’atmosphère a été plus cordiale que la dernière fois, et Pierre-Loup a accepté d’autant plus facilement après que Youssef lui a expliqué qu’il lui offrait une semaine de vacances au Maroc. Tout ce qu’il aura à faire consiste à accompagner sa fille qui doit se rendre dans la famille au bled, et il ne veut pas lui laisser effectuer la route toute seule et risquer de faire de mauvaises rencontres. Il a ni plus ni moins proposé à Pierre-Loup d’être le garde du corps de sa fille, une mission qui, si tout se e bien, sera généreusement récompensée. Pierre-Loup a juste demandé à prendre le temps de réfléchir et d’en informer ses parents. Il est content le gars, autant du voyage qu’on lui propose que de la confiance que pour une fois, on lui accorde et aussi, bien sûr, de la récompense promise. Le plus difficile à présent, c’est d’annoncer la chose à ses parents ; il a beau être majeur, il dépend encore d’eux, ne serait-ce que pour le gîte, le couvert et la monnaie. Le soir même, après le repas, il se jette à l’eau : « Papa, Maman, j’ai quelque chose à vous dire… Voilà, je suis invité au Maroc pour quelques jours de vacances. J’ai un copain qui a de la famille là-bas… — Au Maroc ? Mais quelle idée d’aller si loin ? Et vous allez faire quoi là-bas ? Et vous comptez y aller comment ? lui dit son père. — Mon copain a une voiture et ses parents ne veulent pas qu’il fasse le voyage tout seul. C’est loin et on n’a qu’une semaine, alors pour moins perdre de temps, on va se relayer au volant. Il m’invite dans sa famille, ça ne me coûtera pratiquement rien… — Ça ne me plaît pas beaucoup, s’inquiète sa mère, un si long voyage alors que tu viens tout juste d’avoir ton permis… — Maman… ça fait bientôt deux ans que je l’ai. — Tu parles ! Tu conduis si peu.
— T’en fais pas Maman, ça ira bien. — Je sais, tu es majeur et tu fais ce que tu veux… Tout de même, quand tu seras là-bas, pense à nous donner des nouvelles. » Pierre-Loup se sent soulagé, le plus dur est fait, même s’il a menti en parlant d’un copain plutôt que d’une fille, c’est simplement pour qu’ils ne s’imaginent pas des choses. Et puis une semaine de vacances au soleil, ça ne se refuse pas. Lorsqu’il retourne à la Cité de l’Étoile pour confirmer qu’il accepte sa proposition, Youssef lui donne les détails sur ce qu’il attend de lui : « Comme je te l’ai dit, tu accompagneras ma fille, je l’ai chargée d’emmener dans notre famille à Fès, plusieurs colis de vêtement et objets divers que l’on trouve difficilement là-bas. Je crains qu’elle fasse de mauvaises rencontres, alors je te la confie pour que tu veilles sur elle afin qu’il ne lui arrive rien de désagréable. Je vais aussi te confier ma voiture et, pour plus de crédibilité et faciliter les ages en douane, j’ai fait mettre la carte grise à ton nom et si tout se e bien, au retour elle sera à toi. Il s’agit d’un break BMW, il n’est pas de la toute première jeunesse, mais encore en bon état. Ma fille aura l’argent pour l’essence, les péages, l’hôtel et la bouffe. » Puis il lui a présenté sa fille, une jeune maghrébine vêtue à l’européenne mais portant le voile islamique : « Je te présente ma fille, Messaoudah, et je ne te conseille pas d’entreprendre quoi que ce soit avec elle, elle est fiancée, et si je venais à apprendre que tu t’es mal comporté, ça serait très mauvais pour toi. Tu m’as bien compris ? — J’ai compris ! — Bien, je t’attends ici, samedi prochain à 6 heures. Vous vous débrouillerez pour trouver un hôtel pour er la nuit à Barcelone, et vous devrez être à Almeria avant 11 heures le lendemain pour les formalités d’embarquement. Le bateau part à midi. » Il n’a pas fallu longtemps à Pierre-Loup pour se décider, en fait il n’a même pas réfléchi, et il se dit maintenant qu’il a bien fait. Tout paraît simple et tellement bien organisé que c’eut été dommage de er à côté. Une semaine au soleil avec une BM, et en plus en compagnie d’une jolie fille, que demander de plus ?
***
Le samedi matin, il est à l’heure, Youssef lui donne les clefs et les papiers de la voiture, et ils s’en vont. Durant les premières heures du voyage, intimidés autant l’un que l’autre par cette soudaine promiscuité, Messaoudah et Pierre-Loup se regardent en chiens de faïence. Lui, il n’ose pas engager la conversation, et elle, fermée comme une huître, reste silencieuse. Sur le siège ager, elle garde les yeux fixés sur la route, des yeux gris, presque noirs qui lui donnent un regard sévère tranchant avec la douceur de son visage. Par moment, elle se recroqueville sur son siège et somnole. Tandis que la radio diffuse des banalités entre deux morceaux de musique et de la publicité, il réfléchit à ce qu’il pourrait dire pour détendre l’atmosphère. Cette jeune fille l’intimide, quel âge a-t-elle ? Sûrement pas beaucoup plus que lui. En d’autres circonstances, il tenterait sa chance, mais son père l’a mis en garde : « Gare à toi si tu te comportes mal avec elle ». Plus il l’observe, et plus il lui semble la connaître, c’est sûr, il l’a déjà rencontrée quelque part, mais où ? Depuis qu’ils sont partis de Bobigny, il n’a pas encore entendu le son de sa voix, il se dit que si elle n’est pas plus bavarde, ça ne va pas être gai. Et puis ça lui revient, il en est certain à présent, c’est la fille habillée en homme, celle qui conduisait la Mercedes lors de sa première mission au Quartier latin. Vers treize heures, il engage la voiture sur l’aire d’une station-service, Messaoudah l’interroge du regard, il lui répond : « La voiture a soif… et moi j’ai faim, pas toi ? — Si ! » Ça y est, elle a parlé. Juste un petit mot dit d’une voix douce de petite fille qui a, par miracle, détendu l’atmosphère. Il lui semble que ça va mieux. Craignant qu’elle ne se referme à nouveau, il poursuit : « On pourrait peut-être manger ici ? — Si tu veux, mais je vais d’abord er par les toilettes. »
Tandis qu’elle s’en va vers le bloc sanitaire de la station, il fait le plein de la voiture. Lorsqu’il la retrouve, elle est dans la boutique devant une vitrine réfrigérée garnie de sandwichs divers. Elle est au téléphone, il se dit qu’elle a dû appeler son père, il n’ose pas s’approcher. Elle coupe la communication, range le téléphone dans son sac et l’appelle : « Viens te choisir un casse-croûte ! Moi, je prends du végétarien et toi ? — Tu ne manges pas de viande ? — Si ! Mais ici, ils n’ont pas de viande hallal… Tu prends quoi ? — Comme toi… je vais goûter. — Tu verras, c’est bon. » Après qu’ils eurent avalé chacun un gros sandwich, elle lui demande en buvant un café une cigarette à la main : « On en a encore pour longtemps ? — Il nous reste environ trois cents kilomètres pour arriver à la frontière espagnole, nous serons à Barcelone vers dix-sept heures, peut-être avant si tout va bien. »
***
Après une courte nuit dans un hôtel de Barcelone, et bien entendu dans deux chambres différentes, ils repartent bien avant le lever du jour. Messaoudah conduit, Pierre-Loup somnole, le ronronnement du moteur, ajouté à son manque de sommeil après une nuit trop brève, finit par l’endormir. Lorsque le soleil se lève, les désertiques Talaies d’Alcalà apparaissent plus arides encore sous la lumière déjà écrasante du matin. Il referme aussitôt ses yeux et se demande s’il rêve encore. À demi inconscient, dans ce décor de western il s’imagine dans une diligence lancée à toute vitesse dans un nuage de
poussière, et poursuivie par des Indiens dans une contrée du Middle West à l’époque de la conquête de l’Ouest américain. Mais la réalité est tout autre, si les collines sont bien présentes, pas de poussière ni d’Indiens à cheval, la diligence est une automobile et devant, pas de chevaux suants sous le soleil ni de piste caillouteuse, mais sous le capot un gros moteur six cylindres avalant un long ruban de bitume qui s’étend à perte de vue. À onze heures comme prévu, ils sont sur le port d’Almeria, prêt à embarquer avec la voiture. Avant de er la douane, Messaoudah s’inquiète : « Pour la douane, on fera comme si on était en couple… un couple de touristes ça era plus facilement. — OK, tout le plaisir sera pour moi… — Je t’arrête tout de suite… Ne va pas t’imaginer autre chose, ce sera juste le temps de er les contrôles, c’est tout ! — Mais… Je l’avais bien compris comme ça. — Des fois qu’il te viendrait des idées ! Je comprendrais bien que tu sois tenté, et ce serait plutôt flatteur pour moi, mais entre nous rien n’est possible… Je pense que tu peux comprendre ? — Message reçu cinq sur cinq, mademoiselle. — Tu n’es pas fâché au moins ? — Non… moi aussi, j’ai une copine… — Ah bon ! Elle s’appelle comment ? — Rose ! On n’est pas fiancé comme toi, mais on a des projets. » Il a dit ça sans réfléchir, pour donner le change, pour la mettre en confiance, car en réalité, il n’a plus de petite amie. Céline est devenue une bonne copine, et au fond de lui, il sait bien qu’avec Rose ça ne va pas être possible, ils sont trop proches et en même temps si différents. Comment pourrait-il en être autrement, elle la fleur épanouie, une rose irée pour sa beauté et adulée pour son parfum, et lui, la mauvaise graine, le chardon méprisé pour ses piquants et son
inutilité. Entre eux, il ne sera jamais question d’amour, juste une grande complicité, un attachement qu’un flirt risquerait de briser à tout jamais et ça, il ne le veut pas. S’il venait à perdre l’amitié de Rose, il ne lui resterait plus rien, et il ne s’en remettrait pas. Au moment de er devant les douaniers, Messaoudah s’est juste laissée prendre la main et a esquissé un timide sourire. C’est peu, mais cela a suffi, les douaniers n’ont pas posé d’autre question que : « Avez-vous quelque chose à déclarer ? » Et ils sont és sans problème après qu’ils ont répondu par la négative et qu’on leur a rendu leur eport. La traversée est presque paradisiaque. La mer est calme, il fait beau, et quelques heures plus tard, ils sont à Nador. Pour la première fois de sa vie, Pierre-Loup pose le pied en terre africaine. La voiture est débarquée et ils repartent en direction de Fès, lieu d’origine de la famille de Messaoudah. Pierre-Loup est accueilli très cordialement par la tribu au grand complet ; oncles, tantes, cousins et cousines, tout ce petit monde leur fait un accueil extrêmement chaleureux. La semaine e, idyllique sous un soleil radieux : visite de la vieille ville, les remparts aux portes monumentales de Fès Al-Bali, et aussi piscine, farniente, sieste et boîte de nuit, des vraies vacances, un séjour qu’il n’aurait jamais pu s’offrir autrement.
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Mais les meilleures choses ont toujours une fin et arrivent fatalement, le moment où il faut penser à rentrer. Lorsqu’ils évoquent le retour, Messaoudah ne paraît pas trop pressée de partir ; ses cousins, le soleil, la piscine, la vie facile, et comme rien ne l’oblige à rentrer en elle souhaite prolonger son séjour dans sa famille pour profiter du soleil et des vacances. Elle prétend qu’elle a appelé son père et qu’il est d’accord, et qu’une fois rentré, il n’aura qu’à er à la Cité de l’Étoile et qu’on lui donnera ce qui a été convenu. Pierre-Loup, lui, n’a pas le choix, il doit impérativement rentrer pour reprendre
son travail au fournil et ses cours au CFA le lundi suivant. Il lui faut absolument être à Nador au plus tard le samedi pour prendre le bateau à treize heures. Le fait qu’elle veuille rester ne l’intrigue pas et il trouve ça tout à fait normal pourtant, il devrait s’interroger sur ce brusque changement de programme. En effet, pourquoi Messaoudah, qui a eu besoin d’un garde du corps à l’aller, n’en a-t-elle plus besoin pour son retour ? Mais Pierre-Loup ne se pose pas la question, sa seule préoccupation, c’est de rentrer dans les temps pour recevoir la récompense promise : une bonne commission et la voiture en prime. Alors, le samedi matin très tôt, ils se quittent et il prend la route seul en direction de Nador.
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Après une traversée sans histoire, il descend du bateau avec la voiture et traverse à petite vitesse le débarcadère. Alors que toutes les voitures qui le précèdent ent pratiquement sans s’arrêter, il s’aperçoit avec une certaine angoisse qu’une barrière se ferme devant lui. Il a la conscience tranquille, mais avec la douane, on ne sait jamais. À peine s’est-il arrêté, qu’aussitôt une escouade en uniforme entoure la voiture, et un policier lui ordonne de descendre ; son véhicule va être fouillé. Un douanier ouvre les portes et le coffre de la BM, et lâche un chien à l’intérieur. L’animal fait le tour de l’habitacle, renifle un peu partout sans rien trouver, puis il sort, saute dans le coffre et s’arrête près de la roue de secours. Dégonflage et démontage rapide du pneu et, sous les yeux ahuris de Pierre-Loup, le douanier en sort quatre paquets suspects qui s’avèrent contenir de la résine de cannabis, des paquets qui ressemblent étrangement, en beaucoup plus gros, à celui qu’il avait remis au marchand de fringues du Quartier latin. Abasourdi et profondément choqué, il ne peut expliquer aux policiers la présence de la drogue. Il raconte son voyage et les circonstances du retour. Malheureusement pour lui, il est tellement traumatisé que sur le moment, il lui est impossible de décliner l’identité de sa compagne de voyage qui semble lui avoir fait un drôle de cadeau. En fait, il le réalise soudain, il ne connaît que son prénom : Messaoudah. C’est vague. L’interception, la fouille, un interrogatoire
succinct et l’arrestation, tout cela n’a duré que quelques dizaines minutes. Il est présenté rapidement à un juge qui nomme d’office un avocat et lui signifie son arrestation, sa mise en examen et son incarcération à la prison d’Almeria. Une procédure accélérée et automatique pour ce type de flagrant délit. En moins de trois heures, il e de l’état de simple touriste à celui de délinquant. Le pénitencier d’Almeria est une forteresse située quelques kilomètres à l’écart de la ville, une énorme bâtisse entourée de hauts murs de béton, et qui fait peur aux Andalous autant par son aspect austère et lugubre que par les détenus qui y sont enfermés. Ce sont pour la plupart des Espagnols, des Tchèques, des Roumains et quelques Français.
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Depuis la veille, à Pantin, Roland et Louise n’ont plus de nouvelles de PierreLoup, la dernière fois qu’il a appelé, il s’apprêtait à prendre le bateau à Nador et depuis, plus rien. Roland essaie de le dre en vain ; son portable est coupé, peut-être un problème de batterie. À dix-sept heures, le téléphone sonne. Louise décroche. Roland voit dans les yeux de sa femme une inquiétude se changer en terreur, elle lui e le combiné, et ce qu’il entend le paralyse : « Allô Papa ? C’est Pierre-Loup ! J’suis en prison. » Un coup de massue doublé d’une douche glacée, voilà ce qu’il ressent tout à coup. Son fils est en prison. Après avoir échangé quelques mots, il raccroche et explique à sa femme que le gosse a été arrêté à la descente du bateau à Almeria en Andalousie. Les douaniers espagnols ont découvert quatre kilos de résine de cannabis cachés dans le pneu de la roue de secours de la voiture. La conversation a été très brève, Pierre-Loup n’a eu droit qu’à cinq minutes de communication, le temps d’expliquer sommairement ce qu’il s’est é et donner les coordonnées de l’avocat. Avant de raccrocher, il a demandé à son père d’aller voir monsieur Youssef à la Cité de l’Étoile à Bobigny. Il n’a pas eu le temps d’en dire plus, la communication a été interrompue. Un long moment de stupeur et d’incompréhension s’installe à la boulangerie.
Abasourdi, Roland tente de reprendre ses esprits. Après une rapide analyse de la situation, le constat est vite fait : il faut le sortir de là et il n’y a pas un instant à perdre. Aussitôt, un branle-bas de combat se met en place à la maison, la bataille qui commence promet d’être longue et difficile. Les premières difficultés surviennent très vite ; Roland essaie de dre par téléphone l’avocat espagnol Maître Jose-Luis Rodriguez, et là, premier problème et de taille : l’avocat ne comprend pas le français, et lui, ne parle pas espagnol. Ça ne commence pas bien du tout. Il lui faut alors trouver rapidement quelqu’un qui puisse l’aider. Une cliente de la boulangerie connaît vaguement une dame espagnole qui est caissière dans une grande surface de Rosny-sous-Bois. Sans plus attendre, Roland s’y rend et se renseigne à l’accueil pour savoir si cette dame travaille bien ici. L’hôtesse lui confirme que oui, et il demande alors s’il peut la rencontrer. Bref appel téléphonique et après quelques minutes d’attente, une petite femme de trente-cinq ans environ, de longs cheveux noirs et bouclés, se présente. Elle s’appelle Térésa, elle est bien espagnole et justement originaire d’Almeria. Roland lui explique rapidement la situation dans laquelle se trouve son fils et lui dit qu’il a besoin de quelqu’un pour traduire des documents. En l’entendant lui parler de drogue et de prison, le visage de la jeune femme se ferme, visiblement, elle a tout à coup très peur. Elle explique à son tour que le pénitencier d’Almeria est une des prisons les plus importantes et des plus sinistres du pays, personne n’ose s’en approcher. La réputation de cet établissement carcéral terrorise les habitants du voisinage ; les gens qui y sont enfermés sont, pour la plupart, de dangereux malfaiteurs. Craignant qu’elle ne se dérobe, Roland essaie de la convaincre de l’aider. Il doit être assez persuasif, car au bout de quelques minutes, surmontant ses appréhensions, elle accepte de lui rendre service. À partir de ce moment, le problème de la langue est à peu près résolu, au moins pour les échanges de courriers. Roland rédige le jour même une lettre à maître Rodriguez en pesant chaque mot ; il lui faut tout à la fois être le plus concis possible et ne négliger aucun détail sur ce qu’il attend de lui et sur les démarches qu’il compte faire ici en . En premier lieu, il aimerait qu’il lui précise exactement ce qu’on reproche à son fils, les conditions de son arrestation, ce qu’il risque et s’il est possible d’obtenir une libération conditionnelle. Il lui précise en outre qu’il envisage de prendre un avocat en pour entamer une procédure afin de permettre à la police française d’enquêter sur le sieur Youssef que Pierre-Loup semble présenter
comme étant l’organisateur de l’expédition. Térésa traduit sa missive en espagnol et lui donne aussi quelques conseils sur les formulations en usage en Espagne qui sont un peu différentes de ce qui se pratique en ; il faut prendre garde à ne pas froisser les susceptibilités. Assis à son bureau, Roland fait rapidement les corrections et, sitôt fait, il poste le courrier. Ce sera le premier d’une longue série d’échanges épistolaires entre la et l’Espagne. Maître Jose-Luis Rodriguez lui confirme en retour qu’il accepte de défendre son fils moyennant la somme de mille euros pour l’ensemble de la procédure, il précise en outre que Pierre-Loup risque trois ans de prison et qu’il est trop tôt pour faire une demande de libération conditionnelle, mais il ne donne aucun détail sur son arrestation. À première vue, mille euros ça paraît cher, mais en y réfléchissant et compte tenu des tarifs pratiqués en , ce n’est finalement pas si coûteux que ça. Roland n’hésite pas une seconde, Louise regimbe pour la forme, elle trouve que ça fait tout de même beaucoup d’argent à sortir pour leur budget. Mais quoi, il s’agit de leur fils, et puis l’argent, ils l’ont, c’était pour les prochaines vacances, ils ne partiront pas cette année, voilà tout. Roland finit tout de même par la convaincre, et il envoie le mandat par retour.
7
Le jour où ce que l’on a de plus cher se retrouve dans une situation dont on sait qu’il ne pourra pas s’extraire seul, on oublie provisoirement ses propres misères pour se consacrer à tout faire pour le sortir de son pétrin.
La lutte s’annonce plus rude que prévu. Il apparaît comme une évidence qu’il va être difficile de se battre seul. Sans aide extérieure, Roland risque de patauger, il lui faut rapidement trouver des appuis. Après avoir longtemps hésité, il se décide à er les autorités locales pour chercher un secours, une assistance, une aide influente ou une compétence diplomatique. À la mairie de Pantin, il est reçu par l’Adt à la culture, un homme affable qui, par chance, a déjà rencontré Pierre-Loup à plusieurs reprises à l’école de musique : « Pierre-Loup Delavenne… n’est-ce pas le jeune homme au violoncelle ? — Vous le connaissez ? — Je l’ai rencontré lors d’une de mes visites dans les différentes associations culturelles de la ville. Il m’avait paru plutôt studieux… — Hélas ! Il a laissé tomber la musique. — Dommage, il semblait pourtant avoir de bonnes dispositions… — Ne m’en parlez pas ! Sa mère et moi sommes désolés, à cause de ses mauvaises fréquentations, il s’est fourré dans un drôle de pétrin… — Racontez-moi tout ! » Et Roland raconte. Monsieur l’Adt écoute et comprend la détresse de Roland, et il compatit ; il a lui-même un fils du même âge qui lui cause également parfois quelques soucis. Il tente de er un homologue de sa connaissance qui a longtemps occupé un poste diplomatique en Espagne, mais c’est peine perdue. L’homme au bout du fil lui conseille de ne pas intervenir,
qu’il est préférable de ne rien tenter ; en Espagne, lorsqu’un politique essaie d’obtenir une faveur d’une autorité judiciaire qui plus est sur une affaire en cours d’instruction, c’est très mal perçu, et le plus souvent, l’effet produit va à l’encontre du but recherché.
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Roland ne connaît rien au phénomène de la drogue, il en a entendu parler, comme tout le monde, sans plus. C’est la première fois qu’il y est confronté d’aussi près et aussi brutalement alors, afin de ne pas mourir idiot, il va s’informer. Qui mieux qu’un policier spécialisé peut éclairer sa lanterne ? Sur les conseils d’un ami, il se rend au commissariat du quartier afin de rencontrer un officier de police. Un capitaine de la brigade des stupéfiants le reçoit courtoisement et Roland lui explique le but de sa visite. Le policier, qui a une grande expérience des affaires de drogue, ne paraît pas étonné de ce qui est arrivé à Pierre-Loup, pour lui, ça lui pendait au nez comme un sifflet à deux sous. C’est comme ça que Roland apprend que son fils est suivi depuis plusieurs mois pour ses fréquentations dans le milieu de la drogue : « Cela fait déjà quelque temps que les collègues des stups des Polices Urbaines de Bobigny l’ont repéré. — À Bobigny ? Qu’est-ce qu’il allait faire là-bas ? — Il s’est rendu, entre autres, à la Cité de l’Étoile pour y rencontrer un type suspecté d’être un trafiquant. — Mais j’y pense, l’autre jour au téléphone il m’a demandé d’aller voir un certain Youssef, à la Cité de l’Étoile justement… — Un conseil, n’y allez pas. C’est lui que nous surveillons étroitement, ce n’est pas un gros bonnet, mais une forte pointure tout de même et c’est surtout un type dangereux. »
Roland est abasourdi, il lui semble plonger dans un roman noir où une multitude de malfaiteurs semble bien décidée à lui pourrir la vie. Tout à coup, tout autour de lui tout devient suspect. Cette ville qu’il pensait tranquille lui apparaît, soudain, comme un repaire de brigands. Puis le policier se lance dans une longue explication sur toutes les possibilités pouvant être à l’origine de la mésaventure de Pierre-Loup. Roland écoute attentivement et découvre la liste impressionnante des astuces les plus couramment utilisées par les trafiquants, un catalogue ahurissant de matoiseries, tromperies, fourberie et ruses diverses issues de l’imagination fertile de ces genslà : « Entre autres combines pour leur fructueux négoce, et compte tenu de ce que vous m’avez raconté, je pense que votre fils a été recruté pour tenir le rôle du mouton. — Le mouton ? — Oui ! La technique du mouton qui sert d’appât pour attirer les prédateurs, ou une bête que l’on sacrifie pour préserver le troupeau. Sauf qu’en l’occurrence, dans le cas qui nous intéresse, les prédateurs c’est la police des frontières, et le troupeau, c’est probablement un gros chargement véhiculé par un complice du commanditaire. Le procédé est parfaitement rodé, le mouton c’est généralement un gogo parfaitement innocent et au courant de rien, et que l’on va utiliser en lui faisant accomplir quelque chose qu’il refait de faire s’il avait la moindre idée de ce à quoi il s’expose. — Qu’est-ce que vous entendez par là ? — C’est, par exemple, la tablette de cannabis que l’on glisse discrètement dans le sac à main d’une femme, genre petite-bourgeoise, très, comme il faut de préférence, et que l’on récupère tout aussi discrètement après qu’elle ait é la douane sans être inquiétée. Une autre fois, lors d’un voyage en avion, ce sera le sac de voyage ou une petite valise que l’on confie à un autre ager soi-disant pour éviter d’avoir à payer une surtaxe pour excédent de bagages, en prétextant que l’on est trop chargé… — Mais c’est carrément ignoble… — On peut dire ça comme ça, mais le procédé sans doute le plus répugnant, c’est
de charger à son insu un mouton et de lui laisser er la douane en s’arrangeant pour qu’il se fasse prendre, au besoin par un coup de téléphone anonyme, et de er juste après avec un gros colis tout à fait tranquillement pendant que les douaniers et la police locale s’occupent du mouton. » Roland ne décolère pas : « Ah, les salopards… les fumiers… c’est franchement dégueulasse. — Je ne vous le fais pas dire. Mais pour que ce plan fonctionne bien, il faut trouver quelqu’un de préférence jeune, possédant un véhicule, au besoin, on lui en fournit un, ou on le lui procure moyennant quelque argent en lui laissant croire qu’il fait une bonne affaire. Par exemple une voiture prisée de la jeunesse, genre grosse berline allemande de luxe en bon état pour moins de deux mille euros, c’est tellement tentant que ça ne se refuse pas ; il faut l’éblouir et surtout ne pas lui laisser le temps de réfléchir. — Je connais bien mon fils, si on lui a joué un air sympa, il n’a pas dû hésiter longtemps. Mais pourquoi c’est tombé sur lui ? — Parce qu’il correspond au profil idéal. Car pour que la mayonnaise prenne, il faut absolument que le mouton soit propriétaire du véhicule, je vous ai expliqué comment ils s’y prennent. Il est préférable aussi qu’il soit également sans charge de famille et disponible pendant quelques jours, qu’il fasse normalement le voyage avec sa voiture sous un prétexte plausible et sans qu’il soupçonne quoi que ce soit. Si la voiture à une roue de secours sous le plancher du coffre, c’est encore mieux ; il est très facile à un bricoleur moyen de l’ôter et de la remettre sans aucune difficulté, et sans même avoir à ouvrir la malle. Les ailes, les garnitures de portes, les boucliers sont aussi des caches faciles. Dernier point, la clef de voûte de l’arnaque : le retour étant normalement prévu à deux ou plus, il faut trouver une bonne raison pour convaincre le mouton de rentrer seule. — Là non plus ça n’a pas dû être très difficile, lâche Roland dans un soupir de fatalité… — Tous les prétextes sont bons pour berner un mouton. Le plus courant et qui marche quasiment à tous les coups, l’organisateur allègue qu’il veut rester quelques jours de plus sur place pour profiter de la famille ou de ses amis. En réalité, il va suivre le mouton à bonne distance pour ne pas qu’il le repère, et donner le coup de fil au bon moment pour être sûr que les douaniers soient
suffisamment occupés lorsqu’il se présentera lui-même avec un chargement beaucoup plus important. C’est à ce moment-là que le mouton se transforme en dindon. — Machiavélique ! Même plus la possibilité de faire marche arrière… — C’est bien là le nœud de l’imposture, l’instant où tout bascule, et c’est avant d’en arriver là que votre fils aurait dû se méfier, car à son insu, il s’est transformé en trafiquant et a été délibérément jeté dans les filets de la police des frontières, et ainsi il a probablement servi de couverture à un age de drogue beaucoup plus conséquent. — À bien y regarder, tout cela colle parfaitement et vous avez certainement raison, mais hélas, tout comme sa mère et moi, Pierre-Loup n’était visiblement pas au courant. Et maintenant, il risque quoi ? — En Espagne, la peine encourue pour quatre kilos de cannabis est de trois années de prison, ou seulement un an si le prévenu accepte de plaider coupable. À partir de cinq kilos, la sanction est beaucoup plus lourde, et pour les organisateurs, l’investissement serait alors disproportionné au regard du but. Sacrifier moins de cinq kilos est donc suffisant pour être sûr que le mouton soit hors circuit suffisamment longtemps afin qu’il ne représente plus un danger pour le commanditaire de l’opération. — Diabolique ! Ils pensent vraiment à tout. — Parfaitement rodé, ainsi, une fois sorti de prison, votre fils n’aura plus aucune possibilité de se retourner contre ceux qui l’ont sacrifié et lâchement abandonné à son triste sort. Cette façon d’opérer est démoniaque, car elle laisse le mouton sans défense et dans la quasi-impossibilité de prouver sa bonne foi, tandis que les vrais responsables s’en sortent généralement sans être inquiétés en , puisque les faits se sont déroulés à l’étranger. »
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À force de démarches, de coups de téléphone auprès de nombreuses personnes
ou associations susceptibles de l’aider ou simplement l’informer, Roland obtient çà et là nombre de renseignements qui, une fois recoupés, lui permettent de reconstituer à peu près fidèlement ce qui a dû se er : Pierre-Loup a été approché par les sbires du sieur Youssef qui lui a fait miroiter la possibilité de er une semaine au Maroc à peu de frais. Aveuglé par la perspective d’un séjour de rêve, sans plus réfléchir, il a sauté à pieds ts comme il le ferait dans une piscine d’eau claire sans se douter que ce n’était en fait qu’une flaque de boue.
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Cette fois-ci donc, le mouton, c’est Pierre-Loup. Sans le savoir, il vient d’effectuer un petit transport de drogue afin de servir de couverture à un chargement plus important, et sans doute déjà en cours d’écoulement dans les bas-fonds de la capitale. Pour l’heure, il ne comprend pas bien ce qui lui arrive ; on l’a jeté en prison et il attend. De son côté, Roland se démène comme il peut, et il ne peut pas grand-chose. Il rencontre de nouveau le capitaine de la police qui ne lui laisse pas beaucoup d’espoir sur une possible enquête en qui permettrait de confondre ce Youssef, qui en réalité s’appelle Marouane Boudjema. L’individu est un trafiquant notoire et bien connu de la police. À cet effet, le policier montre à Roland un organigramme de près de cent quarante personnes sous surveillance et où Boudjema occupe une place de choix au deuxième rang juste en dessous de la case la plus haute comportant seulement un point d’interrogation et, en dessous, une multitude d’autres petites bulles rectangulaires avec des noms qui, pour la plupart, représentent des petits dealers ; en arrêter un seul, mettrait en péril les chances de remonter à celui tout en haut de la pyramide dont on ignore encore l’identité. Le capitaine explique : « Vous comprenez, monsieur Delavenne, aucun policier ne se hasarderait à arrêter un simple petit revendeur au risque de faire s’écrouler des mois, voire des années d’enquête pour atteindre la tête de la pyramide. — Je comprends…
— De plus, le problème de votre fils est une affaire espagnole. Pour pouvoir enquêter en , nous avons besoin d’une commission rogatoire que seul le magistrat chargé de l’instruction peut délivrer. »
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Confronté à ce fâcheux embarras, Roland a, dans un premier temps, réagi avec la certitude que ce serait simple tant l’évidence de la machination lui sautait aux yeux. Tel d’Artagnan, il aurait tôt fait de convaincre la justice qu’il y a erreur, et que tout rentrerait bien vite dans l’ordre. Après moult batailles, force est de constater qu’en fait, le mousquetaire s’est vite changé en Don Quichotte tant il a l’impression de se battre contre un moulin à vent. Roland e l’avocat pour l’informer du résultat de ses investigations, et il lui supplie de faire une requête auprès du juge afin d’obtenir une commission rogatoire ainsi qu’une nouvelle demande de libération conditionnelle. Une semaine plus tard, il reçoit la réponse ; les deux requêtes sont rejetées.
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Le jour de son arrestation mouvementée, Pierre-Loup s’est retrouvé, dans la cour de la prison à l’heure de la promenade, complètement désemparé. Subitement, le destin lui coupait l’herbe sous le pied. Adieu la , adieu la famille, adieu La Grange-Ferrière, la boulangerie des parents et les copains, adieu Céline et Rose. Si loin de chez lui, sans autre arme que sa bonne foi, il se demande bien comment il pourrait sortir un jour. Se retrouver si jeune enfermé pour trois ans, peut-être plus, et pour quelque chose dont il n’est pas coupable, c’est une perspective qu’il ne veut même pas imaginer. Après la détresse des premières heures, il tente de s’organiser. Matthieu, son compagnon de cellule, est français lui aussi, et également emprisonné pour une affaire de drogue. À la différence que lui, il trafique pour son propre compte et il
n’est pas encore é en jugement. Il est là depuis plus de trois mois, alors il a eu le temps de s’acclimater. Dès son arrivée, il a expliqué à Pierre-Loup ce qu’il faut faire pour que le séjour ne soit pas trop dur, mais aussi et surtout ce qu’il ne faut pas faire. En prison, il y a plus à craindre d’autres détenus que des gardiens. Il lui explique : « La règle primordiale est de ne jamais pleurer en public ; pleurer est un signe de faiblesse et les plus dominateurs seront vite tentés de te racketter. Il faut savoir aussi qu’en prison, la philanthropie n’existe pas, tout se paye, quoique tu demandes, il faudra raquer. » Pierre-Loup pâlit : « C’est que… je n’ai pas beaucoup d’argent… — Alors, arrange-toi pour t’en faire envoyer si tu peux, car tu vas en avoir besoin ; beaucoup vont essayer de te pousser à craquer et au final te prendront le peu que tu as. Ensuite, il faut veiller à ne pas te mettre les gardiens à dos. Si tu réussis à te faire bien voir, tout devrait bien se er pour ce qui est du quotidien. Les Espagnols n’aiment pas beaucoup les Français… — Ah bon… pourquoi ? — Il paraît que c’est une vieille histoire qui remonte aux guerres napoléoniennes. Alors essaie de ne jamais rester inactif, trouve-toi un job, n’importe quoi, tu seras mieux vu par les gardiens. Et puis… si tu peux avoir un peu d’argent, tu pourras cantiner. — C’est quoi cantiner ? — C’est la coopérative de la prison, tu peux y dépenser jusqu’à soixante-dix euros par semaine pour tes cigarettes ou pour améliorer l’ordinaire succin de la bouffe. Tu as le droit de téléphoner une fois par jour pendant quatre à cinq minutes ; pour la , ça coûte cher, alors pense à utiliser le PCV. Enfin, quoi qu’il t’arrive, quoi qu’on te dise, quoi qu’on te fasse, fais comme si tu étais tout seul ; on a beau être plus de mille, tu ne dois compter sur personne. Même si tu rencontres des détenus qui te paraissent mieux que les autres, plus avenants, plus sympathiques, dis-toi bien que, neuf fois sur dix ce n’est qu’une façade pour te soutirer une clope, un peu de thune ou encore d’autres services moins avouables.
— Merci ! Je vais me tenir sur mes gardes, de toute façon, je ne me lie pas facilement, je n’ai pas l’habitude de faire confiance à des gens que je ne connais pas, et mes sous je ne les lâche pas au premier venu ! — Une dernière recommandation, ce n’est pas parce que quelqu’un te sourit qu’il te veut forcément du bien, en prison c’est plutôt l’inverse, car dans tous les cas, le jour où tu seras dans la merde, personne ne viendra t’aider à en sortir, au contraire, on t’appuiera sur la tête pour que tu t’y enfonces davantage. » Suivant les conseils de Matthieu, Pierre-Loup se porte volontaire pour faire quelques petits travaux afin de s’occuper. Il commence par ramasser les papiers, mégots et autres détritus jetés dans la cour par les détenus pendant la promenade, ça lui permet de rester un peu plus longtemps dehors et ainsi retarder d’autant son retour en cellule. Il s’inscrit à des cours d’espagnol, afin de mieux comprendre ce qui se trame autour de lui et aussi pour se er d’interprète lorsque son avocat vient le voir. Lui qui ne prie plus depuis qu’il a lâché le catéchisme, il va à la messe le dimanche. Tout ce qui lui permet de quitter un moment sa cellule est bon à prendre. Après le repas, il est volontaire pour nettoyer le réfectoire et sortir les poubelles. Petit à petit, on commence à apprécier ce petit Français plein de bonnes volontés et qui ne demande qu’à travailler. Un jour, on lui propose de donner quelques coups de main à la cuisine, une tâche beaucoup plus sympathique qui lui permet de mieux manger ; ça n’a l’air de rien, mais pour lui, la bouffe, c’est très important. C’est au cours de ses ages en cuisine qu’il se lie d’amitié avec un des cuistots. Pendant que Pierre-Loup s’occupe de la pluche ou de la plonge, Antonio le fait parfois participer à la préparation des plats. C’est ainsi qu’il apprend la recette de la paella, et c’est sans doute de cette expérience que lui vient le goût de cuisiner.
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L’essentiel de ses distractions, c’est la musique qu’il écoute sur une petite radio qu’un autre détenu lui a vendue avant sa libération. Un jour, il demande à sa mère de lui envoyer quelques CD de musique en lui précisant de n’envoyer que des copies et en nombre suffisant, car il est probable qu’on ne les lui restituera
pas tous. Roland enregistre plus de vingt CD de ses musiques préférées et les lui envoie. Dans le colis, Louise t quelques vêtements chauds, un paquet de ses biscuits préférés fourrés au chocolat, et un tube de dentifrice. À l’arrivée, PierreLoup n’a eu qu’une dizaine de CD et seulement une partie des vêtements, le reste manquant, c’est la petite ponction traditionnelle des gardiens dans les colis reçus par les détenus. Ces prélèvements sont, soit directement confisqués par les gardiens pour leur usage personnel, soit, ils sont destinés à être revendus à la coopérative. Il paraît que ça se fait dans toutes les prisons du monde. Roland envoie aussi et régulièrement à son fils un peu d’argent, c’est ainsi qu’il a pu s’offrir un petit téléviseur qu’un détenu libérable lui a rétrocédé. Toutes ces occupations l’empêchent de trop cafarder, mais le soir, parfois, c’est trop dur. Son père a beau le rassurer jour après jour sur l’avancement de la procédure, quelquefois, il craque ; il pense à s’évader. Une autre fois, il est prêt à faire une grosse bêtise pour en finir au plus vite. Tous les jours vers 17 heures, quand il arrive à avoir accès au téléphone, il appelle ses parents ; il s’impatiente et ne comprend pas pourquoi on le garde en prison alors qu’il n’a rien fait de mal. Au fil des jours, lors de ses brefs coups de fil, il distille à son père quelques informations sur son voyage et son arrestation au fur et à mesure qu’elles lui reviennent en mémoire : « Je me souviens que la fille, je l’avais déjà vu, mais elle était habillée en homme… — Où ça ? — À la Cité de l’Étoile, elle m’a emmené, en voiture au Quartier latin, livrer un petit paquet. — C’était quoi ce paquet ? De la drogue ? — Probablement, mais sur le moment, je n’en savais rien, juste que Youssef devait me donner trois cents euros de commission… — Trois cents euros ! Alors, c’était bien de la drogue. Tu es sûr que c’est la même fille ? — Oui ! Et en plus, je suis presque certain de l’avoir vu sur le bateau du retour, elle était de nouveau habillée en homme avec une casquette et un blouson de
cuir. — C’est maintenant que tu le dis ! — Sur le moment, je n’y avais pas attaché d’importance et ça m’était sorti de la tête. Et puis il y avait tellement de monde que je n’étais pas sûr de moi, ça pouvait aussi bien être quelqu’un d’autre. Papa, garde ça pour toi, n’en parle à personne, ils sont trop dangereux. — Soit tranquille, je ne dirais rien ! — Même pas à maman, elle s’inquiéterait trop. » Petit à petit, le dossier s’étoffe, mais Roland se rend compte que rien ne lui permet de prouver formellement l’innocence de son fils. Il enrage de le savoir dans cette situation. Se sentant parfois impuissant devant la lourde machine judiciaire qui fait fi des états d’âme, il est parfois tenté de prendre la tête d’une équipe de mercenaires solidement armés, et d’aller le chercher, de le sortir par la force et le ramener à la maison. C’est évidemment stupide, inconscient et pour tout dire complètement idiot, mais il se fait son petit cinéma à lui, et ça lui fait du bien. Dans ces moments-là, c’est son côté d’Artagnan qui reprend le dessus sur Don Quichotte. Tout en faisant des efforts pour ne pas se laisser abattre, il commence à en parler autour de lui ; les clients de la boulangerie compatissent et s’indignent, mais il lui faut aller plus loin. Il y a bientôt deux semaines que Pierre-Loup est enfermé et rien ne semble bouger.
8
Lorsque deux êtres sont à la fois proches et très différents, mais que la force de caractère de l’un parvient à rétablir l’équilibre en prenant l’ascendant sur l’insouciance de l’autre, à ce moment-là tout devient possible.
Une licence de droit en poche et après avoir étudié deux années dans une grande école spécialisée de Dijon, Rose a é avec succès le concours de greffière ; nommée au Tribunal de Grande Instance de Belfort, sa prise de fonction aura lieu à la rentrée de septembre. Elle est soulagée, sa carrière démarre bien alors, elle prépare ses vacances. Dans le car qui la ramène chez ses parents, elle pense à Pilou. Ils avaient un peu prévu de er quelque temps ensemble en août. Il lui avait proposé de se retrouver à Clairvallon, tandis qu’elle préférait Pantin afin de goûter pour la première fois de sa vie aux joies de la vie parisienne. Mais ils n’ont pas réussi à se mettre d’accord et comme d’habitude, elle s’est fâchée et, contrariés, ils ont tous les deux raccroché et ruminé chacun de leur côté. Sur le moment, elle n’y avait pas attaché d’importance et comme toujours, elle pensait qu’il finirait bien par la rappeler. Mais cette fois, c’est différent, cela fait plus de trois semaines et il ne lui a toujours pas donné signe de vie, et ça l’énerve autant que ça l’inquiète. C’est la première fois qu’il reste aussi longtemps sans donner de nouvelles. Depuis bientôt une semaine elle tente presque tous les jours de le dre, mais il ne décroche pas et ne répond pas à ses messages. Serait-il vraiment fâché ? Elle se pose des questions, pourquoi ce silence ? Elle essaie de comprendre ce qui pourrait être la raison de cette indifférence. Quelque chose lui revient en mémoire, un événement si anodin à ses yeux qu’elle avait fini par l’oublier. Elle craint qu’il n’ait été mis au courant de l’aventure qu’elle a eue à la fac il y a déjà plus de quatre ans ; un beau mec plein aux as. Leur liaison avait rendu jalouses la moitié des filles du campus. PierreLoup la considère comme une frangine, pourtant, à chaque fois qu’un copain lui tourne autour où qu’elle porte les yeux avec trop d’insistance sur un garçon, il lui fait une scène. Surprotection ou simple jalousie, elle n’en sait rien, mais aujourd’hui elle se demande si son silence n’a pas un rapport avec cette histoire.
Au fond d’elle-même, elle ne veut pas y croire ; non ce n’est pas possible, il ne peut pas savoir. De toute façon, il y a longtemps qu’elle a plaqué son Apollon de bazar. Trop orgueilleux, trop prétentieux, il était peut-être beau, mais c’était tout. Une conversation banale et pas grand-chose dans la tête, et en plus, aux dires des filles qui l’avaient fréquenté avant elle, il en avait une trop courte et peu vaillante, et comme elle n’avait pas envie de vérifier, elle s’était barrée en vitesse. Et puis elle se dit après tout qu’elle n’a pas de compte à lui rendre, si elle veut sortir avec un garçon elle en a bien le droit, c’est de son âge, et si elle veut coucher c’est pas son frère qui va l’en empêcher. Coucher ! Rose a tout réussi, enfin presque tout, sauf sa vie sentimentale ; elle n’a encore jamais couché. Être encore vierge à vingt-deux ans pour une fille de sa génération, c’est un anachronisme dont elle se erait volontiers. Le syndrome de la rosière n’a jamais fait partie de ses aspirations. Seulement voilà, à chaque fois, au moment de franchir le Rubicon, quelque chose la retient, une réserve incompréhensive qu’elle ne s’explique pas.
***
De retour à Clairvallon, Rose court à la ferme. Dans la cuisine, Muguette est seule, et quand elle voit entrer la jeune fille, elle se met à pleurer. Rose panique et demande : « Qu’est-ce qui se e Muguette ? Où est Pierre-Loup ? Il devait venir chez vous pour les vacances… — Ma pauvre petite, c’est un grand malheur… — Quel malheur ? Dites-moi Muguette… où est-il ? » Elle a crié sa question. Entre deux sanglots, Muguette lui dit : « Il est en prison… — En prison ?
— Oui ! En Espagne ! — En Espagne ? Mais qu’est-ce qu’il fichait là-bas ? Et qu’est-ce qu’il a fait pour qu’on le mette en prison ? — Il a été arrêté, il avait de la drogue dans sa voiture. — Mon Dieu ! C’est pas possible… comment c’est arrivé ? Je ne savais pas qu’il avait une voiture. — Nous non plus ! Ma pauvre Rose, c’est une histoire de fou. Il était parti en vacances au Maroc avec un copain, et d’après le Roland, c’est en revenant qu’il a été arrêté. Les douaniers ont fouillé sa voiture et ils ont trouvé du cannabis. Ça fait plus de quinze jours qu’il est là-bas, son père ne décolère pas et Louise pleure jour et nuit. » Rose reste sans voix. Dépitée, elle embrasse Muguette et s’en retourne chez elle sans un mot. Toute la journée, réfugiée dans sa chambre, elle reste prostrée sur son lit. En fin d’après-midi, son père rentre du travail, il trouve sa fille inquiète : « Ma chérie… tu as l’air chagriné ? Tu n’as pourtant pas de raison de t’en faire, tu as réussi ton concours et tu as un travail assuré pour la rentrée. Qu’est-ce que tu veux de plus ? C’est les vacances, profites-en, la vie est belle… — Papa, c’est Pierre-Loup ! — Ah, je vois… tu es allée à la ferme. — Pourquoi vous ne m’avez rien dit ? — Nous ne voulions pas que ça te perturbe, on a pensé que tu l’apprendrais bien assez tôt… — Ça fait plus de trois semaines que je n’ai pas de nouvelle de lui et que je suis morte d’inquiétude. — Tu en parles comme si c’était ton petit ami, il y a quelque chose entre vous ? — Non papa, Pierre-Loup c’est un ami, un frère, et il est normal que je m’inquiète pour mon frère, non ? D’habitude, on essaie de s’appeler au moins
une fois par semaine, la dernière fois on a parlé des vacances et comme on n’était pas d’accord, on s’est un peu disputés et je me suis énervée, et ça fait maintenant plus de deux semaines que son téléphone est sur messagerie. — Je vois… Tu sais, je pense que ce qui lui arrive était un peu prévisible, à traîner avec des gens peu recommandables… — Mais quelle idée ils ont eu ses parents de partir là-bas, à Pantin ? — C’est vrai que c’est loin, mais ils ont eu raison, Roland a bien réussi, d’après Fulbert, sa boulangerie marche bien. Ils ne pouvaient pas prévoir que PierreLoup allait se fourvoyer dans de telles histoires. — Peut-être, mais s’ils étaient restés ici, tout ça ne serait jamais arrivé. — Ce n’est pas certain. Quand on cherche de l’argent facile, où que l’on soit, on est à peu près certain de tomber sur le même genre de fréquentations. » Le visage de Rose se durcit soudain, elle se redresse les poings serrés et comme un coq planté sur ses ergots elle hurle : « Ah ça non ! Si j’avais été là, je te jure que ses fréquentations, j’en aurais fait de la bouillie ! » Elle sort en claquant la porte. Il n’essaie pas de la retenir, il la connaît, quoi qu’elle ait décidé, elle ira jusqu’au bout, et il ne donne pas cher de celui qui tenterait de se mettre en travers de ses desseins.
***
Fulbert est revenu des champs lorsque Rose entre comme une furie dans la cuisine. Il s’inquiète : « Rose, qu’est-ce qui t’arrive ? Tu vas où comme ça ? — Fulbert ! Je veux tout savoir : avec qui il est parti, l’adresse de la prison. S’il trafique, il doit avoir des complices, je les trouverai et je vous jure que je vais leur en faire baver !
— Je ne sais pas si c’est une bonne idée Rose, le mieux que l’on puisse faire c’est de faire confiance à son avocat… — Parce qu’en plus il a déjà un avocat ? Ah, je vois ça d’ici, sûrement un jeunot, un débutant commis d’office, autant dire qu’il est déjà condamné. — D’après le Roland, Pierre-Loup risque trois ans. — Trois ans ? Mais c’est pas possible, ils vont le détruire, on ne peut pas laisser faire ça. Moi, je suis certaine qu’il est innocent, qu’il a été manipulé, qu’on s’est servi de lui, il faut aller le chercher et le ramener de force s’il le faut ! — Rose, arrête… ne t’emballe pas, ce serait de la folie de vouloir le faire évader. » Elle n’en peut plus Rose, et elle craque ; évidemment, il a raison Fulbert, monter une expédition serait insensé, on ne s’évade pas d’une forteresse. Elle se réfugie dans les bras de Muguette et fond en larme. Sans rien savoir avec certitude, elle a tout compris. Elle le connaît bien son Pilou, naïf, il s’est sûrement fait avoir ; on lui a fait miroiter un séjour mirifique et il n’a pas dû réfléchir bien longtemps. Il est parti et voilà le résultat. Seulement comme rien n’est jamais gratuit, il y avait un prix à payer et la facture est très lourde. Puis elle se ressaisie et retourne vivement chez elle, très excitée elle dit à son père : « Papa, je veux aller à Pantin ! — Tu ne crois pas qu’ils ont déjà suffisamment de problèmes comme ça ? — T’inquiète pas, je ne vais pas les déranger, je trouverai un hôtel, mais je préfère être sur place. — Comme tu voudras, mais préviens-les peut-être avant. — Je vais appeler Louise… Il y a un train qui part de Belfort demain matin à sept heures et quart et arrive à Paris avant midi. C’est décidé, je pars, et s’il le faut, j’irai en Espagne. »
***
Quelques kilomètres avant l’arrivée, le train Corail traverse Pantin sans s’arrêter. Le visage presque collé à la vitre, Rose regarde avec effarement ce Pantin qu’elle n’imaginait pas comme ça. Elle cherche en vain la boulangerie au milieu des hautes maisons grises, des entrepôts sales de pollution et des wagons de marchandises stationnés un peu partout sur des voies de garage, et qui paraissant attendre une hypothétique locomotive qui les emmènerait… Dieu sait où ? Terriblement déçue, elle se dit que si c’est ça Paris, ça ne ressemble pas du tout à l’idée qu’elle s’en était faite. Elle s’affale sur son siège. Le contraste avec sa verdoyante campagne comtoise est si grand qu’elle ne comprend pas qu’on puisse la quitter pour cette tristesse. Une agitation parmi les agers, petit à petit le wagon se vide. Tandis que le train ralentit, beaucoup de voyageurs semblent se diriger vers l’avant. Paris Gare de l’Est, tout au bout du quai, Rose aperçoit Roland qui lui fait de grands signes de la main. Maintenant, elle comprend pourquoi les voyageurs, sans doute des habitués, remontaient en tête du train ; la sortie se trouve en bout de voie, devant la motrice. Elle court et se jette dans les bras de Roland. Il l’embrasse : « Merci d’être venue Rose… — Quand j’ai appris ce qui est arrivé à Pierre-Loup, je me suis dit que ma place était ici, avec vous. — C’est gentil de penser à nous, ça fait plus de trois semaines qu’on ne vit plus, on ne sait plus quoi faire. — On va se battre Roland, il faut qu’on le sorte de son pétrin. — Bien sûr, mais comment ? On a déjà fait beaucoup, je ne vois pas ce qu’on peut faire de plus.
— En venant, dans le train, j’ai eu le temps de réfléchir. Mais avant, il faut que je trouve une chambre… — Une chambre ? Mais on va te loger… Celle de Pierre-Loup est libre, ça ne te gêne pas de dormir dans son lit ? — Pas du tout, mais je ne voudrais pas déranger… — Tu ne nous déranges pas. Louise a changé les draps et fait un peu de ménage dans la chambre, et crois-moi, ça en avait bien besoin. Allez viens, le métro, c’est par-là… — Le métro ! Pourquoi ? Vous n’avez plus votre voiture ? — Si, mais ici c’est plus commode de se déplacer en métro où en bus. — Ah bon ? — Quand tu verras la circulation parisienne, et surtout les problèmes de stationnement, tu comprendras. » Rose découvre le métro, elle en avait entendu parler, mais elle ne l’imaginait pas comme ça : une foule qui s’engouffre dans les wagons, le klaxon et les portes qui claquent, le bruit et surtout une odeur étrange et plutôt désagréable. C’est ça le métro ? On ne sort d’un tunnel que pour er au-dessus des toits et entrer de nouveau sous terre. Et aussi des couloirs, des escaliers, encore des couloirs, on prend une autre rame, puis un couloir, des escaliers et on sort enfin à l’air libre dans un autre endroit : « On est où, demande-t-elle ? — On est à Pantin, viens par-là, c’est à deux pas. » Encore quelques minutes de marche, et la boulangerie est là. Rose n’en croit pas ses yeux, deux grandes vitrines et au milieu, une porte automatique ; rien à voir avec la vieille porte branlante de la boutique de Clairvallon. À l’intérieur du magasin dix fois plus grand, du pain bien sûr, mais aussi une grande vitrine réfrigérée avec toutes sortes de gâteaux et de desserts glacés : « Vous faites de la pâtisserie ?
— Oui, l’ancien propriétaire en faisait et les clients en demandent, alors on a dû engager un pâtissier, et Louise lui a donné la recette de son gâteau de fête. Et puis on ouvre plus tôt, à six heures. Tu comprends, il y a beaucoup d’ouvriers qui embauchent de bonne heure, et depuis un an, on est ouvert le soir jusqu’à huit heures. — Maintenant, je comprends mieux pourquoi vous avez quitté Clairvallon. — C’est sûr, même sur Belfort et environ, nous n’y serions jamais arrivés. » En voyant entrer Rose, Louise quitte précipitamment sa caisse : « Ma petite Rose, tu ne peux pas savoir ce que je suis heureuse de te voir. Mon Dieu ! Comme tu as changé, tu es une belle jeune fille maintenant… — Moi aussi Louise je suis contente de vous revoir, et surtout de constater que, par contre vous, vous n’avez pas changé. — Oh si j’ai changé, avec le souci qu’il nous donne le Pierre-Loup, il nous fait vieillir plus vite. — Ne vous inquiétez pas Louise, je suis là, et à Clairvallon tout le monde vous soutient. — Je ne sais pas comment on va faire, et surtout ça risque de nous coûter cher, l’avocat a déjà demandé mille euros, et on envoie toutes les semaines de l’argent au Pierre-Loup, il dit que là-bas tout se paye… » Tandis qu’elles devisent, une cliente entre avec une enveloppe à la main : « Bonjour madame Delavenne ! — Bonjour madame Berger ! — Voilà pour vous ! Avec d’autres personnes du quartier, on a fait une collecte et je suis chargée de vous donner ce qu’on a récolté pour Pierre-Loup. — Madame Berger, vous me gênez beaucoup… On ne peut pas accepter. — Je vous en prie, c’est de bon cœur, Monsieur Friedmann va venir vous voir,
nous allons, avec votre accord bien entendu, créer un comité de soutien pour votre fils. » Puis s’adressant à Rose : « Je suppose que vous êtes de la famille mademoiselle… — Pas exactement madame, juste une amie d’enfance de Pierre-Loup et je suis venue pour aider Roland et soutenir Louise… — C’est gentil à vous, ils en ont bien besoin. »
***
Le soir, autour de la table de la cuisine, avec Roland et Louise, il y a monsieur Friedmann, madame Berger et Rose. Roland fait un résumé sur l’évolution de la situation. Attentive à tout ce qui se dit, Rose prend des notes. Monsieur Friedman explique ce qu’il a l’intention de faire avec une dizaine de personnes, toutes clientes de la boulangerie : « D’abord, on va créer une association qui nous permettra, le moment venu, de nous porter partie civile pour avoir accès au dossier. Nous souhaiterions, monsieur Delavenne, que vous en soyez le président, Madame Berger a déjà accepté d’être la trésorière et je veux bien m’occuper du secrétariat. Je me suis procuré des statuts types, il n’y a plus qu’à les compléter et les déposer à la Préfecture de Bobigny. Qu’en pensez-vous ? » Roland et Louise sont très émus, ils ne s’attendaient pas à une telle détermination ni que des gens qu’ils connaissent à peine puissent être sensibles au point de vouloir partager leur épreuve : « Eh bien ! J’en pense que vous avez bien avancé… Pardonnez notre émotion, mais de savoir que nous ne sommes plus seuls, ça nous réchauffe le cœur… — On sera là pour vous aider, à plusieurs, on peut échanger des idées, chercher des solutions et le moyen de trouver de l’argent ; car j’imagine qu’il va en falloir… — Ne m’en parlez pas, on en a déjà donné beaucoup à l’avocat et on envoie
chaque semaine soixante-dix euros au gosse pour ses besoins. »
9
Les plus belles batailles sont celles que l’on mène pour l’amour et le bonheur des siens.
Après avoir mûrement réfléchi et demandé son accord à Pierre-Loup, ses parents décident de rendre l’affaire publique. Roland rédige un condensé de l’histoire en se concentrant sur ce qui lui paraît être le plus important. Il s’applique à ne rien oublier en évitant de se disperser dans de trop longs discours. Puis comme on jette une bouteille à la mer, il poste sa lettre à l’adresse du journal local. Ensuite, tout va très vite. Deux jours plus tard, un journaliste et une photographe de presse viennent à la boulangerie et le journal publie dès le lendemain une photo de Pierre-Loup en première page avec une légende qui renvoie en page intérieure à un article très détaillé sur sa mésaventure. Le jour suivant la parution, ils reçoivent la visite de la télévision et le soir même, l’histoire de Pierre-Loup est présentée au journal télévisé FR3 Île-de- ; un reportage tourné dans la boulangerie au milieu des clients venus les soutenir. En trois jours, toute la région est au courant. En y consacrant presque tout son temps libre, Roland continue de mener sa propre enquête ; son métier l’amène à rencontrer beaucoup de monde et de nombreuses personnes du quartier l’ont vu à la télévision, et ils parlent. Le plus souvent, c’est pour avoir plus de détails, mais il apprend aussi que son affaire n’est pas isolée. Une dame l’accoste un jour pour lui raconter qu’elle a elle-même un fils en prison à Barcelone pour les mêmes raisons ; on l’a arrêté à la suite d’un accident où sa voiture a été très endommagée. Les policiers venus sur les lieux ont découvert de la drogue cachée dans les portes, et dont une partie s’était répandue sur la route au moment du choc. Une autre dame lui explique que son fils a été arrêté à Nador en possession de dix kilos de cannabis cachés à son insu dans les boucliers de sa voiture, il risque vingt ans de prison ; et au Maroc, les pénitenciers sont beaucoup moins confortables que les geôles espagnoles.
Autour des Delavenne, on s’interroge : pourquoi Pierre-Loup, s’est-il embarqué dans cette aventure ? Beaucoup s’apitoient, mais c’est quelques fois une comion de façade. On ne peut empêcher certaines gens de se dire que s’il en est là, c’est peut-être aussi parce qu’il l’a bien voulu, et d’autres finissent même par douter de son innocence. Inlassablement, Roland explique : « C’est simple, comme tous les jeunes gens de sa génération, il rêvait de voyages, aussi, lorsqu’un copain lui a proposé de er une semaine de vacances au Maroc, il n’a pas hésité longtemps, il est parti sans se poser de questions. À sa place, n’importe qui dans une situation similaire aurait fait la même chose. Trahi par son compagnon de voyage, il risque trois années de prison en Espagne pour avoir simplement voulu er quelques jours au soleil. » Quand, au hasard de leurs programmes d’information ou documentaire, les médias traitent du problème de la drogue, ils parlent surtout de ceux qui trafiquent pour de l’argent, un épiphénomène souvent lié à la pauvreté, au chômage ou plus simplement un mal de vivre récurrent surtout chez les jeunes. Cette actualité douloureuse évoque aussi la détresse des consommateurs souvent pris au piège de l’accoutumance qui en entraîne beaucoup sur le chemin de la délinquance. Mais jamais, ou très rarement, la presse n’aborde le sujet des pigeons innocents qui se sont, un jour, retrouvés malgré eux dans la situation de devoir expliquer pourquoi et comment ils ont été pris en possession de produits illicites. Le problème est pourtant plus récurrent qu’un silence blâmable continue de laisser croire qu’il n’existe pas.
***
De son côté, Rose ne perd pas son temps non plus, elle profite de ses connaissances en droit pour er un homologue qui travaille au Tribunal de Grande Instance de Bobigny. C’est un futur magistrat qui connaît bien le milieu de la drogue en Seine–Saint-Denis pour avoir participé, en tant que stagiaire aux Polices Urbaines, à des enquêtes avec les policiers de la Brigade des Stupéfiants. Il accepte de l’aider. Au cours de leurs investigations parallèles à celles de la police, ils peuvent ainsi recueillir plusieurs témoignages de gens dont une personne de leur entourage a
été victime de malfaisants. C’est le cas d’un médecin de Montreuil dont l’épouse qui, en vacances dans un pays du Maghreb, a bien failli ne pas pouvoir rentrer chez elle. À la fin de son séjour, à moins d’une heure de prendre l’avion, elle décide d’aller se baigner une dernière fois dans la piscine de l’hôtel. Ses bagages sont prêts, elle pose sa valise et son sac à main près du bassin un peu à l’abri des regards et plonge. En sortant de l’eau, elle s’essuie précipitamment, s’habille, prend ses bagages et file rapidement à l’aéroport. Au moment de er la douane, un policier inspecte le contenu de son sac et y découvre une petite plaquette de cannabis de la taille d’une tablette de chocolat. Arrêtée sur-lechamp, il lui faudra plusieurs semaines, de nombreuses démarches, des appuis influents et surtout beaucoup d’argent dépensé par son entourage pour prouver sa bonne foi et convaincre la justice qu’elle était l’innocente victime d’un malfaisant. Ce jour-là, cette dame a eu la malchance de tomber sur un douanier zélé, car les bagages à main des touristes ne sont pas toujours contrôlés, et le plus souvent, les victimes ne s’aperçoivent même pas qu’elles ont été utilisées et manipulées par des malfaiteurs qui leur font prendre tous les risques. Mais lorsque la marchandise est découverte lors d’un contrôle, c’est le drame ; ces malgré-nous sont bien incapables de fournir la moindre explication, et pour cause. Ensuite, tout va très vite. Considérant que le propriétaire du sac à main, de la valise ou du véhicule, est responsable de son contenu, ces bernés des temps modernes, auxquels on peut associer les routiers qui transportent sans s’en douter des agers clandestins par exemple, sont conduits en prison après un interrogatoire succinct et parfois ferme pour ne pas dire musclé. La plupart du temps, grâce à l’intervention de proches, ça se termine bien, mais quelques fois, la preuve de la bonne foi est impossible à fournir, et le cauchemar se transforme très vite en tragédie, dans l’indifférence quasi générale. Pourtant, le phénomène n’est pas banal, dans certains pays, il s’agit presque d’une industrie parfaitement connue, et même quelquefois soutenue par des fonctionnaires véreux, parfois même très haut placés. Des dizaines de ces malgré-nous sont arrêtés chaque année, un autre épiphénomène d’un immense trafic lié cette fois à l’argent, d’une ampleur planétaire, une industrie occulte, souvent mafieuse et aux ramifications cloisonnées, un écheveau difficile à démêler. Ils sont si nombreux que les autorités locales ne cherchent même plus à dissocier les vrais trafiquants des pigeonnés. Si le prévenu ne peut pas apporter sur-le-champ la preuve qu’il a été victime d’un mauvais plaisant, c’est la condamnation assurée, l’enfermement avec son cortège d’enchaînements
douloureux : frais d’avocat, lourde amende, casier judiciaire entaché, perte d’emploi, troubles psychiques, etc. Autant de ravages lourds de conséquences, et c’est aussi toute une famille qui se retrouve plongée dans le désarroi le plus complet.
***
Rose écoute Roland lui expliquer comment Pierre-Loup en est arrivé là, ses fréquentations et les soupçons de la police, et son émotion est grande. Tantôt, elle a envie de pleurer, tantôt, c’est la colère qui l’envahit. Elle voudrait crier, hurler à la face du monde que ce n’est pas juste, qu’on n’a pas le droit de lui faire ça. Son séjour à Pantin, si agréable soit-il malgré tout chez Louise et Roland, ne lui permet pas d’avancer de façon significative. Elle connaît maintenant toute l’histoire, mais elle ne sait pas par quel bout la prendre. Grâce à ses recherches, elle a appris beaucoup de choses qu’elle était loin de soupçonner. Sur un cahier d’écolier, elle a pris un maximum de note, bien décidée à s’en servir pour prouver que Pierre-Loup est plus victime que coupable, et que les seuls reproches qu’on puisse lui faire, c’est de ne pas avoir pris suffisamment de précautions et de s’être laissé entraîner dans une affaire qu’il ne maîtrise plus. Il aurait dû mieux se renseigner sur les gens qu’il fréquentait. Son voyage, présenté comme il l’a été, était trop beau pour être honnête, et ça aurait dû lui mettre la puce à l’oreille. Et puis Rose a appris d’autres choses qui la blessent tout autant : les sorties nocturnes de Pierre-Loup, ses échecs scolaires et surtout une consommation immodérée d’alcool. Tout ceci la désole. Mais pour l’heure, il n’est pas question qu’elle lui demande des comptes, elle verra ça plus tard.
***
Rose réussit de temps à autre à parler à Pierre-Loup au téléphone, des conversations toujours courtes et sans intimité. Les paroles de réconfort qu’elle
lui susurre ont du mal à l’atteindre. La frontière est presque infranchissable entre ceux qui sont privés de liberté et la société des Hommes libres. Séparés par une vitre déformante, les deux mondes sont si différents qu’il leur est presque impossible de se comprendre ; certains mots n’ont pas la même signification selon que l’on est d’un côté ou de l’autre de la barrière. À chaque fois, il essaie de cacher sa détresse pour ne pas l’inquiéter, mais elle n’est pas dupe, elle le connaît bien son Pilou, à l’intonation de sa voix il lui est facile de comprendre qu’il ne va pas bien, et quand il raccroche pour laisser le téléphone à un autre détenu, elle se réfugie dans la chambre et, sur le lit de Pierre-Loup, la tête enfouie dans l’oreiller, elle pleure.
10
En temps de crise, l’aide la plus précieuse arrive souvent par où on l’attend le moins.
Les jours s’écoulent, Roland n’en a jamais douté, mais il a maintenant acquis la conviction que son fils est innocent, plus rien ne le fera changer d’avis. Grâce à un client de la boulangerie, il a retrouvé la trace de Léonard, un drôle de type qui est présenté par la police comme un trafiquant notoire ; un terme générique pour désigner tous ceux que l’on soupçonne de dealer sans savoir exactement leur niveau dans la hiérarchie du réseau. En réalité, Léonard est un dangereux délinquant. Il fait de fréquents voyages au Maroc, et son train de vie est sans rapport avec ses revenus déclarés. Il ne se déplace que lourdement armé, il sème la terreur dans son quartier et pour lui, envoyer un innocent en prison afin de se remplir les poches, ne lui pose aucun problème de conscience.
***
L’été avance, la rentrée dans moins de trois semaines oblige Rose à prendre le train du retour avec, dans ses bagages, son cahier de notes. À Clairvallon, complètement retournée, elle e l’essentiel de son temps libre dans sa chambre à relire ses notes et réactions, et à réfléchir à ce qu’elle pourrait faire ; mais plus elle cogite et moins elle trouve, et elle s’en veut. Quelques jours plus tard, lorsque, à bout de nerfs, sa colère monte en elle, comme à chaque fois qu’elle est contrariée, il lui prend une rage incontrôlable qu’il lui faut laisser éclater. Alors, elle sort et court à la clairière et là, au milieu des arbres qui furent les témoins de ses plus belles heures avec Pierre-Loup, elle crie de toute la puissance de ses poumons en frappant les troncs de ses poings jusqu’à ce qu’elle s’écroule, épuisée et vaincue.
Beaucoup au village ont entendu les cris de la Rose. N’en connaissant pas la raison, personne ne se hasarde à intervenir de peur d’être pris pour la cible de son courroux, chacun sait qu’il suffit d’attendre que ça e. Après s’être vidée de ses larmes, elle se résout à rentrer à la maison. Au moment de partir, elle aperçoit l’Alceste entrer dans le bois. Il a hésité un moment avant d’aller à sa rencontre. La Muguette a bien tenté de le retenir en prétextant que la Rose était bien capable de lui arracher les yeux : « Quand elle est en colère, rien ne l’arrête, et il vaut mieux ne pas se trouver sur son chemin. » Mais l’Alceste n’a pas l’habitude de se laisser dicter ce qu’il doit faire. Il a mis ses sabots et sa casquette, et il est sorti en disant à sa belle-fille : « Vous êtes tous des imbéciles, vous n’avez rien compris ! — Ah parce que vous avez compris quelque chose, vous ! — Oui madame ! Mais enfin, écoutez-la au moins une fois. Vous ne comprenez donc pas que cette petite appelle au secours. — Ah ben… elle a une drôle de façon de demander de l’aide. — C’est sa façon à elle, mais bien sûr, c’est plus facile de faire semblant de ne pas comprendre, à croire que tout Clairvallon est peuplé d’autruches ! — Oui, ben… moi j’ai pas envie de me prendre un mauvais coup… Après tout, elle n’a qu’à parler… tout simplement… comme tout l’monde. — C’est ça… continuez à garder la tête dans le sable, ça vous va bien. Puisque tout le monde s’en moque, moi j’y vais. » En voyant l’Alceste venir à elle, Rose a un moment d’hésitation puis, comprenant qu’il a sans doute entendu ses cris et qu’il vient, inquiet, à sa rencontre, elle court et se réfugie dans ses bras. Cet homme dont elle avait peur quand elle était petite, elle le voit aujourd’hui comme un bon grand-père rassurant, celui dont elle rêve et qu’elle n’a plus. Il est là, bienveillant, la soutenant par de chaudes paroles en lui caressant les cheveux : « Ma petite Rose, tu dois être bien malheureuse. »
Ils s’asseyent, lui sur une souche et elle en tailleur à même le sol. Puis elle répond à son regard interrogateur : « Monsieur Delavenne… c’est Pierre-Loup… Je voudrais l’aider, mais je ne sais pas comment. C’est trop dur pour moi toute seule. — C’est bien là ton problème ma petite, tu dis que toute seule tu ne peux rien, moi je pense au contraire qu’il n’y a peut-être que toi qui puisses faire quelque chose pour lui. Tu as déjà fait preuve de beaucoup de volonté et de courage, maintenant, il te faut juste trouver des personnes en qui tu as confiance et qui accepteront de marcher avec toi, ainsi, tu pourras l’aider plus efficacement. — Mais qui donc serait assez fou pour s’engager dans une aventure dont on ne sait même pas si elle va aboutir. — Là, tu me déçois… Comment peux-tu douter de ta réussite ? — Parfois, je me dis que c’est peine perdue… que je n’y arriverai jamais… — Est-ce que tu connais Mark Twain ? — Bien sûr ! La Grenouille sauteuse, les Aventures de Tom Sawyer, j’ai lu ça quand j’étais au collège… tout le monde le connaît. Mais je ne pense pas que Mark Twain puisse faire grand-chose pour moi. — Non, mais il peut encore te donner un conseil… Celui-là par exemple : Ils ne savaient pas que c’était impossible, alors ils l’ont fait. — C’est de lui ça ? — Oui mademoiselle, et c’est un adage qui n’a pas pris une ride, et en matière de volonté et de courage, c’était un homme qui en connaissait un rayon, le Mark… Tu peux me croire. » Elle sourit en essuyant furtivement une larme. Il poursuit : « À la bonne heure ! Voilà le visage de toi que je préfère. — Je ne savais pas que vous vous intéressiez à la littérature.
— Qu’est-ce que tu crois, je n’ai pas toujours été le vieux rustre que je suis devenu à cause de… de je ne sais plus quoi d’ailleurs… et ça n’a pas d’importance. J’ai beaucoup lu dans ma jeunesse, ma mère aurait voulu que je fasse des études. Elle écrivait aussi des poèmes… J’ai été premier du canton au Certificat d’Études, et je voulais être instituteur. Mais il y avait la ferme, mon père était mort à la guerre et j’ai dû travailler pour aider mon grand-père. — Vous ne lisez plus ? — Si ! Bien sûr… mais trop peu, mes yeux sont fatigués. Mais pour toi je serai toujours là pour te soutenir ma petite Rose, parce que tu n’as pas que des amis au village, mais tu peux compter sur moi… et aussi sur quelques autres que je t’indiquerai, ils ne refont pas de t’aider. — Ah bon ? — Oui, tu peux compter sur le curé, c’est pas vraiment mon copain, mais c’est un homme de bien… les Rémonnay et aussi le Pierrot Bourgon. — Le maire ? — Oui, lui c’est un ami, et il ne te refa pas son aide, tu n’auras qu’à lui dire que tu viens de ma part. — Merci monsieur Delavenne. — Oh et puis cesse de m’appeler monsieur… — Ben… comment voulez-vous que je vous appelle ? — Appelle-moi Alceste, comme tout l’monde ! — Ça me gêne un peu… mais j’aimerais bien vous appeler grand-père… ou papy. — Eh bien, va pour papy ! — Alors papy… tout de suite, maintenant, qu’est-ce que je peux faire ? — D’abord, quoi que tu décides, tu vas te mettre dans la tête une bonne fois pour
toutes que tu peux et que tu vas le faire. Ensuite, je pense que le mieux serait que tu trouves un spécialiste de ce genre d’affaires qui pourra te conseiller… un avocat par exemple. — Un avocat ! Mais… je n’en ai pas les moyens. — Moi je peux t’aider. — Vous ? Vous feriez ça pour moi ? — Mais oui ! Tout le monde me prend pour un vieil avare égoïste, c’est parfois un peu vrai, mais pas tout le temps. J’ai toujours été très économe, mais quand la cause est importante, et même vitale en l’occurrence, je peux être plus généreux et je ne compte pas… Et puis il s’agit de mon petit-fils tout de même. Je n’ai plus la force de me démener, mais toi tu l’as et j’ai de l’argent, et c’est le moment de m’en servir, tu ne crois pas ? » Rose se lève et l’embrasse, elle est folle de joie. Jamais elle n’aurait osé lui demander quelque chose, et surtout pas de l’argent. Il la serre dans ses bras : « Allez viens, tes parents vont s’inquiéter. Rentre chez toi, repose-toi. Demain, tu te mettras en quête d’un bon avocat… — Je n’en connais pas par ici… — Va voir Maître Bathelier de la place Saint-Martin à Montbéliard, il n’est plus tout jeune, mais c’est le plus grand. Je le connais un peu, il m’a défendu un jour pour un problème de cadastre. — Merci Papy, grâce à vous je me sens remontée à bloc. — Tu es franc-comtoise, il me semble… et un Franc-Comtois ne se rend jamais ! — Je m’en souviendrai. — Et n’oublie pas, comme disait Napoléon : Impossible, pas français. » Ils se séparent. Autour d’elle à présent, le brouillard de l’inquiétude se dissipe, tout semble s’éclaircir. Lorsqu’elle rentre chez elle, son père est là qui l’attend, anxieux :
« Ah, te voilà, je commençais à me faire du souci. — Je suis juste allée faire un tour au bois, Papa, j’avais besoin de prendre l’air et de réfléchir. — Toujours cette histoire avec Pierre-Loup ? — Je n’ai pas envie d’en parler. — Comme tu voudras, mais si tu veux mon avis, tu devrais laisser faire sa famille et ne pas autant t’en mêler. — Rester les bras croisés à attendre… c’est ça que tu veux que je fasse peutêtre ? Tu me connais donc bien mal. Que tu le veuilles ou non, aujourd’hui, Pierre-Loup a besoin de moi, il ne comprendrait pas que je le laisse à ses problèmes sans réagir ! — Je comprends Rose, mais pense aussi à toi, tu vas bientôt entrer en fonction au tribunal et j’ai peur que cette histoire, si tu la prends trop à cœur, te soit préjudiciable pour la suite de ta carrière. — Justement ! Au contraire, s’il y a un endroit où je peux trouver des renseignements, de l’aide et peut-être des appuis, c’est bien au tribunal. Quant à ma carrière, j’y pense aussi, et tu me connais, je ne laisserai personne se mettre en travers de ma route, je suis assez forte pour mener les deux en même temps. — Tu me fais peur ma fille ! — T’inquiète pas mon petit papa, ça va aller. — Sois prudente quand même. »
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Rose prend ses notes sous son bras et se rend au rendez-vous qu’elle a obtenu avec Maître Bathelier. Dans le cabinet de l’avocat, elle raconte tout ce qu’elle
sait de l’affaire et elle explique ce qu’elle attend de lui. À la fin de leur entrevue, Maître Bathelier l’assure qu’il va monter un dossier et la tenir au courant.
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Bien que les faits semblent donner raison à Pierre-Loup, la justice espagnole ne veut toujours rien entendre et assied son accusation uniquement sur le premier rapport de police établi succinctement le jour de l’arrestation, et refuse d’ordonner un supplément d’enquête pour parachever l’instruction. La justice française a par ailleurs rejeté la plainte contre X, avec constitution de partie civile, que Maître Bathelier a déposée auprès du Tribunal de Grande instance au nom de Pierre-Loup, au motif qu’il n’est qu’une victime indirecte. Rose est déçue, Maître Bathelier lui confirme qu’après son arrestation, l’éventualité de pouvoir poursuivre et faire condamner son ou ses présumés commanditaires en , est désormais impossible. Fort des informations que lui a transmises l’avocat de Pierre-Loup en Espagne, Maître Bathelier remet à Rose un compte-rendu sur ce qu’il a appris en le comparant avec les notes de Rose : « Affaire Delavenne Pierre-Loup » « Après étude du dossier, il apparaît que l’accusation ne repose que sur un seul élément à charge, à savoir que la marchandise illicite était cachée dans la roue de secours du véhicule appartenant au jeune Pierre-Loup Delavenne, véhicule qui est resté pendant toute la durée du séjour sans bouger sur un parking de Fès. Là où le doute s’installe, c’est que la voiture break BMW ayant été vendu à PierreLoup par le sieur Boudjema quelques jours seulement avant le départ, on ne peut pas exclure que celui-ci ait pu garder un double de la clef et la confier au compagnon de voyage de Pierre-Loup Delavenne avant de partir, et que par ailleurs, il a toujours nié et nie encore avoir été au courant de ce qu’il transportait, et encore moins de l’avoir mis lui-même. Cependant, deux points importants restés obscurs méritent d’être soulignés à sa décharge : premièrement pourquoi n’a-t-on pas fait plus d’investigations sur la voiture ? Relevé d’empreintes, recherche d’indices, etc. Et deuxièmement
pourquoi ref obstinément une commission rogatoire internationale qui permettrait ici en d’interroger au moins comme témoin, Marouane Boudjema alias Youssef, l’organisateur présumé du voyage ? Une succession de légèretés, d’insuffisances et une instruction bâclée sont assurément préjudiciables dans la recherche de la vérité. Si tous ces éléments ne constituent peut-être pas des preuves formelles, ils établiraient néanmoins un faisceau de présomptions suffisant qui permettrait de disculper Pierre-Loup Delavenne au moins au bénéfice du doute. Tous les moyens n’ont manifestement pas été utilisés pour lui permettre d’établir son innocence. Il va être jugé sur une intime conviction établie sur des éléments d’enquête tronqués. Il semble bien d’ailleurs que ce ne soit pas un cas isolé et que la règle en la matière soit plutôt quelque chose du genre : condamnez-les tous et à Dieu d’essayer de reconnaître les siens. Fort de ces constatations, il apparaît de plus en plus clairement qu’en fait, la véritable motivation sur cette façon de procéder est de permettre aux différentes instances locales impliquées de faire rentrer un peu plus d’argent dans leurs caisses ; du moins, c’est l’impression que cela donne. Car tout cela coûte très cher, et tant que quelqu’un paye, c’est toujours ça de prit. Ce serait en fait juste une affaire de gros sous ; que l’inculpé soit coupable ou innocent, est secondaire, l’essentiel, c’est : combien on va pouvoir retirer de l’affaire. »
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Le rapport et les conclusions de Maître Bathelier vont dans le sens de ce dont tout le monde est convaincu, à savoir que Pierre-Loup est la victime d’un traquenard ourdi par des gens sans scrupules. Régulièrement, Maître Jose-Luis Rodriguez dépose auprès du juge, des demandes de liberté conditionnelle tout aussi régulièrement rejetées. Pierre-Loup désespère de sortir un jour ; il est à peu près certain qu’il era Noël en prison.
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À Pantin, à la suite des articles publiés dans la presse, Roland et sa femme décident de lancer une pétition. C’est une idée de Rose, elle argumente : « Si les autorités judiciaires n’aiment pas être bousculées et ont plutôt tendance à se braquer, elles sont rarement indifférentes à la mobilisation populaire et n’aiment pas beaucoup que la presse en fasse leurs choux gras. C’est le seul levier efficace que nous ayons pour tenter de convaincre les magistrats espagnols. Il nous faut recueillir un maximum de marques de soutien qui pourront peut-être un jour peser sur les décisions que la justice sera amenée à prendre. » La chasse aux signatures commence aussitôt. Parents et amis, amis des amis, sont mis à contribution et la font circuler ; signatures et témoignages affluent.
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Les jours, les semaines et les mois s’écoulent, Pierre-Loup e, comme prévu, les fêtes de fin d’année dans sa cellule, tandis qu’à Pantin l’ambiance est morose ; comment faire la fête dans de pareilles conditions ? Depuis septembre, avec quelques amis, Roland a créé une association, et un comité de soutien a vu le jour. Le bureau est constitué en majorité d’habitués de la boulangerie qui ont répondu favorablement. Une première assemblée générale a défini les statuts de l’association qui ont été déposés en préfecture dès le lendemain. Un compte bancaire a été ouvert pour recevoir d’éventuels fonds, le banquier de Roland a accepté d’héberger l’association et une conseillère financière s’est décarcassée pour l’ouverture du compte.
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Après l’engouement des premières semaines, les pétitions s’essoufflent un peu. Avec l’aide de l’association, elles vont repartir grâce à ses membres et s’étendre aux départements voisins, en Franche-Comté, et même au-delà. Roland sollicite alors des appuis auprès de toutes les personnes qui semblent s’intéresser à la détresse de la famille et des amis de Pierre-Loup.
11
Quand on cherche, on trouve, à condition de fureter au bon endroit, mais il faut surtout faire preuve de persévérance et aussi avoir un peu de chance.
Rose qui a pris ses fonctions au tribunal s’active. Les choses n’évoluent pas tout à fait comme elle le voudrait. Maître Bathelier qui l’avait, dans un premier temps, reçue aimablement et semblait s’intéresser à l’affaire, après avoir enquêté et rédigé un rapport, a refusé de continuer à défendre Pierre-Loup sous prétexte de « trop de dossiers ». Avant qu’elle ne s’en aille, il lui a donné la carte d’une jeune consœur qu’il avait eue en stage pendant un an avant qu’elle ne décide de voler de ses propres ailes, et lui avait dit : « Vous verrez, c’est une jeune femme très douée, elle deviendra certainement une grande avocate. » Sur le moment, Rose avait été beaucoup déçue, mais quand elle a lu sur la carte : Maître Judith Vernier Avocate Barreau de Montbéliard, elle a sauté de joie. Judith, sa camarade de collège, est avocate. Durant toutes ces années elle l’avait perdue de vue et un peu oubliée, et voilà que le hasard les remettait en grâce à quelques lignes sur un petit bout de carton glacé. Rose avait pris son téléphone et l’avait appelée sans attendre. Elle était tombée sur son répondeur, et sans se présenter, y avait laissé un message volontairement énigmatique : « Bonjour Maître, pouvez-vous me rappelez au 06 67… Je vous en supplie, c’est très urgent ! Merci ! » Intriguée, Judith l’avait rappelée dans l’heure : « Allô ! Bonjour madame… Maître Vernier, vous avez demandé que je vous rappelle ? — Judith ? C’est Rose !
— Rose Petitcollin ? — Elle-même ! — C’est pas possible ! Ça alors, si je m’attendais… Qu’est-ce que tu deviens ? — Je suis greffière au TGI de Belfort, et toi ? Je croyais que tu voulais faire médecine ? — Eh bien, tu vois, j’ai changé de route. — En somme, tu as troqué la blouse blanche pour une robe noire. — C’est tout à fait ça… Mais dis-moi, dans ton message, tu parles “d’urgence”… tu as un problème ? — Un très gros problème ! Tu te souviens peut-être que je t’avais parlé de Pierre-Loup… mon ami d’enfance… — Oui ! — Eh bien, c’est lui qui me donne du souci, et j’ai besoin de ton aide et surtout de tes compétences. — Eh bien… je t’écoute ! — Maître Bathelier que j’ai é dans un premier temps m’a parlé de toi en bien, il te promet une grande carrière d’avocate… — J’ai travaillé chez lui pendant un an comme stagiaire et il m’a prise en affection, il m’a aidé à m’installer et encore aujourd’hui, quand on se croise en audience, il me donne souvent de bons conseils… Écoute, on va pas continuer au téléphone, j’ai des clients qui ne devraient plus tarder, il vaut mieux qu’on se rencontre, viens me voir chez-moi, j’habite un petit appartement rue Charles Goguel à Montbé. — Elle est où la rue Charles Goguel ? — Tu vois l’avenue Wilson ? — Oui…
— Un peu avant le age sous rail tu prends à droite, c’est presque au bord de l’Allan… en face du Près la Rose… Avec le prénom que tu as, tu devrais trouver facilement, lui dit-elle en riant. — C’est pas drôle ! Bon… ça y est, je vois. — Demain en soirée, ça te va ? — Ça me va… à demain ! »
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Du fond de sa cellule et par l’intermédiaire de son avocat, Pierre-Loup demande une assistance auprès des autorités consulaires. Après une attente de trois semaines, une dame le rencontre au parloir, elle se présente comme étant envoyée par le Consulat de . Elle bavarde un instant, s’enquiert de sa santé, lui demande s’il est bien traité, lui donne quelques revues françaises et s’en va en s’excusant de ne pas pouvoir faire davantage. L’entretien n’a pas duré plus de quinze minutes, il ne la reverra plus jamais. Tout ce qu’il va retenir de cette rencontre, c’est que les consulats et les ambassades, c’est sans doute très bien, à condition de n’avoir besoin de rien.
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L’essentiel de son temps libre, Roland le e à rechercher tout ce qui pourrait faire avancer les choses pour que son fils, par ailleurs parfaitement socialisé et jouissant de l’estime de tous ceux qui un jour l’ont approché, ou qui ont eu la charge de son éducation, puisse enfin faire entendre sa voix. Mais elle est de plus en plus faible sa voix. Le battage des premières semaines s’essouffle, et chacun s’en est retourné vers d’autres centres d’intérêt essentiellement liés à leurs préoccupations quotidiennes. Quant aux médias qu’il a alertés, à part les organes de presse locaux qui ont relaté l’affaire, la presse nationale reste étrangement
silencieuse sur ce problème dans lequel se débattent pourtant des centaines de personnes en et dans le monde. De quoi ont-ils peur ? Qui fait barrage ? À moins que ce soit simplement de l’indifférence sur quelque chose devenu tristement banal. Relégué à la rubrique des faits divers, parce que ce n’est pas suffisamment vendeur.
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Rose et Judith se sont retrouvées et, après des effusions chaleureuses, Rose raconte, explique ce qu’elle a déjà fait et ce qu’elle attend de son amie : « Je suis au point mort… Tout le monde semble attendre, mais attendre quoi ? Moi je n’en peux plus de cette situation, la police me dit qu’elle ne peut rien faire et l’avocat espagnol piétine. — Reconnais que la situation n’est pas commune. Tu connais comme moi le Code de Procédure Pénale, il faut une commission rogatoire, sans elle, tu ne peux même pas te porter partie civile pour avoir accès au dossier… — Je sais tout ça Judith… en plus, s’il y a quelque chose à faire, ce n’est pas ici, mais à Pantin et environs. » Judith prend un temps de réflexion, elle sait qu’elle ne peut légalement rien faire de plus que ce qui a déjà été fait, mais elle ne veut pas paraître trop découragée devant son amie et ne veut surtout pas la décevoir. Elles viennent de se retrouver et ce serait dommage de tout gâcher en lui refusant trop brutalement un service que de toute manière elle ne peut pas lui rendre. Il lui vient alors une idée, elle va lui proposer d’aller enquêter avec elle pour tenter de trouver d’autres informations susceptibles de faire avancer les choses, une sorte de diversion pour gagner du temps : « Tu sais quoi ? On va prendre une semaine et on va s’installer là-bas, à Pantin, dans un hôtel. J’ai besoin d’être sur place pour me rendre compte de la situation. — Bonne idée, et on en profitera pour faire du lèche-vitrines à Paris…
— Tu es déjà allée à Paris ? — Ouais ! Mais je n’ai pas vraiment eu le temps ni le cœur de faire les boutiques. »
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Louise a beaucoup insisté pour que les deux jeunes femmes s’installent dans la chambre de Pierre-Loup : « Vous n’allez pas payer une chambre d’hôtel alors qu’il y en a une chez nous qui ne vous coûtera rien. » Elles ont fini par accepter uniquement pour ne pas la vexer. Une fois sur place, les deux détectives, fraîchement débarqués dans la capitale, se mettent en chasse. En essayant de retrouver les points de chute habituels de Pierre-Loup, elles sont, un jour, accostées par le patron d’un bar connu pour être un de ces établissements où se retrouvent dealers et consommateurs. L’homme est lui aussi un peu louche, il dit vouloir les rencontrer pour parler de PierreLoup et prétend qu’il a des informations importantes à leur communiquer. Un rendez-vous est pris dans son bar pour le lendemain après-midi. La rencontre est discrète. Elles se sont présentées à l’homme, qui visiblement ne veut pas que l’on sache qu’il parle, comme étant les sœurs de Pierre-Loup. La salle du café, où règnent des relents de bière et de tabac froid, est à moitié remplie d’une faune inquiétante ; uniquement des hommes dont certains n’inspirent guère confiance. Rose est dans ses petits souliers tandis que Judith, sûre d’elle, s’impose d’autorité comme l’interlocutrice principale. Elle a discrètement mis en marche un petit dictaphone caché dans un paquet de cigarettes. Aux dires de leur informateur, les trois types accoudés au bar sont des revendeurs, celui près de la porte a un Beretta 9 mm dans la poche et, à deux tables d’eux, les quatre jeunes attablés, eux aussi armés, trempent dans des trafics de drogue et de voitures volées. Tout ceci pour faire comprendre aux jeunes filles qu’elles n’ont pas à faire à un demi-sel. Dans son bar, c’est lui le boss et tous ceux qui y pénètrent et consomment le font en toute connaissance de
cause et parce qu’il le veut bien. Puis, sur le ton de la confidence, il commence ses révélations, et c’est alors qu’un curieux dialogue s’installe entre Judith et lui. Dans la retranscription fidèle et intégrale, et malgré parfois un français approximatif, on en comprend tout de même l’essentiel : « Alors vot’frère il a fait un voyage et il s’est fait prendre ? — Oui ! — Il vous a écrit ? — Oui… il écrit souvent et il nous téléphone presque tous les jours. — Lui, il est é avec 2 kg, je crois… — Oh non ! Plus que ça… il a été pris avec 4 kg ! — D’après ce que j’ai entendu, ce sont ceux de l’Étoile, ça fait déjà le troisième qu’ils envoient en prison… C’est tous des fils de putes ces mecs, des dealers, ils peuvent prendre 100, 200, 300 kg, et même des fois plus… Ils l’envoient devant avec un petit paquet de 2 ou 3 kg, ils le laissent er en premier à la douane, le gars se fait repérer. Le temps du contrôle, et le temps qu’ils comprennent – les policiers espagnols – et eux, ils sont és avec 100 ou 200 kg. Ensuite, ils épuisent – ils écoulent –. Ça fait le deuxième, heu… le troisième qu’ils envoient comme ça en prison… C’est des jeunes de l’Étoile, j’les connais pas moi, mais si vous voulez, je peux avoir leurs noms. — Ah oui ! Bien sûr que ça nous intéresse. — Je peux avoir leurs noms parce que l’année dernière ils ont déjà fait ça à un p’tit jeune du quartier. — Ah bon ? — Ouais… ils ont confondu avec un autre et j’aime pas trop. Comment il s’appelle déjà… heu… son père il est d’ici… heu… attendez… son père il est tout le temps à la mosquée, attendez… — Un algérien ? Un Marocain ?
— Un algérien… il a un copain qui vient des fois ici… — C’est pas Faïd ou Farid ? C’est un nom qui apparaît plusieurs fois dans les conversations que nous avons déjà eues avec d’autres personnes du quartier. — C’est ça, c’est Farid. Et l’année dernière, ils ont envoyé son frère au barbu, celui qui est accoudé au bar, et cette fois, j’ai cru que c’était son cousin qui était tombé, mais on m’a dit non… c’est un Français. J’ai dit : Tiens ! Un Français, j’vois pas qui c’est. J’me suis dit : Peut-être un jeune de l’Étoile que je connais pas. J’connais quelqu’un qui habite juste en face de chez eux… Et puis ils sont bêtes, parce que la dernière fois, ils avaient déjà envoyé un Français. Eux, ils n’envoient que des Français, ils ne sont même pas partis avec lui. Ils avaient une BM, ils l’ont mis à son nom. Ils sont cons parce que le gars, il les nique comme il veut. Parce que vous savez quoi ? Quand il est revenu, ils ont remis la carte grise à son nom à l’arabe. C’est limite, parce que vous, vous me vendez une voiture, elle est forcément à moi. Ça peut arriver à la rigueur une coïncidence, mais comment ? Vous me vendez une voiture et après vous la reprenez ? C’est un peu louche ! Vous voyez, ils avaient une BM, alors ils se sont servis de lui parce que le gars, il aime bien les voitures. Mais s’il veut, au retour, il peut les niquer, parce qu’il peut dire maintenant : J’ai tous les témoins, vous avez envoyé un type en prison, alors vous fermez vot’gueule. Et il garde la voiture… » Les deux jeunes filles sont médusées. Des semaines et des mois que Roland et ses amis cherchent à savoir et lui, sans rien qu’on lui demande, il leur balance toute l’affaire comme si c’était quelque chose de banal et connu de tous. Après quelques secondes de réflexion, il poursuit : « Putain, les mecs ! Parce que franchement, c’est des fils de putes. Bon d’accord, vot’frère il a pris un risque, il est majeur, il l’a fait, il y peut rien, mais moi, on m’a dit… on m’a dit que c’est eux qui l’ont fait er en premier, et après il s’est fait prendre, et maintenant il est en prison… L’année dernière déjà, ils avaient fait un voyage, ça s’était bien é. Mais c’t’année, c’est vrai qu’ils l’ont eu. Moi, ça serait mon gosse, j’vous jure que j’les nique ! J’leur fais la peau ! Il a pris combien vot’frère ? Un an ? — Il n’a pas encore été jugé ! — Normalement, s’il e en jugement pour 4 kg il va prendre un an… — D’après l’avocat espagnol, avec moins de 5 kg il risque tout de même trois
ans. — Moi on m’a dit, y en a qui ont pris un an, mais ils vont faire appel. Mon pote, il en connaît un qui y est, il lui a dit : “Y a un français qui va être jugé bientôt, au début du mois… dans trois semaines”. S’ils sont partis ensemble avec l’arabe… on est ensemble, on est ensemble… ils doivent être jugés ensemble. C’est quoi ça ? Ils étaient dans la voiture ensemble… j’vois pas pourquoi… — Non ! Pierre-Loup était seul quand il s’est fait prendre… — Ils l’ont chopé tout seul alors ? — Ben oui ! On ne sait pas comment il a été dénoncé, mais la police et les douaniers l’attendaient et il est évident qu’ils savaient déjà ce qu’ils allaient trouver. — Les mecs de l’Étoile j’vous dis ! C’est les mecs de l’Étoile qui l’ont balancé… c’est parce qu’il est parti avec un mec de l’Étoile. — Je le pense aussi, c’est sûrement celui avec qui il est parti qui l’a dénoncé, seulement on n’a pas de preuve… On n’a pas de preuve, mais on est sûres que c’est lui qui l’a dénoncé. — Je sais que l’arabe est revenu, il paraît qu’il s’est vanté qu’il a é 300 kg dans une XM (Citroën). On m’a dit qu’ils vont refaire un voyage bientôt, ils ont trop besoin de fric. Ils ont trouvé un jeune de Montreuil, un français, ils vont lui donner une voiture… Des fils de putes ! Vous voyez le mec au bar à côté du barbu, celui qui a un pétard… le mec au Beretta volé, et les quatre Arabes à la table vers la porte… c’est des dealers, ils trafiquent dans le quartier, ils piquent des voitures et les revendent. Mais eux, quand ils font un voyage, ils le font entre eux, ils n’emmènent pas un type pour l’envoyer en prison… — Notre frère n’a pas eu cette chance. — Écoutez, je vais appeler quelqu’un qui doit les connaître ces fils de putes… il me donnera le nom… Bougez pas de là, attendez-moi, je reviens dans cinq minutes. » Il quitte la table et se dirige vers le couloir des toilettes où il y a le téléphone. Rose n’est pas rassurée. De se savoir dans ce trou à rat, entourée de délinquants
armés, et de savoir aussi qu’ils ont tous ou presque, connu la prison, ne la tranquillise pas. Judith la rassure, elle connaît bien ce genre de personnage, s’il a décidé de leur raconter tout ce qu’il sait, c’est qu’il a sans doute une idée derrière la tête, une idée qui ressemble à un règlement de compte, et quelque chose lui dit qu’elles ont eu de la chance. Elles ont appris beaucoup de choses que, probablement, même la police ne connaît pas. Le type revient au bout d’un court instant qui leur a paru une éternité : « Écoutez, je sais qui a organisé le voyage… vous êtes sûres qu’il est parti avec un mec vot’frère ? — C’est ce qu’il a dit… pourquoi cette question ? — Parce que le type qui a organisé le voyage se fait appeler Youssef, en vrai il s’appelle Marouane Boudjema et il travaille habituellement avec sa fille Messaoudah, mais c’est pas son vrai nom, elle s’appelle Ghalyah Boudjema, c’est elle qui recrute les pigeons et qui les envoie au casse-pipe. — Une fille ? Maintenant, je comprends mieux pourquoi il s’est laissé berner… — Ouais ! Mais c’est pas plus rassurant… s’il avait tenté quelque chose avec elle, il serait mort. Cette gonzesse est pire qu’un mec, elle travaille au couteau… Elle travaille au couteau parce que ça tient moins de place, c’est plus facile à planquer et surtout ça fait moins de bruit qu’un pétard. » Les filles restent sans voix, l’autre poursuit : « Je sais aussi que depuis le départ, c’est le père qui les a suivis et c’est lui aussi qui a prévenu les douaniers. Puis, quand vot’frère s’est fait prendre, ils sont és tranquilles avec 300 kg. — Et il habite où ce Marouane ? — Je sais pas, on m’a juste dit qu’il avait une planque à Bobigny dans le quartier de l’Étoile… Moi, j’pense que des planques, il en a plusieurs, on le voit un peu partout, même dans Paris, Belleville, Barbes… c’est un gros bonnet comme ils disent les flics. Si vous essayez de le trouver, faites gaffe… ce type-là il est fou… il est fou et dangereux. »
***
De retour chez Roland et Louise, Judith transcrit mot à mot les confidences qu’elles ont recueillies. Tout ce que vient de leur dire cet homme confirme ce dont elles se doutaient, à savoir que c’est bien le père de la fille en question qui a monté toute l’affaire. Pour preuve d’authenticité, l’homme parle de choses qu’il ne peut pas connaître autrement qu’en étant personnellement impliqué de près ou de loin, car la presse n’en a jamais parlé. Le nom du commanditaire, de la fille et des démêlés de Pierre-Loup avec la justice espagnole. C’est bien la démonstration qu’il est lui aussi au cœur du problème, qu’il connaît les responsables, et peut-être compte-t-il ainsi en parlant, régler quelques comptes et se débarrasser de rivaux gênants.
***
En cherchant la fille Boudjema, les enquêtrices apprennent que quelques semaines après l’arrestation de Pierre-Loup, le père Boudjema a organisé un autre voyage avec un autre mouton, un jeune français comme Pierre-Loup. Mais pour une fois, le père n’a pas participé au voyage. Pourtant, ça ne s’est pas é comme prévu, le mouton n’a pas été contrôlé, et la fille a pris la route seule pour le voyage de retour dans une voiture préparée sur place par des complices, et c’est elle qui a été arrêtée au Maroc au moment où elle s’apprêtait à embarquer à Nador. Contrôlée avec de nouveau trois cents kilos de résine de cannabis, elle risque au moins vingt ans de réclusion. Quant au jeune français, il a dû rentrer chez lui et probablement que le père Boudjema n’a pas dû lui réserver un accueil très chaleureux. Ces confidences renforcent leur certitude que Pierre-Loup est innocent, et en même temps, toutes ces révélations leur font peur. Les gens qui gravitent autour de lui ne sont pas des enfants de chœur, et elles craignent qu’en fouinant trop, elles risquent de devenir des cibles :
« Tu sais ce qu’on va faire, dit Rose… on va aller voir le policier que Roland a rencontré, on va le mettre au courant de ce qu’on a appris. — Je ne suis pas certaine que ce soit une bonne idée. — Pourquoi ? — Parce que la police n’aime pas beaucoup que l’on marche sur leurs platesbandes. Je pense qu’ils sont même déjà au courant de nos pérégrinations parisiennes… — On a quand même bien le droit de chercher à savoir ce qu’il s’est é… — Je sais bien Rose, mais le contexte est sensible, on a remué quelque chose qu’eux surveillent sans doute depuis très longtemps en évitant de faire des vagues… et nous on est en train de sauter à pieds ts dedans et ça risque de ne pas leur plaire. — Alors ? Qu’est-ce que tu proposes ? — Écoute, on connaît à peu près tout, et comment ça s’est é. Boudjema est dans le collimateur de la police, il a plutôt intérêt à se faire le plus discret possible, et sa fille est en prison et sûrement pour un bon moment. On en sait suffisamment. Si on continue, on risque de se faire repérer par les malfrats et on a encore plus à craindre d’eux que de la police. Je pense que nous devrions rentrer au pays et nous aussi, nous faire oublier pendant quelque temps. — On ne va pas abandonner quand même ? — Ce n’est pas un abandon Rose, c’est juste un repli stratégique, le temps de préparer la prochaine bataille. — D’accord… on s’en va ! Mais avant, j’aimerais voir à quoi elle ressemble sa copine Céline. — Comme tu voudras. Moi, il faut absolument que je rentre, j’ai une audience au tribunal lundi et je dois revoir le dossier pour peaufiner mon système de défense. Mais toi, tu peux rester si tu veux. — Oui ! Je pense que je vais jouer les prolongations… Louise m’a dit qu’il a
rencontré sa copine à Montreuil en allant au CFA. — Ça ne va pas être facile, Montreuil c’est grand. — Elle travaille chez un fleuriste, il suffit de sortir à la station de métro la plus proche du CFA et de finir le trajet à pied… et je fais tous les fleuristes que je trouverai. — Mais tu sais que t’es pas bête toi… — Qu’est-ce que tu crois, y en a là-dedans, lui dit-elle l’index droit sur le front »
***
Elles se séparent ; Judith s’en va prendre le train de Montbéliard tandis que Rose ret une station de métro ; direction Montreuil. Son idée était juste, car à peine s’est-elle arrêtée devant le premier fleuriste rencontré sur son chemin, qu’une jeune fille est sortie pour lui servir son petit boniment : « Bonjour madame ! Est-ce que je peux vous aider ? Nous avons plus de choix à l’intérieur… — Bonjour mademoiselle, êtes-vous Céline ? » Rose a posé sa question d’entrée, elle en est presque sûre, la même silhouette, les mêmes cheveux qu’elle, Pierre-Loup l’a draguée parce qu’elle lui ressemble, et la réponse de Céline ne la surprend pas : « Oui ! Et vous, qui êtes-vous ? — Je suis la sœur de Pierre-Loup. — Rose ? C’est pas possible… comment m’avez-vous trouvée ? — Par déduction, sa mère m’a dit qu’il vous a rencontrée en allant au CFA…
— Écoutez, je termine dans moins d’une heure, si vous pouvez, attendez-moi, j’aimerais bien parler un peu avec vous… d’accord ? — D’accord, je vais faire un tour et je reviens… — Un peu plus loin, il y a un grand magasin de vêtements, le temps era plus vite… à tout à l’heure ! » Une heure, ça e effectivement très vite pour une femme dans une boutique de fringues, et Rose est très surprise et sursaute lorsque quelqu’un lui tapote l’épaule, Céline savait où la retrouver. Un peu plus tard, dans un bar, devant une tasse de café, elles ont parlé de PierreLoup. Céline ne cache pas son inquiétude : « Raconte-moi ce qui s’est é… j’ai appris par le journal ce qui lui est arrivé, et depuis je n’ai plus de nouvelles. — Pour le moment, il est en bonne santé, c’est moralement qu’il ne va pas bien… — J’aimerais lui écrire ou lui envoyer quelque chose, mais je n’ai pas osé demander à ses parents. Un jour, je suis allée à la boulangerie. Quand elle m’a vu, sa mère m’a regardée d’un drôle d’air. Maintenant que je te connais, je sais pourquoi elle m’a regardée bizarrement, en me voyant elle t’a vu. Encore plus gênée qu’elle, je me suis dégonflée, je n’ai pas osé lui parler, de toute façon je n’aurais pas su quoi lui dire. Alors j’ai acheté un croissant et je suis partie. — Je te donnerai l’adresse où tu pourras lui écrire… Tu sortais encore avec lui ? — Depuis quelque temps, on se voyait moins… Je l’aime bien, il n’est pas comme les autres, il est gentil, attentionné, mais il est aussi trop compliqué pour moi, il n’arrive pas à se libérer de lui-même… — Tu veux dire qu’il ne s’est encore rien é entre vous ? Je veux dire… vous n’avez pas couché ? — C’est ça ! Quelque chose le retient… il n’arrive pas à se décider, au dernier moment, il se bloque. C’est dommage, parce que c’est un bon garçon, il a les manières pour rendre une fille heureuse. Moi, j’ai bientôt vingt-sept ans, je n’ai
eu jusqu’à présent que des garçons superficiels qui ne s’intéressaient qu’à mes fesses, lui, il est différent… » L’heure tourne, Céline voudrait rentrer pour se rafraîchir après sa journée de travail, elle propose de continuer leur conversation chez elle. Rose règle les consommations et en sortant, la patronne du bar leur lance : « Salut, les frangines ! À plus ! » Sur le trottoir, elles s’arrêtent, se regardent et pouffent de rire : « J’ai un frère et maintenant, j’ai en plus une grande sœur, dit Rose, je ne vais pas m’en plaindre, mais tout de même, quelle famille ! » Dans le petit appartement de Dugny, et tandis que Céline est sous la douche, Rose s’est affalée sur le canapé devant la grande baie vitrée donnant sur un large balcon, et tout en regardant au loin l’Aéroport du Bourget où des avions se posent et décollent dans un ballet incessant, elle savoure un moment de repos. Après une journée à cavaler dans la capitale, elle est épuisée. Quand l’idée lui est venue de voir comment était la petite copine de Pierre-Loup, elle n’imaginait pas qu’elle lui ressemblerait au point qu’on la prenne pour sa sœur. Lorsque Céline revient au salon en peignoir, sans maquillage et les cheveux mouillés, la ressemblance est encore plus frappante. Rose en est troublée, et elle comprend mieux pourquoi son Pilou s’en est entiché. Tout en essuyant ses cheveux, Céline demande à son invitée : « Tu veux boire quelque chose… — Non merci… pas maintenant. — Est-ce que ça va ? Tu as l’air toute drôle ? — J’ai les jambes en compote et je ne sens plus mes pieds… — Tu devrais faire comme moi, prendre une douche… tu verras, ça te fera du bien. — Je ne veux pas te déranger… — Taratata ! Ma coloc’ travaille ce soir, elle bosse comme serveuse dans un resto
chic des Champs et elle ne va pas rentrer avant une heure du mat’, va prendre une douche, il y a tout ce qu’il faut dans la salle de bain… Et surtout prends tout ton temps, je vais nous préparer de quoi manger. »
***
Pendant de longues minutes, nue sous la douche, l’eau ruisselle sur son corps, Rose prend un plaisir presque sensuel à laisser cette tiède pluie artificielle la caresser comme les mains d’un amant. Un amant ! Cette évocation soudaine l’attriste. Un amant, un vrai, elle n’en a pas encore, et le dernier petit ami en date remonte à plusieurs mois. Jusqu’à maintenant, elle s’en est accommodée, mais aujourd’hui, sous cette eau bienfaisante elle se rend compte que ça commence à lui manquer, et aussi, qu’habituée à tout faire en vitesse, elle n’a jamais pris le temps de s’occuper d’elle. Quand elle se maquille, c’est toujours à minima, juste pour masquer les petites imperfections de son visage. En voyant les flacons et tous les produits de beauté alignés sur des rayonnages, elle se dit que, pour une fille dont la mère tient une parfumerie, elle n’a pas grand-chose à côté de Céline. Deux petits coups sur la porte : « Rose… ça va ? — Ça va ! J’ire ta panoplie de produits… — Le rayon du haut est à ma coloc’ en dessous c’est le mien, sers-toi fais comme chez-toi. — Merci ! » Après s’être refait une beauté, elle sort de la salle de bain, fraîche et pimpante, et ret Céline occupée à préparer le repas. La table est mise ; deux couverts. Dans le four de la cuisinière, une cocotte en fonte exhale un fumet prometteur, elle demande : « Tu nous as fait quoi ?
— Un gratin de pommes de terre aux lardons… avec de la salade, ça te va ? — Parfait ! Tu cuisines comme ça tous les jours… — Oh non, d’habitude c’est plutôt du surgelé/micro-ondes, ça va plus vite… — Tu t’es mise en quatre pour moi, je suis honorée… — C’est pas tous les jours que je reçois la sœur de mon petit copain. — À ce propos, il faut que je te dise… Pierre-Loup n’est pas vraiment mon frère… — Je le sais… il m’a raconté votre histoire… nés dans la même maternité, le même jour à la même heure… et maintenant que je te connais, je sais pourquoi il m’a draguée, on se ressemble tellement, et tu sais ce que je pense ? Quand il est avec moi, en fait c’est toi qu’il cherche… — Tu veux dire qu’il est amoureux de moi ? — Mais bien sûr, et toi aussi tu l’aimes… ça se voit comme le nez au milieu de la figure… sinon tu n’aurais pas cherché à me rencontrer. — Tu n’es pas jalouse ? — Non ! Au contraire, je suis rassurée. Tu vois, Pierre-Loup, je l’aime bien, il est gentil, mais c’est un doux rêveur, tout le contraire de moi, et il n’est pas à sa place en ville. Nous deux ça n’ira pas. Je suis parisienne, et lui, il a besoin du calme de la campagne. Il rêve d’ouvrir un restaurant au milieu d’un grand jardin où il planterait des fleurs… t’imagines ? — C’est vrai qu’à Paris, ça va être difficile… — Impossible tu veux dire. Un jour, il partira te redre parce qu’il t’aime, que tu fais partie de sa vie et qu’il a besoin de toi. On peut dire que nous ne sommes plus amants, nous ne l’avons même jamais vraiment été. Si j’ai tenu à garder le , c’est parce que je voulais le protéger. Je voyais bien qu’il faisait des choses pas bien, il fallait que je garde un œil sur lui pour l’empêcher de déraper. Hélas, je n’ai pas réussi. »
Rose s’effondre en larme, l’émotion est trop forte. « Ne pleure pas Rose, ce qui est arrivé n’est pas de ta faute… — Un peu si ! J’aurais dû venir le voir, m’intéresser à ce qu’il faisait. J’aurais pu le guider, l’empêcher de faire des conneries. — Tu ne pouvais pas prévoir, même moi qui suis sur place je n’ai rien vu venir… T’en fais pas, tu verras, tout finira bien par s’arranger. Il reviendra, et un jour, vous serez heureux ensemble. — Tu crois ? dit Rose en séchant ses larmes. — J’en suis sûre ! » Après le gratin accompagné d’une bonne bouteille, les deux jeunes filles oublient un peu Pierre-Loup. Entre deux éclats de rire, il est surtout question de sujets essentiellement féminins. Mais comme toutes choses, même les meilleures, ont une fin. La soirée avance, il se fait tard et Rose veut rentrer. Céline l’accompagne jusqu’au métro, elles se quittent après avoir échangé leur numéro de portable en se promettant de s’appeler.
***
Louise n’est pas couchée, elle attendait le retour de Rose un peu inquiète : « Je commençais à me faire du souci pour toi. Judith est partie, elle m’a dit que tu étais allée à la recherche de Céline ? — Oui ! Et je l’ai trouvée ! — Alors… comment est-elle ? — Bien, c’est une jolie fille, elle me ressemble.
— Ah bon ! — Elle m’a invitée chez elle, on a mangé et on a papoté toute la soirée, c’est vraiment une chouette fille… — Et elle habite où ? — À Dugny ! — Je vois, c’est pas très loin… et elle t’a parlé de Pierre-Loup ? — On a même parlé presque que de lui. Mais je ne peux pas tout vous raconter Louise, sachez seulement que c’est une fille très bien, et c’est peut-être, à part vous, la seule personne dans tout Paris et la banlieue qui n’ait pas cherché à lui faire du mal. — Ils se fréquentent encore ? — Non, mais ils sont restés bons mais elle m’a dit qu’elle allait lui écrire et lui envoyer un colis… Maintenant Louise, si vous n’y voyez pas d’inconvénient, j’aimerais me coucher, je voudrais partir demain par le Paris/Bâle de midi. »
12
L’obstination dans les actions que l’on sait justes finit toujours par payer.
Début février, il y a près de six mois que Pierre-Loup est en prison. Au nom de l’association, Roland demande à Maître Rodriguez de présenter une énième demande de libération conditionnelle, et il t à sa lettre une pétition de plus de sept cents signatures, accompagnée de tous les articles de presse parus, et les copies de toutes les lettres de soutien reçues. Une deuxième assemblée générale est programmée à la mi-février. Quelques jours avant, un fax en provenance d’Espagne arrive : la énième demande de liberté conditionnelle est enfin acceptée. Mais il y a encore une formalité à accomplir ; Roland doit faire parvenir au juge, par l’intermédiaire de l’avocat, une caution de six mille euros sous vingt-quatre heures. Il semble que ce soit le battage médiatique et le nombre important de signatures de soutien qui ont permis d’aboutir. Il faut, très rapidement, faire le transfert des fonds et préparer le voyage pour ramener Pierre-Loup au plus vite. Louise émet des craintes. « Six mille euros, c’est une somme énorme, toutes nos économies, et puis, un tel voyage coûte cher, on a déjà beaucoup dépensé pour lui, il pourrait peut-être aussi bien revenir en train… » Comme à chaque fois qu’il est question d’argent, Roland doit argumenter pour qu’elle donne son accord. Puis il appelle son frère pour lui annoncer la nouvelle et lui demander s’il peut se libérer, comme convenu, pour aller chercher PierreLoup les jeudi et vendredi suivant. Fulbert confirme qu’il n’y a pas de problème, d’accord pour jeudi et vendredi, le père va reprendre du service à la ferme et le Francis Rémonnay viendra lui donner un coup de main. Pierre-Loup appelle son père, il est fou de joie, mais il s’inquiète un peu pour la caution. Roland le rassure, tout va bien se er, il va réunir les fonds et les transmettre le plus vite possible.
En fait, ça ne se e pas très bien. L’argent est bien disponible sur un livret d’épargne, mais le numéro de compte qu’a donné l’avocat pour le virement n’est pas correct. Il manque les quatre derniers chiffres, un complément d’identifiant indispensable pour toute transaction internationale. Il faut le er de nouveau et aussi trouver très vite quelqu’un qui parle espagnol, Térésa n’est pas joignable pour le moment. Après deux appels téléphoniques et deux fax, l’avocat ne comprend toujours pas ce qu’on lui demande et renvoie systématiquement le même numéro tronqué. Roland stresse, il commence à perdre patience ; si le délai est déé, tout sera fichu, il faudra recommencer la procédure et la libération de son fils sera retardée de plusieurs semaines, voire davantage. À la demande de Roland, le banquier intervient personnellement et appelle l’avocat pour tenter de lui expliquer, dans un espagnol approximatif, que les quatre caractères manquants sont indispensables pour les transactions entre banques de pays différents. Ils ne se comprennent toujours pas, alors, en désespoir de cause, il réitère ses explications en anglais et, ô miracle, maître Rodriguez parle un peu anglais et du même coup, il comprend enfin ce que le banquier lui demande. Muni du numéro complet cette fois, le directeur de l’agence appelle lui-même le Centre Financier Régional pour réaliser l’opération. Une employée lui répond : « Le virement est bien enregistré, mais il ne sera é que demain, car il n’y a pas de virement l’après-midi. — Mais madame, il n’est que onze heures trente, s’énerve le directeur, et il est donc encore temps de traiter l’opération avant-midi. — Je vous dis que je n’ai plus le temps ! — Comment ça plus le temps ! Il me semble que vous êtes, comme moi, payée jusqu’à midi. Je pense que c’est une opération qui ne vous prendra pas plus de cinq minutes. J’exige que vous la iez immédiatement. Il s’agit d’une affaire de la plus haute importance et de plus, elle concerne un fidèle client de la banque. » De mauvaise grâce, et en ronchonnant un peu, craignant sans doute de devoir affronter une demande d’explications istrative qui serait, en tout état de cause, parfaitement justifiée, la personne du Centre Financier accepte de er le virement en urgence. À quatorze heures, l’avocat faxe qu’il a bien reçu les
fonds et qu’il va les porter chez le juge sur le champ. Il précise en outre que Pierre-Loup sera libéré après-demain dans le courant de la journée. Ouf !
***
L’après-midi, chez Madame Berger la trésorière, à l’assemblée générale de l’association, l’ambiance est de ce fait beaucoup plus décontractée. La bonne nouvelle a considérablement détendu l’atmosphère. Après avoir réglé quelques problèmes istratifs, l’ordre du jour les amène à réfléchir sur le moyen de trouver de l’argent. Plusieurs propositions sont faites et ils décident d’organiser quelques animations pour rassembler des fonds afin que Roland et Louise, qui viennent de débourser une très grosse somme, puissent se renflouer un peu. Vers dix-huit heures, après une tasse de café et une part de gâteau de ménage, la séance est levée dans la bonne humeur.
***
En ce froid matin de février, Roland prend la route en direction de Clairvallon où il era la nuit et pour retrouver son frère et aussi Rose qui tient absolument à faire partie de l’expédition. La route va être longue, trois conducteurs pour un aussi long voyage ne seront pas de trop. Le lendemain matin à trois heures, la Peugeot toute neuve de Roland quitte Clairvallon en direction d’Almeria. Fulbert est au volant, ils vont se relayer à trois toutes les deux heures et rouler pratiquement sans s’arrêter. La température est glaciale et le temps incertain, un ciel d’hiver neigeux fait craindre une circulation difficile. Jusqu’à Lyon, la chaussée est glissante, un mélange d’eau et de neige à demi fondue rend la tenue de route aléatoire. Par la suite, en progressant dans la vallée du Rhône, la température devient plus clémente. Après les quelques flocons du départ, c’est la pluie qui tombe par intermittence ; plus de menace de neige ni de verglas, la conduite devient plus
sûre. La frontière espagnole est atteinte un peu avant onze heures, Rose est au volant, elle n’a son permis de conduire que depuis quelques mois, mais elle se débrouille parfaitement. À l’approche de Barcelone, la circulation devient chargée et pour tout arranger, il pleut plus fort, une pluie orageuse avec de puissantes bourrasques qui malmènent la voiture. Les indications sont parfois difficiles à déchiffrer. À cause d’une petite erreur de navigation, Rose se trompe de route, elle quitte la rocade et prend la direction du centre-ville. La traversée de Barcelone très encombrée, et qui plus est sous des trombes d’eau, leur fait perdre beaucoup de temps avant de pouvoir retrouver l’autoroute. Almeria est encore loin et le détour de Barcelone a fait chuter la moyenne. Aux environs de Valencia, le soleil fait son apparition. Plus ils roulent vers le sud et plus le paysage devient aride. Les zones habitées autour des villes se raréfient et ces petites conurbations sont de plus en plus éloignées les unes des autres, séparées par de longues distances désertiques. De temps en temps, sur la gauche, ils peuvent apercevoir la Méditerranée, une eau bleue bien tentante sous le soleil, mais hélas, l’heure n’est pas à la détente et il n’est pas question d’aller se baigner. La voiture file toujours bon train et à part les abords des villes où la circulation est relativement chargée, la majeure partie du trajet ne pose pas de problème et permet de tenir une bonne moyenne. Un peu avant dix-sept heures, ils sont dans la banlieue de Murcia, il reste encore près de trois cents kilomètres à parcourir. C’est long, très long. La fatigue commence à se faire sentir, et surtout, ils n’ont toujours pas de nouvelles de Pierre-Loup. Ils ne savent même pas s’il a été libéré comme prévu. Peu après dix-neuf heures, Almeria est en vue. De longues heures de route pratiquement sans arrêts autres que pour le carburant. La nuit est tombée. Au détour d’une colline, la ville apparaît sur un joli front de mer où se reflètent mille lumières multicolores ; un vrai décor de carte postale. La douceur de l’air marin leur ferait presque oublier pourquoi ils sont là, pour un peu, ils se croiraient presque en vacances. Fulbert arrête la voiture au bord d’un trottoir devant une station-service désaffectée, et ils réfléchissent sur la méthode à suivre pour retrouver PierreLoup, sans même avoir la certitude qu’il soit bien libéré.
Roland essaie de se mettre à la place de son fils : que ferait-il s’il se trouvait dans sa situation ? Il appellerait à la maison. Alors, avec le portable de Rose, il téléphone à Louise pour savoir si elle a des nouvelles. Hélas, Pierre-Loup n’a pas donné signe de vie depuis son dernier appel d’avant-hier. Pas de nouvelles, il y a dans la voiture un long silence lourd d’inquiétude ; auraient-ils fait tout ce trajet pour rien ? Fulbert propose de se renseigner auprès de l’avocat, il devrait pouvoir leur dire au moins s’il est bien sorti de prison. Rose rassemble ses connaissances en espagnol qui datent de ses années lycée, et elle appelle l’avocat. Lui non plus ne sait pas où est Pierre-Loup, ni même s’il est sorti, mais il va se renseigner. Roland propose alors d’entrer un peu plus dans la ville. Au détour d’une rue, ils tombent sur un Supermarché Carrefour en plein centre-ville ; cela peut paraître idiot, mais cette enseigne française au fin fond de l’Espagne, tout à coup les réconforte. Roland arrête la voiture sur le parking et l’attente commence. Maître Rodriguez rappelle Rose et lui confirme que Pierre-Loup est bien sorti il y a environ deux heures, il ne sait pas où il est, mais il veut bien les aider à le retrouver. Rassurés, ils prennent un taxi et se font conduire chez l’avocat qui les attend et les reçoit fort aimablement. Il leur propose de rechercher Pierre-Loup en ville. Ils s’entassent alors dans sa petite Clio et partent en direction de la gare. Maître Rodriguez explique que la plupart des détenus libérés se rendent généralement à la gare pour consulter les horaires des trains. En cours de route, Rose reçoit un appel de Pierre-Loup ; il est libre. Il essaie vainement de lui expliquer où il se trouve, mais elle ne connaît pas la ville et ne comprend pas. Alors elle tend son portable à l’avocat qui échange quelques mots en espagnol avec Pierre-Loup. Puis il rend son téléphone à Rose et lui dit quelque-chose qu’elle traduit : « Il est tout près et on va le trouver… par-là ! » Joignant le geste à la parole et sans prendre de précautions particulières, dans l’avenue où ils se trouvent et où la circulation est très dense, l’avocat entame un demi-tour un peu scabreux et pas vraiment réglementaire, au grand dam des autres usagers surpris par la manœuvre. Coups de klaxon rageurs, freinages brutaux, crissements de pneus et insultes ibériques ; Maître Jose-Luis Rodriguez n’en a cure, il veut aller par-là, alors il y va. Quelques minutes plus tard, la Clio se range le long du trottoir. Roland en descend, avance de quelques pas et aperçoit un peu plus loin une cabine téléphonique occupée ; un jeune homme avec un sac à dos est au téléphone. Cette silhouette, il la connaît bien, et le sac à dos aussi, il n’y a pas de doute, c’est bien lui. Il s’approche de la cabine et, au
moment où il s’apprête à en ouvrir la porte, Pierre-Loup se retourne et sort. Le père et le fils tombent alors dans les bras l’un de l’autre. Il est vingt et une heures, il y a cent quatre-vingt-huit jours qu’ils ne se sont pas vus. Rose les a rets, elle embrasse son Pilou, elle est si heureuse de le revoir et en même temps elle voudrait le sermonner pour toute l’angoisse qu’il lui a causée. Depuis six mois, elle ne vit plus. Mais l’émotion est trop forte et au lieu de lui dire ce qu’elle a sur le cœur, elle pleure de joie en l’étreignant de toutes ses forces. Après les embrassades des retrouvailles, et en les reconduisant sur le parking du supermarché, Maître Jose-Luis Rodriguez explique à Pierre-Loup qu’il devrait normalement rester sur le territoire espagnol, mais que son intérêt serait plutôt de rentrer en le plus vite possible, qu’il s’occupera des suites de l’affaire et qu’il le tiendra au courant. Puis il les laisse en famille et s’en va. Pierre-Loup, un peu amaigri, paraît malgré tout en bonne santé, et il est surtout très heureux de sa liberté retrouvée. La joie d’être à nouveau réunis donne lieu à d’émouvantes effusions, c’est un moment de douce félicité qu’ils aimeraient faire durer encore un peu. Seulement voilà, ça ne remplit pas les estomacs ; et les émotions, ça creuse ! Tout près il y a une pizzeria, alors, sans chercher plus loin, ils s’installent en terrasse. Pierre-Loup est heureux de pouvoir manger de nouveau avec une fourchette normale ; en prison, il n’y a ni fourchette ni couteau, seulement un couvert de camping en plastique renouvelé une fois par semaine ; si on le casse, on termine la semaine en mangeant avec les doigts. Tout en savourant une grosse part de lasagnes, il raconte les péripéties de sa libération. À seize heures trente, on le sort de sa cellule pour le conduire au poste de garde. Là, deux gardiens lui rendent ses affaires et lui donnent ses documents de libération. Sa levée d’écrou en poche, Pierre-Loup réclame alors l’argent qui lui reste sur son compte ; deux cent soixante-dix euros sur les trois cent cinquante que son père venait de lui envoyer. Les deux sbires prétendent qu’il n’a plus rien sur son compte, qu’il a tout dépensé et qu’il doit partir. Pierre-Loup s’énerve, il est sûr de lui, il lui reste de l’argent et il le veut. Ses esclandres attirent l’attention du chef qui se trouve dans un bureau voisin, il s’approche et demande des éclaircissements ; le pourquoi de tout ce tapage. Pierre-Loup explique que les gardiens lui ont remis ses effets personnels, mais refusent de lui rendre l’argent de son compte. Le chef vérifie sur un registre et constate qu’effectivement il y a bien deux cent soixante-dix euros sur le compte de Pierre-Loup et il ordonne vertement aux deux indélicats de les lui rendre. Voilà comment des fonctionnaires peu scrupuleux arrondissent leurs fins de mois.
Comme pour les petits prélèvements sur les colis reçus par les détenus, c’est, paraît-il, une pratique courante, et pas seulement dans les prisons espagnoles.
***
En sortant repus du restaurant, ils sont tous bien fatigués et ont un urgent besoin de sommeil. Le retour est prévu pour le lendemain et il leur faut absolument dormir un peu avant de repartir. Il est déjà tard, ils se mettent en quête d’un hôtel pour la nuit, enfin pour ce qu’il en reste, moins de cinq heures. En venant tout à l’heure, Fulbert a repéré un motel à une trentaine de kilomètres de là. Ils reprennent l’autoroute, à quatre cette fois. À vingt-trois heures trente, ils sont au motel. Une chambre de quatre lits est disponible, ça fera l’affaire ; à la guerre comme à la guerre. Pour chacun, une bonne douche, et dodo. La nuit est courte. À quatre heures du matin, tout le monde est debout, et trente minutes plus tard, la voiture fonce de nouveau vers le nord en direction de la . Roland prend le premier relais au volant. La nuit est noire et l’autoroute déserte, de longues lignes droites de bitume qui n’en finissent pas et au bout, une courbe et de nouveau une longue portion parfaitement rectiligne. Dans la nuit noire, pas une lumière à perte de vue, seul l’espace éclairé par la lueur des phares, les accotements et les rails de sécurité qui défilent à toute vitesse et disparaissent de chaque côté de la voiture. De temps à autre, un panneau indicateur les renseigne sur leur position et par là même sur la distance qui leur reste à parcourir. Soudain, dans le rétroviseur, loin derrière, Roland voit un minuscule point lumineux apparaît. Très vite, le point grossit et se dédouble, se rapproche rapidement et les dée. Le compteur de la voiture indique 170 km/h, une vitesse déjà largement excessive au regard de la limitation, pourtant, la voiture qui vient de les déer roule à une allure encore plus répréhensible. Les feux arrière de la grosse berline allemande qui fonce maintenant devant eux, ne sont bientôt plus qu’un petit point rouge au loin, et qui finit par disparaître. Les trois cents premiers kilomètres sont couverts en deux heures. Fulbert prend le volant et le voyage se poursuit à une allure soutenue.
Le jour se lève. À l’approche des grandes villes, la circulation devient plus dense, le risque grandit de rencontrer des contrôles de police, il faut ralentir et s’en tenir désormais aux strictes limitations. Plus ils se rapprochent de la , et malgré les gentillesses de Rose qui ne cesse de le rassurer, plus le visage de Pierre-Loup se ferme. Dans le rétroviseur, Roland l’observe, il le sent tendu. Normalement, il ne devrait pas quitter le territoire espagnol. Et si la police l’attendait pour l’empêcher de rentrer en ? Bien sûr, c’est une éventualité qu’il ne faut pas négliger, mais il est peu probable qu’ils aient le moindre problème. Depuis les accords de Schengen sur la libre circulation des personnes entre les états membres de la Communauté Européenne, il n’y a pratiquement plus de contrôle d’identité aux frontières. À midi, la Peugeot rentre en sans encombre, c’est un grand soulagement pour tous et Pierre-Loup se détend un peu. Aux alentours de Perpignan, ils s’arrêtent dans une station-service ; la voiture a soif et ils ont faim. Roland fait le plein d’essence et ils prennent le temps de faire un copieux repas dans une cafétéria proche de la station. Le froid et la pluie qui tombe de ce côté-ci de la frontière tranchent avec la douceur du temps andalou. Malgré tout, Pierre-Loup est soulagé et heureux de retrouver la . Encore quelques heures de route, et enfin l’arrivée à Clairvallon. C’est le bonheur, mais la fatigue est là ; plus de trois mille kilomètres en deux jours, ça laisse des traces dans les organismes. Mais qu’importe, ce soir, c’est la fête. Muguette a cuit des saucisses de Montbéliard servies avec de la cancoillotte chaude sur un gratin de pommes de terre grillées et de la salade verte. Alceste débouche les bouteilles de son meilleur vin pour arroser le tout. Ce qu’ils viennent de réussir tient quasiment de l’exploit. Certes, ils ont eu de la chance, tout s’est parfaitement déroulé ; cinq jours auparavant, ils ne savaient pas encore quand Pierre-Loup serait libéré. Résoudre tous les problèmes istratifs, les modalités du voyage et aujourd’hui il est là, heureux de se retrouver en famille. Une bonne nuit de sommeil à La Grange-Ferrière, et le lendemain, c’est le retour à Pantin.
13
Après une longue privation de liberté, le retour à la vie d’homme libre n’est pas aussi aisé qu’il y paraît. On croit parfois avoir plusieurs vies, mais c’est lorsque la deuxième commence que l’on se rend compte qu’en fait, on en a qu’une.
Pierre-Loup doit maintenant réapprendre à vivre en homme responsable, mais surtout se réinventer un avenir sur les gravats de son adolescence. Tout lui semble si dérisoire. Il ne se retrouve ni dans la lecture des journaux ni dans les conversations et les centres d’intérêt des gens qui l’entourent. Entre sa vie sociale qui s’est figée au moment de son arrestation et aujourd’hui où il va tenter de reprendre une existence normale, il y aura désormais un avant et un après. Le monde en réduction dans lequel il a vécu avec pour seul horizon un mur d’enceinte jalonné de miradors, n’est autre qu’un microcosme où le matricule remplace le nom, où le chacun pour soi est la règle et où conserver sa dignité est une lutte de chaque jour, de chaque minute. Un vide de six mois, une sorte de coma, une parenthèse hideuse doublée d’une grande frustration.
***
Rose a pris son indépendance. Afin de se rapprocher de son travail tout en restant fidèle à ses origines campagnardes, elle loue une petite maison de village à Charmois dans le Territoire de Belfort. Son métier l’amène à connaître des cas identiques à celui que vient de vivre Pierre-Loup, et certains sont même beaucoup plus douloureux. Rétrospectivement, elle se dit qu’il a malgré tout eu un peu de chance, que son affaire aurait pu lui coûter beaucoup plus. Six mois d’incarcération, c’est évidemment difficile à vivre, mais ça aurait pu être pire. Elle l’appelle régulièrement, mais ne lui parle pas de sa relation avec Céline, elle attend que ce
soit lui qui aborde le sujet. Elle sait aussi qu’il est fragile, et qu’il peut encore facilement se laisser embobiner si l’occasion se présente. Il suffit qu’on lui propose n’importe quoi pourvu que ce soit lucratif et bien emballé, et comme à son habitude, il foncera tête baissée d’abord et réfléchira après. Tant qu’il sera en région parisienne, elle ne sera pas tranquille. Un jour, elle lui téléphone et lui suggère de revenir s’installer à La GrangeFerrière, son oncle Fulbert et l’Alceste ne refaient sûrement pas de l’héberger, et elle l’aidera à trouver du travail. Mais il repousse son offre prétextant qu’il a déjà du boulot à la boulangerie et qu’il ne veut pas quitter ses parents pour le moment. Rose s’en offusque et raccroche brutalement avant qu’une nouvelle crise d’exaspération ne la prenne. Elle ne comprend pas pourquoi il s’obstine à vouloir rester à Pantin où il y a tant de gens autour de lui qui cherchent à profiter de son bon cœur, de sa naïveté et qui n’attendent qu’une occasion pour le faire replonger. Alors elle se fait un film : « Peut-être qu’il s’est remis avec Céline, ou qu’il a rencontré quelqu’un d’autre… C’est ça, il a rencontré une autre fille et il n’ose pas me le dire. Mais je m’en fiche qu’il ait une petite amie, à son âge, c’est normal qu’un garçon ait une copine… Et puis, il n’y a pas qu’à Paris qu’il y a de jolies filles. S’il n’ose pas m’en parler, c’est qu’il a peur de me la présenter, peut-être qu’elle est noire, ou arabe. Et alors ? Qu’est-ce que ça change ? S’il est heureux avec elle, j’en serai heureuse moi aussi… mais bon sang qu’il me le dise ! » Rose est pensive, l’hypothèse de la petite amie ne la convainc pas, il n’y a sûrement pas que ça, elle est certaine qu’il lui cache encore quelque chose. Elle se décide à appeler Céline : « Allô, Céline ? C’est Rose, comment vas-tu ? — Bien et toi ? — Ça va ! Je t’appelle pour savoir si tu as des nouvelles de Pierre-Loup. J’ai l’impression qu’il me cache quelque chose… Est-ce que tu le vois de temps en temps ? — Non ! Depuis qu’il est revenu, je ne l’ai vu qu’une seule fois, il était content de me voir, mais je l’ai trouvé un peu distant, et depuis, il ne sort pratiquement plus de chez lui… »
Effectivement, Pierre-Loup leur cache quelque chose ; la vraie raison de son silence, c’est qu’il a peur. Depuis son retour à Pantin, sa vie n’est pas simple. Bien sûr, il est libre, mais il n’est pas rassuré pour autant, il sait que ceux qui l’ont piégé ne vont pas le lâcher aussi facilement. En prison, il a eu le temps de réfléchir, d’analyser sa situation et comment il en est arrivé là. Il a pu ainsi reconstituer, l’historique des événements qui l’ont conduit là où il est ; depuis sa rencontre avec Garneret, puis Léonard et enfin Youssef. Tout est clair dans sa tête, et il se rend compte maintenant qu’il a été d’un bout à l’autre bien manipulé. Il se dit que Youssef est probablement au courant de sa libération, car dans ce milieu tout finit par se savoir, et qu’il va sûrement essayer de le er pour le remettre dedans, ou pour le moins lui demander des comptes pour la marchandise perdue. Aujourd’hui, s’il ne veut plus voir Céline, c’est pour qu’on ne puisse pas s’en prendre à elle à cause de lui. Il est aussi persuadé aussi que s’il retourne à La Grange-Ferrière, ça ne fera que déplacer le problème, et il ne veut surtout pas que son grand-père, son oncle et sa tante puissent être inquiétés à cause de lui. Alors c’est à Pantin qu’il va faire front. Il pense tous les jours à Léonard, il est sûrement lui aussi au courant de son retour. De plus, il connaît l’adresse de la boulangerie, et Pierre-Loup n’a qu’une crainte, c’est de le voir arriver un jour avec des complices, et qu’ils s’en prennent à ses parents et au magasin. Mais il ne peut pas le dire à Rose, elle serait capable de débarquer et d’ameuter toute la clique police et tribunal, et ça, il ne le veut pas non plus. Son séjour en prison l’a endurci et rendu méfiant, il en a gardé le goût du secret, du silence et de la solitude ; il n’a plus confiance en personne. Ce qu’il veut maintenant, c’est se faire oublier, et c’est seulement en restant chez lui qu’il peut savoir si on le cherche encore ou pas. Surtout, il ne faut à aucun prix qu’on le croie parti, car il sait que, où qu’il aille, si on le cherche, on le retrouvera. De temps en temps, il fait le tour du quartier, de jour et à pied pour qu’on le voie, puis il rentre à la boulangerie et il se terre. Parfois, depuis le fournil, par un œilleton dans la cloison, il e des heures à observer attentivement tous les clients qui entrent dans le magasin. Il n’ose plus sortir seul le soir. C’est depuis son poste d’observation qu’il remarque, un jour, une femme plus élégante que celles de la clientèle habituelle. Il ne sait pas pourquoi, mais cette femme l’intrigue ; grande, brune, la cinquantaine, elle vient une ou deux fois par semaine. Gracieuse et polie, elle s’arrange pour entrer quand il y a beaucoup de
monde, comme si elle voulait se donner du temps pour observer. Quand vient son tour, elle a toujours un mot gentil pour Louise qui l’a surnommée Milady, puis elle demande une baguette, paye et s’en va. Cette femme, il ne la sent pas, elle est trop bien habillée, elle ne ressemble pas du tout à une personne qui aurait de mauvaises intentions, mais il trouve que son attitude est tout de même bizarre. Avec le temps, il finit par ne plus la remarquer, ce n’est pas elle qu’il cherche, ce qu’il essaie de repérer, ce sont les têtes nouvelles et de préférence masculines. Chaque fois qu’un inconnu entre, il l’observe et tente de découvrir dans son comportement quelque chose de louche qui trahirait des intentions suspectes. Les semaines ent, voyant que rien de fâcheux ne vient troubler la tranquillité magasin et du quartier, Pierre-Loup s’enhardit, Il sort à nouveau le soir en prenant soin d’éviter les lieux de ses anciennes fréquentations, et il ne veut toujours pas retourner à Dugny ou au magasin de fleurs de Montreuil pour voir Céline. Il a trop peur d’être suivi, que des malfaisants découvrent qu’il a une petite amie et qu’ils s’en prennent à elle. Parfois, l’envie lui prend d’aller voir Youssef à Bobigny pour lui demander des explications, mais quelque chose le retient, dans son for intérieur une petite voix lui dit que ce n’est pas une bonne idée. Seul et désœuvré, il s’ennuie. Il se rend compte qu’il n’a pas de vrais copains avec qui il pourrait trouver un peu de réconfort, partager ses inquiétudes et son mal de vivre, et l’aider à se changer les idées. Alors il se remet à boire. Un jour, au café de la Paix pas très loin de chez lui, alors qu’il a consommé plus que de raison, une vague connaissance de beuverie l’aborde et lui propose une occasion de se procurer de l’argent sans risque. Le type lui explique qu’il peut l’aider et que ça peut lui rapporter beaucoup. C’est lucratif et bien emballé. Pierre-Loup est ivre, incapable de réfléchir, il se laisse convaincre.
***
Trois types louches dans un squat à Barbes, Pierre-Loup écoute celui qui paraît être le chef de la bande, expliquer l’affaire. Dans un bar-tabac de l’avenue
Montaigne, tous les soirs, un homme dépense sans compter, il est très riche et ne s’en cache pas, et ils projettent tout simplement de l’entraîner dans un lieu discret pour le dépouiller et lui extorquer le code de sa carte bleue, quitte à le molester un peu s’il résiste. Pierre-Loup retrouve un semblant de discernement et sent déjà le coup fourré, il sort d’une embrouille, ce n’est pas pour se remettre dans une autre, surtout quand il voit un énorme couteau que le chef porte ostensiblement à la ceinture. Malgré son état d’ébriété avancé et dans un éclair de lucidité, il refuse et tente de partir. Mais les autres essaient de le retenir, ils se battent, il y a un bref échange de coups-de-poing. La peur de retourner en prison décuplant ses forces, Pierre-Loup finit par prendre le dessus de la bagarre. Profitant d’un moment de stupeur des autres qui ne s’attendaient pas une réaction aussi violente, il réussit à s’enfuir. En sortant du squat, il court dans la rue. Il entend derrière lui les malfrats lancés à sa poursuite. La peur maintenant lui donne des ailes. Cent mètres plus loin, il y a un café encore ouvert, il accélère et s’y réfugie. Au fond de la salle, il reconnaît la cliente de la boulangerie. Que fait-elle là ? Il n’en sait rien, mais sans savoir pourquoi, il se sent rassuré. Elle est attablée et en grande conversation avec le serveur, un jeune black grand et baraqué façon catcheur. Tous deux sont surpris par l’attitude de ce client qui visiblement cherche désespérément un endroit pour se cacher. Les trois petits truands de banlieue entrent à leur tour. Pierre-Loup se réfugie dans un coin de la salle. Il ne faut qu’un dixième de seconde au serveur pour analyser la situation ; quand il voit Pierre-Loup terrorisé, il se tourne vers les trois lascars et leur demande fermement de sortir, qu’ils n’ont rien à faire là. Le chef fait alors un geste pour saisir son couteau, mais sa main n’atteindra pas la ceinture ; en un éclair, une puissante manchette du serveur l’envoie au tapis. Sonné, il peine à se relever et jette un regard haineux à Pierre-Loup et, voyant que ses comparses se sont déjà sauvés, seul devant le barman, et se rendant compte qu’il ne fait pas le poids, il sort en bousculant rageusement une table et quelques chaises. Pierre-Loup reprend peu à peu ses esprits, la dame s’est levée, elle est près de lui : « Eh bien jeune homme, je ne sais pas ce que tu leur as fait, mais on dirait qu’ils t’en veulent… — Ce sont des voyous, ils projettent un mauvais coup et ils voulaient que je le fasse avec eux, et j’ai pas voulu…
— Après ce qu’il t’est arrivé, je comprends que tu n’aies pas envie de recommencer. » Pierre-Loup reste un moment bouche bée, cette femme le connaît, il bredouille : « Comment savez-vous madame ? — Mon petit boulanger de Pantin, appelle-moi Gwladys… — Vous me connaissez ? — Les journaux ont parlé de toi et ils ont publié des photos, et les trois abrutis qui cherchent à te remettre dedans sont certainement aussi au courant de tes antécédents, et tout ce qu’ils veulent, c’est un cave, un pauvre type comme toi pour le compromettre au cas où ça tournerait mal. Tu connais la combine ? — Ça, je l’ai bien compris… » Pierre-Loup est perplexe, la ville lui paraît tout à coup un immense territoire ennemi où, quoi qu’il fasse, où qu’il se tourne, il n’y a que magouilles et hostilités. Le barman lui offre un café : « Tiens mon gars, ça va te faire du bien. — Merci monsieur ! Puis se tournant vers Gwladys : il est tard, il faut que je rentre chez moi. — Chez toi ? Pour que ces trois petits cons te tombent dessus et qu’ils te cassent la figure ? — Vous croyez qu’ils vont m’attendre devant la boulangerie ? — Si tu veux mon avis, ils sont probablement déjà en route. — Qu’est-ce que je vais faire si je ne peux pas rentrer chez-moi ? — Je n’habite pas très loin, je peux t’héberger pour la nuit et demain je te ramène chez toi ; de jour, ils n’oseront pas t’importuner. » Grâce au café serré du barman, Pierre-Loup a complètement retrouvé ses esprits. Par précaution, le grand black propose de les accompagner jusqu’à la voiture de
Gwladys. À peine sont-ils arrivés dans un petit appartement au deuxième étage d’un immeuble cossu, que Pierre-Loup, épuisé, s’affale sur le canapé du salon. Rassuré et enfin en sécurité, il s’endort. Au petit jour, il est réveillé par une bonne odeur de petit-déjeuner qui lui donne faim. Gwladys est déjà attablée, elle lui sert un bol de café : « Mon petit boulanger, a-t-il bien dormi ? — Oui, mais il est tard, mon père doit m’attendre et ma mère s’inquiéter. — Ne t’en fais pas, déjeune d’abord et après je te reconduis chez toi. »
***
Devant la boulangerie, une voiture de police est garée en travers du trottoir, gyrophare tournant. Pierre-Loup fait arrêter Gwladys cinquante mètres avant : « C’est sûrement pour moi qu’ils sont là, il vaut peut-être mieux pour vous qu’on ne nous voie pas ensemble. » Au moment où il s’apprête à entrer dans la boutique, deux policiers en sortent, et en le voyant, l’un d’eux lui demande : « Pierre-Loup Delavenne, je présume ? — Oui ! Qu’est-ce qui se e ? — Capitaine Bettinelli ! Il se e qu’il va falloir nous suivre au commissariat, on t’expliquera ! lui dit-il en lui ant les menottes. » Dans la voiture qui file sirène hurlante, Pierre-Loup se revoit un an auparavant, lors de son arrestation à Almeria. Mais là, il ne sait pas ce qu’on lui reproche. Il se doute bien malgré tout que ça doit avoir un rapport avec les trois loubards de cette nuit. Probablement qu’ils ont dû faire le coup et que le type qu’ils ont agressé est allé voir la police pour porter plainte. Si c’est le cas, il n’est pas
concerné puisse qu’il n’y a pas participé.
***
L’interrogatoire commence mal pour Pierre-Loup : « Que faisais-tu cette nuit entre deux heures et trois heures ? — Je dormais ! — Et où dormais-tu ? — Heu… chez une dame. » Le policier moqueur sourit : « Chez une dame ! C’est tout ce que tu as trouvé ? — Je vous jure… — Et elle s’appelle comment cette dame ? — Gwladys ! — Gwladys comment ? — Heu… je sais pas. — Et je suppose que tu ne sais pas non plus où elle habite ? — Heu… non ! Tout ce que je sais, c’est qu’elle vient de temps en temps à la boulangerie de mes parents, à chaque fois elle achète une baguette. — Tu te fous de moi ! — Non ! Je l’ai rencontrée hier soir dans le café où je m’étais réfugié pour échapper à des mecs qui me poursuivaient…
— Des mecs ? — Oui, des types qui préparaient un mauvais coup et voulaient que je le fasse avec eux… j’ai pas voulu, je me suis barré et ils m’ont coursé jusqu’au bar où j’ai rencontré cette dame. — Et ils étaient combien ces mecs ? — Trois ! Ils ont profité du fait que j’étais saoul et ils m’ont entraîné dans un squat… — Et bien sûr, tu ne sais pas non plus où il est ce squat ? — Non ! Enfin si, c’était à Barbes, mais je ne saurais pas le retrouver. — Et ils s’appellent comment ces mecs ? — Je n’en sais rien… je vous dis que je venais tout juste de les rencontrer… — Attends ! Si j’ai bien suivi ton histoire… Il y a deux bars et un squat dont tu ne connais pas les adresses, trois mecs dont tu ignores le nom et une femme dont tu ne connais que le prénom… Avoue que comme alibi, c’est un peu léger, non ? — Je vous jure que c’est vrai ! — Tu m’as dit qu’ils préparaient un mauvais coup, tu peux m’en dire un peu plus ? — Ils m’ont dit qu’ils connaissaient un type plein aux as qui dépensait beaucoup dans un bar-tabac de l’avenue Montaigne, je crois, et qu’ils voulaient lui voler sa carte bleue. À la façon dont ils m’ont présenté l’affaire, j’ai compris tout de suite qu’ils me voulaient juste pour que je porte le chapeau au cas où ça tournerait mal. » Le capitaine, un vieux briscard de la police qui en a vu d’autres et des plus coriaces, ne comprend pas bien son système de défense. Ce gars-là reconnaît qu’il a eu vent de l’agression qui se préparait, mais il prétend ne pas y avoir participé. Il y a quelque chose qui cloche ; de deux choses l’une, ou c’est un naïf, ou il est très malin et il essaie de brouiller les cartes. Bettinelli penche plutôt pour la première hypothèse :
« Écoute, effectivement ça a mal tourné. Pour les trois mecs, je te crois, seulement… on n’en a interpellé que deux et ils sont tous les deux d’accord pour dire que c’est toi qui as planté la victime. — Le type est mort ? — C’est ça, fais l’innocent. — Je vous jure que je n’y suis pour rien… — Il y a deux témoins qui t’accusent et tu n’as pas d’alibi sérieux. Il est neuf heures trente-cinq, à partir de cet instant tu es en garde à vue, et si tu n’as rien de plus précis à me dire, demain, tu seras présenté au juge. — Je veux voir un avocat ! — Oh mais tu vas le voir, je ne sais pas comment il peut être déjà au courant, mais il vient de nous appeler et il arrive. D’ailleurs, il ne devrait plus tarder, en attendant tu vas retourner un peu au frais en cellule. »
***
Le matin même, Céline s’est décidée à aller voir Pierre-Loup, et elle est arrivée au moment où la police s’est arrêtée devant la boulangerie. Elle a attendu et elle l’a vu arriver et s’avancer vers les policiers qui l’ont immédiatement menotté et poussé sans ménagement dans la voiture. Aussitôt, fébrilement, elle a appelé Rose : « Rose… je ne sais pas ce qui se e, je viens de voir la police emmener Pierre-Loup avec les menottes. — C’est pas possible ! Ça va pas recommencer ! — Dis-moi si je peux faire quelque chose… — Essaie de savoir où ils l’ont emmené. — Je pense que c’est au commissariat de Pantin.
— Je vais te donner l’adresse d’un avocat de Bondy, va le voir de ma part et explique-lui la situation, je ne peux pas l’appeler maintenant, dis-lui que je lui téléphonerai ce soir. — Pas de problème, je te tiens au courant. — Merci Céline, t’es une vraie copine, je t’embrasse. — Moi aussi… à plus. »
***
« Bonjour monsieur Delavenne, je suis Maître Nicolas Koffman. J’ai été é par mademoiselle Petitcollin qui m’a demandé d’assurer votre défense. — Vous connaissez Rose ? — Nous avons étudié ensemble à la Faculté de droit de Strasbourg. Elle m’a fait demander par une de ses amies qui est venue me voir, il y a moins d’une heure. » Pierre-Loup est subitement très inquiet, il se demande comment Rose peut être déjà au courant : « C’est sûrement le père… C’est ça, elle a dû m’appeler sur mon portable, et comme je n’ai pas répondu, alors elle a appelé la boulangerie. » L’avocat poursuit : « J’ai pris connaissance de votre affaire. Le capitaine Bettinelli qui a enregistré votre déposition ne sait pas quoi penser. En recoupant vos déclarations avec celles des deux autres suspects, ça ne colle pas. Pour tout dire, il a des doutes quant à votre participation à l’agression, mais vous n’avez pas d’alibi vérifiable. Ceux qui vous ont dénoncé, interrogés séparément ne sont pas tout à fait d’accord sur le déroulement des faits. Les indices relevés sur la scène du crime confirment qu’il y avait bien trois agresseurs, deux ont été arrêtés, et ils vous ont dénoncé, mais rien ne prouve que vous soyez le troisième. La victime a été poignardée, mais l’arme qui a servi à l’agression n’a pas été retrouvée. — Ces types-là, j’les connais pas, sur ce coup je n’y étais pas.
— Mais le capitaine a raison, votre alibi est trop léger… Ce serait mieux si vous pouviez donner le nom d’un témoin… La femme qui vous a hébergé, le serveur et l’adresse du café. — Je les connais comme ça, la femme m’a dit qu’elle s’appelait Gwladys et c’est une cliente occasionnelle de la boulangerie, quant au serveur, j’avais bu et je ne sais pas l’adresse de son bar, c’est quelque part à Barbes. — Tant pis, on se débrouillera avec ce qu’on a. On va s’appuyer sur l’incohérence des témoignages des deux autres prévenus. Le capitaine m’a fait savoir qu’il tentait de retrouver cette Gwladys, il a demandé à vos parents de le prévenir si elle revenait à la boulangerie. — Écoutez Maître, j’ai fait pas mal de conneries, j’ai même fait six mois de préventive en Espagne pour rien, mais je n’ai jamais fait de mal physiquement à personne… — Quel genre de conneries ? — Un peu de deal… juste pour me faire de la thune, jamais de braquage. — Vous n’avez jamais été condamné ? — Jamais ! — Ça ne va pas être facile, mais je pense que l’on peut arriver à vous sortir de là. Vos parents, peuvent-ils vous aider ? — Je ne peux compter sur personne, surtout pas mes parents… Et puis je ne peux pas leur en vouloir, après tous les ennuis que je leur ai déjà causés. — Mais non, vous n’êtes pas seul, moi je connais quelqu’un sur qui vous pouvez compter. — Qui ? — Rose ! — Ah non ! Pas elle ! Je ne veux pas qu’elle soit mêlée à ça.
— C’est trop tard, elle est au courant, et vous la connaissez, quand elle tient un os, elle le ronge jusqu’au bout. Et puis vous ne pouvez plus ref son aide, c’est elle qui règle mes honoraires. — Je la rembourserai ! — Avec quoi ? En dealant encore plus ? Soyez raisonnable, si vous la repoussez elle sera vexée et elle va encore se mettre en colère. — Je vois que vous la connaissez bien. — Oh oui ! Mais croyez-moi, si je ne sais rien de votre é ensemble, aujourd’hui Rose est assurément votre meilleure alliée. Elle tient beaucoup à vous, soyez certain qu’elle ne vous laissera pas tomber. — Je le sais. D’un côté, ça me fait plaisir, et pourtant je ne la mérite pas. Rose, c’est comme ma sœur, on est nés le même jour à la même minute et on a grandi ensemble… — Je sais tout ça, monsieur Delavenne, à la fac, quand elle parlait de vous, elle disait exactement la même chose. — Ah bon ? Et elle parlait souvent de moi ? — À chaque fois qu’elle évoquait ses amis… En fait, elle ne parlait pratiquement que de vous. » Troublé, Pierre-Loup ne répond pas. D’un revers de manche, il essuie une larme furtive en reniflant. Il revoit la petite clairière dans le bois derrière La GrangeFerrière, leurs jeux dans les arbres, le pivert et les moineaux qui avaient fini par les accepter et ne se sauvaient plus à leur approche, et les mûriers où ils cueillaient les petites baies noires qui leur faisaient les doigts et la langue violette, et ils rentraient gavés, les jambes et les bras griffés. Il donnerait cher pour qu’elle soit là près de lui en ce moment. Bien sûr, elle se fâcherait, elle crierait en lui reprochant sa conduite, mais quand même, il ne serait pas tout seul, elle trouverait bien le moyen de le sortir de là. Le capitaine Bettinelli entre dans la pièce : « L’entretien est terminé, Maître, votre client sera présenté à Madame la Procureur demain à onze heures. »
***
Le lendemain matin, dans le bureau du commissaire, le capitaine Bettinelli fait son rapport : « Cette affaire paraît simple, pourtant je ne la sens pas. — Expliquez-vous capitaine. — Je viens de recevoir le rapport des Polices Urbaines de Bobigny sur l’affaire de Delavenne en Espagne. Cette histoire de cannabis planqué dans sa voiture ne lui ressemble pas, il n’a pas pu monter une affaire comme ça tout seul, il y a forcément quelqu’un derrière lui qui, à un moment ou à un autre, a tiré les ficelles à sa place. Tout ça n’est pas clair, de deux choses l’une, ou il ment et il était au courant de ce qu’il transportait, ou il dit la vérité et ceux qui l’ont mis dedans sont sans doute à sa recherche. — On a des suspects ? — Je n’ai pas pu apprendre grand-chose, l’Espagne a tenu à garder l’exclusivité de l’enquête, et ça aussi ça m’a intrigué. Alors j’ai mené officieusement quelques investigations et j’ai pu obtenir par mes indics quelques tuyaux. Notamment concernant une grosse pointure, un caïd qu’on suit déjà depuis plusieurs années… — Qu’est-ce qu’on sait sur lui ? — Marouane Boudjema, alias Youssef, il est le numéro deux d’un cartel qui règne sur Barbes et toute la banlieue Nord et Est de Paris, un réseau de petits revendeurs et un recruteur : Léonard. On a perdu leurs traces depuis que la fille de Boudjema s’est fait serrer à Nador avec trois cents kilos de résine de cannabis ; Ghalyah Boudjema, mais elle se fait appeler Messaoudah. Elle, c’est plus la peine de la chercher, elle est au frais pour un bon bout de temps. Quant à la tête du réseau, on n’a pas grand-chose sinon, une Mercedes de couleur foncée, peut-être noire, avec deux personnes à bord.
— C’est tout ? — C’est tout pour le moment ! — Effectivement, ce n’est pas grand-chose. Mais quel est le rapport avec le meurtre du type ? — Je n’en sais rien. Peut-être Delavenne justement, parce que pour un type qui s’appelle Delavenne, en fait, il n’en a pas beaucoup. — Comment ça ? — Ce type-là n’a pas de chance et encore moins le profil d’un assassin, il ne ferait pas de mal à une mouche… — Vous croyez ? De toute manière, il va être difficile de trouver une mouche qui acceptera de témoigner en sa faveur… Et qu’est-ce qui vous fait croire qu’il puisse être concerné de près ou de loin dans cette affaire ? — Si ce que je pense se confirme, il se pourrait qu’il dise la vérité, et qu’en voulant échapper aux petits braqueurs, il se soit, tout à fait par hasard, mis dans les pattes des sbires du caïd qu’on recherche depuis plusieurs années. La série de meurtres que l’on a connue ces dernières semaines prouve que ça bouge dans le milieu du côté de Barbes justement. — Et que comptez-vous faire ? — Il me faudrait vingt-quatre heures supplémentaires de garde à vue. — Pour quoi faire ? — J’ai encore plusieurs points à éclaircir à propos du meurtre, et d’autre part, si vraiment il a un ou des tueurs à ses trousses, il faut aussi le protéger. — D’accord, je vais appeler la procureur… Vous avez une piste ? — Juste une intuition. Je vais le cuisiner encore un peu, ça donnera peut-être quelque chose. »
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Maître Koffman vient d’arriver, il demande à s’entretenir avec son client : « Bonjour monsieur Delavenne, j’ai été informé que votre garde à vue est prolongée de vingt-quatre heures… Vous ne verrez le Juge que cet après-midi, ou demain matin… — Qu’est-ce qu’ils me veulent encore ? — Je n’en sais rien, mais quoi qu’on vous demande, attendez avant de répondre que je vous y autorise. » Un policier vient les chercher et les conduit dans la salle d’interrogatoire. Le capitaine prend la parole, il a l’air embarrassé, cherchant ses mots il s’adresse à Pierre-Loup : « Delavenne, ton affaire ne se présente pas bien… En fait, je pense qu’elle peut être est liée à ta petite balade au Maroc et qui t’a conduit à faire un séjour en prison en Espagne. — Ah bon ? — En recoupant tes déclarations d’hier avec le rapport des Polices Urbaines de Bobigny, il se pourrait que certaines personnes qui gravitent autour de toi ne te veuillent pas que du bien. Notamment concernant cette femme, Gwladys, tu pourrais m’en dire un peu plus sur elle ? » Pierre-Loup interroge du regard son avocat : « Dites ce que vous savez sur cette femme, monsieur Delavenne. — Hier, quand vous m’avez amené dans votre bureau, il me semble que je l’ai reconnue sur le mur où il y a plein de photos… » Le capitaine est ébahi, il s’attendait à tout sauf à ça : « Nom de dieu ! Et c’est maintenant que tu le dis ! — Vous ne me l’avez pas demandé, je ne pouvais pas savoir que ça avait de
l’importance… et puis je n’étais pas sûr… il faudrait que je la regarde de plus près. — Attendez-moi un instant ! » Il sort et revient avec des photos et présente celle d’une femme blonde que Pierre-Loup reconnaît sans hésitation : « C’est elle ! C’est Gwladys ! — Tu en es sûr ? — Oui ! Sauf qu’elle avait les cheveux noirs. » Le capitaine n’en revient pas, depuis des années, il cherchait un homme, et il vient de comprendre qu’en fait, il s’agit d’une femme recherchée pour des malversations financières et blanchiment d’argent, mais pas pour trafic de stupéfiants, et en plus, il l’avait depuis tout ce temps en photo dans son bureau. Et c’est un cave, Pierre-Loup Delavenne qui vient tout naïvement de lui livrer probablement la tête d’un des plus importants réseaux de drogue de la région parisienne. Puis il lui soumet d’autres photos d’hommes : « Et parmi ces hommes, est-ce que tu en reconnais ? » Pierre-Loup regarde une à une les photos que le capitaine lui présente et en sort trois du lot : « Lui c’est Youssef… lui c’est Léonard… et celui-là c’est le barman ! » Maître Koffman intervient : « Capitaine, pouvez-vous nous expliquer ce qu’il se e, en quelle mesure mon client est impliqué dans une affaire qui, pour lui, est close ? — Maître, ce que je vais vous dire ne doit pas sortir de ce commissariat. Il est vrai que l’affaire espagnole de Delavenne n’est plus notre affaire et ne l’a même jamais été, par contre, tant que le noir et la femme sont dans la nature, votre client est en danger, et d’ailleurs, c’est un miracle qu’il soit encore en vie.
— Expliquez-vous capitaine ! — Cette femme qui, aux dires de votre client, se fait appeler Gwladys, est ukrainienne et elle s’appelle en réalité Natacha Westendorp née Kolanov, et elle est recherchée par toutes les polices d’Europe. On la soupçonne d’être à la tête d’un puissant réseau de blanchiment d’argent d’origine douteuse entre la Hollande, la , la Belgique et les Baléares, mais on n’avait encore jamais soupçonné qu’elle puisse aussi être impliquée dans un trafic de drogue. Youssef et Léonard on les connaît bien, mais ceux-là on ne les reverra plus, ils ont récemment eu un “accident” et ils sont désormais hors circuit. Quant au black, il s’appelle Bari N’Bourama, et il occupe les fonctions de chauffeur, de garde du corps et d’homme de main pour les sales besognes. » Pierre-Loup est subitement inquiet : « Mais alors, c’est elle qui m’a envoyé au casse-pipe en Espagne ? — On peut voir ça comme ça. »
***
Après la perte d’un gros chargement et l’arrestation de la fille Boudjema, Kolanov a aussi perdu son principal canal, c’est l’essentiel de son réseau qui est grillé. Aujourd’hui, elle est sans doute aux abois. Depuis quelque temps, elle a entrepris de faire le ménage afin de ne rien laisser derrière elle ; sans doute, a-telle l’intention de disparaître sous d’autres cieux. Une dizaine de petits malfrats ont été mis hors course ces dernières semaines. Léonard a bizarrement eu un accident de métro, en fait, quelqu’un l’a probablement un peu aidé en le poussant sous une rame. Quant à Boudjema qu’on croyait en fuite, il vient d’être retrouvé dans le canal de l’Ourcq avec quatre parpaings liés aux pieds et aux poignets.
***
En repensant à tout ce qu’il vient de vivre, Pierre-Loup est soudain pris de tremblements, une trouille rétrospective l’envahit. Pas plus tard qu’avant-hier, il dormait comme un bienheureux sur le canapé d’une tueuse. Elle pouvait se débarrasser de lui sans que personne ne sache par la suite ce qu’il serait devenu. Naïvement, il pensait qu’au bout de six mois, on l’aurait oublié, et surtout, comment aurait-il pu se douter que cette femme pouvait être à la tête d’une bande de malfaiteurs ? Pour lui, un chef de gang c’est un gros dur entouré d’une armée de sbires prêts à se faire tuer pour lui ; un cliché mis à mal aujourd’hui. Jamais il n’aurait imaginé un seul instant qu’un caïd puisse avoir les traits d’une si jolie femme, si polie et si sympathique. Encore une fois, il a bien failli se faire avoir. Durant des mois, elle s’est rapprochée, elle l’a sans doute fait suivre quand il faisait le tour du quartier autour de la boulangerie, et il a fallu que trois canailles à la petite semaine essaient de l’entraîner dans un coup foireux pour que le destin le fasse tomber dans ses griffes. Ah, elle a dû se marrer. Tout ce temps qu’elle a é à le chercher et il arrive tout seul, servi tout chaud tout rôti, mais quel idiot il a été ! Et puis d’un autre côté, il se dit qu’il a eu une sacrée chance ; d’une part, elle lui a permis d’échapper aux trois couillons de bazar, et ensuite, sans doute à cause de l’effet de surprise, elle ne lui a pas fait subir le sort qu’elle a réservé aux autres. Elle avait pourtant le temps et les moyens de le faire disparaître, elle ne l’a pas fait. Pourquoi ? Mystère !
***
Libéré après avoir été mis hors de cause, Pierre-Loup rentre chez lui et se terre à nouveau. Cette mésaventure l’a fait brutalement replonger dans un milieu dont il pensait être définitivement sorti. Mais loin d’être soulagé, maintenant, il a peur, il ne quitte la boulangerie que lorsqu’il y est obligé et toujours en rasant les murs. Chaque ant qu’il croise est peut-être un tueur. Il se retourne fréquemment pour essayer de repérer si on le suit, une silhouette suspecte et il se met à courir, le comportement louche d’un individu en imperméable et il change de trottoir, une voiture qui roule trop lentement et il entre dans une boutique et n’en sort qu’après que l’auto a é son chemin.
14
La providence donne parfois de sérieux coups de pouce au destin.
La Grange-Ferrière s’éveille, Muguette est partie au travail. Depuis quelques, mois elle a trouvé un emploi dans une petite usine de Saint-Hippolyte, elle a désormais des revenus bien à elle, de l’argent que son beau-père ne peut pas gérer à sa place. Quitter la ferme à la journée l’a rendue plus sûre d’elle, durant ces quelques heures chaque jour, elle jouit d’une certaine liberté, une indépendance qu’elle n’avait plus connue depuis son mariage. Ce matin-là, Fulbert est aux champs. Alceste disperse à la volée des graines pour sa basse-cour où s’ébattent quelques poules, un coq et trois canards. Puis, une corbeille sous le bras, une faux et un râteau sur l’épaule, il fait le tour de la maison et se rend dans son carré de luzerne. Malgré son âge, il a encore le geste précis du faucheur, et il ne lui faut que peu de temps pour couper suffisamment du précieux fourrage qui fera le régal de ses lapins. Il ramasse la luzerne à grandes brassées et entreprend de la tasser dans la corbeille. C’est au moment où il s’apprête à s’en retourner qu’un bruit de moteur l’intrigue : « Une auto à c’t’heure ? C’est pas bien normal. »Il ne sait pas pourquoi, mais il ressent cette visite matinale comme une menace. Abandonnant sa corbeille et ses outils au milieu du champ, il se presse de rentrer. Le chien a quitté sa niche et grogne, ce n’est pas habituel non plus et ça le conforte dans ses craintes. Des inconnus, arrivant de si bon matin, ne présage rien de bon. Dans la cuisine, par précaution, il décroche ses fusils ; deux vieilles pétoires à deux coups qu’il maintient toujours chargées avec des cartouches de gros sel, l’idéal pour faire fuir les indésirables sans trop les abîmer ; la ferme est isolée, il vaut mieux être préparé à toute éventualité. Il garde un fusil près de lui pour l’avoir sous la main au cas où, et se tient sur le pas de sa porte dans la position du chasseur prêt à mettre en joue. Une voiture entre dans la cour. En plissant les paupières pour mieux voir il se dit : « Ohhh… ils sont pas d’chez nous ceux-là… s’ils me font un pet d’travers je m’en vais te les recevoir comme il faut et leur er l’envie de revenir. »
Au bout de sa chaîne tendue, le chien grogne rageusement en montrant les crocs. Alceste note mentalement le numéro de la voiture, avance d’un pas dans la cour quand un homme sort de l’auto et s’approche ; un noir tout sourire qui s’arrête en voyant le fusil et, tout en gardant un œil sur le chien, lui dit : « Bonjour monsieur ! N’ayez pas peur… on veut juste savoir si c’est bien ici qu’habite Pierre-Loup Delavenne ? — Ça dépend ! — Comment ça, ça dépend ? — Ça dépend de ce que vous lui voulez au Pierre-Loup ! — Rien de mal, on veut juste lui parler ! — Ah bon ! Eh ben, mon gars faudra reer… le Pierre-Loup il est pas ici, il habite chez ses parents à Pantin. — Ah ! C’est bizarre… on en vient de Pantin, et son père nous a dit qu’il était retourné au pays. — Écoutez… je ne sais pas ce que vous lui voulez au gosse, mais il a eu suffisamment d’ennuis comme ça et il serait grand temps qu’on lui fiche la paix. — Là, grand-père… vous en avez trop dit ou pas assez… et j’ai peur de perdre patience si vous ne me dites pas tout de suite où on peut le trouver. — D’abord, je ne suis pas votre grand-père. Quant à vous, je ne sais pas qui vous êtes, mais sachez monsieur que vous ne m’impressionnez pas, et si vous ne partez pas immédiatement, j’vous transforme en oire ! — Écoutez, on n’a pas fait cinq cents kilomètres pour rien, nous ne partirons pas tant que vous ne m’aurez pas dit ce qu’on veut savoir. — Un pas de plus et je tire ! — Vous n’oserez pas ! D’ailleurs si ça se trouve, votre arquebuse n’est même pas chargée, dit-il en avançant et en portant la main à son veston pour sortir une arme. »
Il n’a pas le temps de s’en servir, après plus de cinquante ans de chasse, Alceste n’a pas perdu la main, en une seconde il épaule, vise les jambes et tire provocant un nuage de poussière dans la terre de la cour. Vingt grammes de gros sel dans les tibias, ça démange. Le gars se retourne hurlant, toussant et crachant, et court à la voiture, Alceste épaule une nouvelle fois, vise le postérieur, et pan… encore vingt grammes, et cette fois-ci dans les fesses. L’homme hurle, la douleur lui fait lâcher son revolver. Le moteur de la voiture tourne, la porte arrière s’ouvre, Alceste a saisi son deuxième fusil et tire dans la voiture au moment où le type saute à plat ventre sur la banquette arrière. L’auto fait demi-tour et démarre en trombe quand la dernière cartouche fait voler en éclat un feu arrière. Alceste jubile : « Ah vingt diou ! On n’est pas près de les revoir ceux-là. » Puis, il s’avance pour ramasser l’arme que l’homme a perdue. Au moment où il se baisse pour la saisir, il se ravise, il a vu à la télé que les policiers prennent toujours des gants pour s’emparer des pièces à conviction. Alors il va chercher un torchon de vaisselle, retourne ramasser le pistolet et l’enveloppe dans le linge. Ensuite, il cherche un morceau de papier et note le numéro de la voiture pendant qu’il s’en souvient encore, et le glisse dans sa poche. Il prend le temps de recharger ses fusils au gros sel avant de les raccrocher à leur place, puis il pose bien en évidence sur la table de la cuisine, à côté du pistolet, les quatre douilles des cartouches qu’il a tirées et, seulement après avoir tout mis en ordre, il téléphone aux gendarmes : « Allô ! La gendarmerie ? C’est Alceste Delavenne… vous pouvez venir chez-moi ? J’ai quelque chose pour vous. » Pont de Roide n’est pas loin, il ne faut qu’une quinzaine de minutes aux gendarmes pour arriver toutes sirènes hurlantes. Ils sont venus à quatre, avec des gilets pare-balles et du gros calibre. Parce qu’ils le connaissent l’Alceste, ils se doutent bien que s’il les a appelés, c’est pour quelque chose d’important. Et puis comme tout le monde alentour, ils ont entendu les coups de fusil, et comme ce n’est pas encore la saison de la chasse, ça les intrigue. Ils savent aussi que c’est un bon tireur et qu’il a parfois la chevrotine facile, alors ils ont pris des précautions. Alceste les attend dans sa cour : « Ah, te voilà Fred ! C’est bien… vous avez fait vite, dit-il au Commandant Frédéric Bôlle-Faysault qui a presque sauté en marche de la camionnette bleue. — Alors monsieur Delavenne, que se e-t-il ?
— Oh rien de bien méchant, mais je pense que ça va t’intéresser… Tu peux dire à tes hommes de ranger l’artillerie, il n’y a plus de danger. — Pourquoi ? Il y a eu un danger ? — J’ai eu une visite, des gens pas bien… des personnes pas d’chez nous qui cherchaient des rognes à mon p’tit-fils… — Les coups de feu c’était vous ? — Oui ! — Ne me dites pas que vous les avez… — Je ne les ai pas estourbis, si c’est ça qui t’inquiète. Pourtant, c’était pas l’envie qui m’en manquait, mais le gros sel ça n’a encore jamais tué personne… Mais si tu veux mon avis… il y en a un qui ne va pas pouvoir s’asseoir pendant quelques jours. » Alceste invite les gendarmes à rentrer. En apercevant les douilles sur la table, le commandant Bôlle-Faysault demande : « Ce sont les cartouches que vous avez tirées, je suppose ? — Tu supposes bien, et dans le chiffon il y a un revolver… c’est le grand type qui a pris du sel dans l’derrière qui l’a perdu en s’enfuyant. » Les quatre gendarmes se mettent à rire de bon cœur en imaginant la scène. Alceste poursuit sur un ton espiègle : « C’est pas facile de courir avec un pistolet d’une main et en se tenant les fesses des deux autres. » Les rires redoublent, le commandant déplie délicatement le linge : « J’espère que vous n’y avez pas touché, Alceste… — J’ai fait comme dans les films à la télé ! — Parfait. »
Puis, il sort un sachet de plastique de sa poche et y introduit délicatement l’arme : « Bien ! Maintenant Alceste, vous allez me raconter dans le détail ce qu’il s’est é. — Ben… j’étais dans l’champ derrière, à faucher d’la luzerne pour mes lapins, et j’ai entendu une auto. C’était pas un bruit de moteur que je connaissais, ça m’a paru bizarre, surtout de si bonne heure. — Et qu’est-ce que vous avez fait ? — Ben… j’suis rentré en vitesse, j’ai dépendu mes fusils et j’ai attendu, et quand l’auto s’est arrêtée au milieu de la cour, j’suis sorti à la porte, et j’ai vu un type noir qui s’approchait. — Un homme de couleur ? — Oui ! Grand, costaud et il portait des lunettes de soleil. Ça aussi, ça m’a intrigué… parce qu’à c’t’heure le soleil n’est pas encore bien méchant… — Et la voiture, elle était comment ? — Une auto normale… j’veux dire, c’était pas un break, elle était noire avec une femme qui conduisait. — Vous ne connaissez pas la marque de la voiture par hasard ? — Je crois que c’était plutôt un genre de Mercedes… — Avez-vous pu voir le numéro d’immatriculation ? — Ah ! Ça aussi, c’était bizarre, les plaques étaient jaunes devant et derrière, et le numéro c’était… attends… j’l’ai noté parce que tu sais, ma mémoire… tiens ! » Alceste sort le papier un peu chiffonné de sa poche. Le commandant le lit puis, se tournant vers ses collègues : « Il s’agit d’une voiture sans doute immatriculée aux Pays-Bas. On n’a pas
quelque chose à la brigade concernant un véhicule recherché qui correspondrait à ça ? — Oui commandant ! On a un avis de recherche sur une femme qui circule dans une Mercedes et qui pourrait correspondre à celle décrite par Monsieur Delavenne. — Et ça vient d’où ? — Ça vient de la procureur de Bobigny, mais ça date de plusieurs mois. » En venant ici, le commandant pensait avoir affaire à une simple histoire de brigandage ou de braconnage, mais il se pourrait bien que ce soit beaucoup plus complexe. Alceste s’inquiète : « Tu peux m’expliquer de quoi il retourne, Fred ? — Écoutez Alceste… je ne peux pas vous en dire beaucoup plus, il faut que nous fassions des vérifications. — Tu penses que ça a quelque chose à voir avec sa connerie espagnole au Pierre-Loup ? — Peut-être, je ne sais pas. Si c’est ce que l’on pense, ceux qui sont venus ce matin sont probablement des gens très dangereux. S’ils reviennent, n’essayez pas de les affronter, vous ne feriez pas le poids. Aujourd’hui, vous avez eu de la chance, ils ne vous en laisseront sûrement pas une deuxième. Si vous les voyez roder par ici, enfermez-vous et appelez-nous. Allez ! Adieu Alceste… prenez soin de vous, et surtout pas de bêtise. — T’en fais pas Fred, La Grange-Ferrière est solide, ils pourront bien tirer partout où ils voudront, rentreront pas ces merdeux… foi d’Alceste ! » Puis, le commandant prend les cartouches et l’arme du noir, et la patrouille s’en va.
***
De retour à la gendarmerie, le commandant Bôlle-Faysault cherche fébrilement l’avis de recherche. Il émane bien de Bobigny, un avis à toutes les polices d’Europe concernant une femme, la cinquantaine, type Europe Centrale, circulant à bord d’une Mercedes de grosses cylindrées, de couleur noire ou bleu nuit et immatriculée aux Pays-Bas. Cette femme est dangereuse et probablement armée.
***
Natacha Kolanov est née au début des années cinquante en Belgique. À l’âge de dix ans, ses parents, des réfugiés Ukrainiens qui ont fui les Balkans après la guerre, décident de venir s’installer en , ils se fixent à Neuilly sur Seine en région parisienne. La petite Natacha grandit dans un environnement bourgeois et fréquente les meilleures écoles. Vers le milieu des années soixante-dix, le père et la mère meurent dans des circonstances jamais élucidées. Plusieurs dépositions de voisins et de différentes relations du couple font état de fréquentes et violentes disputes entre la fille et ses parents. Des déclarations d’autant plus troublantes que Natacha reste introuvable, ce qui fait craindre aux enquêteurs qu’elle est peut-être pour quelque chose dans la mort de ses parents. Dix ans plus tard, on la retrouve aux Pays-Bas où elle vit mariée à Jürgen Westendorp, un homme d’affaires fortuné, propriétaire de plusieurs boîtes de nuit réparties dans toute la Hollande et sans doute aussi de quelques tripots clandestins. Il est suspecté d’être impliqué dans des opérations financières occultes et de blanchiment d’argent sale. En l’absence de preuves formelles, la police n’a jamais réussi à le confondre. Au début des années quatre-vingt-dix, il est retrouvé dans un bois mort d’une balle dans la nuque. Grâce à un alibi, probablement de complaisance, Natacha n’a pas été mise en cause. Depuis elle a repris les affaires de son défunt mari et profite de sa fortune. Riche et bénéficiant de la double nationalité Belge et Française, et grâce à son mariage elle a également un eport Hollandais, elle est soupçonnée de trafic de stupéfiants entre la Hollande et le Maroc via la . Voyageant beaucoup, personne ne songe à vérifier d’où vient l’argent qu’elle dépense sans compter, jusqu’au jour
où elle perd un gros chargement à Nador, et que la fille de son plus important complice en ait été arrêtée. À partir de ce gros revers, elle réalise qu’elle va peut-être devoir affronter des difficultés. La capture de Ghalyah Boudjema risque de déclencher une enquête avec pour conséquences, des arrestations en cascade, et ce sera un jeu d’enfant pour les policiers de remonter jusqu’à elle. Alors elle panique et décide de saborder son réseau en gommant les pistes derrière elle, avant de disparaître définitivement sous d’autres cieux. Le premier, à en faire les frais, c’est Marouane Boudjema ; lui il la connaît, et si les flics le cuisinent un peu à la dure, méchant, mais aussi veule et lâche, il ne résistera pas longtemps à un interrogatoire musclé, il dira tout ce qu’il sait et les policiers finiront par la retrouver. C’est ainsi qu’avec l’aide de N’Bourama, elle va supprimer les uns après les autres, eurs, revendeurs, dealers et tous ceux susceptibles de donner des indications à la police. En ratissant très large en , elle espère effacer tous les indices et éliminer les témoins qui pourraient se montrer trop bavards. Son plan aurait pu fonctionner s’il elle n’avait commis une erreur : Delavenne. Elle l’avait chez elle, endormi sur son canapé, pratiquement au bout de son revolver, pourquoi a-t-elle choisi de l’épargner. Une faiblesse qui risque de lui coûter cher. Quand elle a su qu’il avait été arrêté et suspecté de meurtre, elle s’est affolée ; si les policiers le secouent un peu, il ne tiendra pas longtemps avant de déballer tout ce qu’il sait. Même s’il ne connaît pas grand-chose ni qui elle est vraiment, le danger est trop important pour prendre le moindre risque ; sa décision est prise, il faut l’éliminer. Lorsque Pierre-Loup a été remis en liberté, elle est allée à la boulangerie et elle a posé des questions, trop de questions, Roland a trouvé ça louche, cette femme est trop curieuse et il a fini par lui dire : « De toute façon, il n’est pas là, il est retourné au pays. » Alors elle a cherché, Natacha, et elle a fini par trouver l’adresse de La GrangeFerrière. Mais ce qu’elle n’avait pas prévu, c’est que l’Alceste les recevrait, elle et son gorille, avec un fusil. La rencontre n’ayant pas tourné à son avantage, elle a abandonné son plan se disant qu’après tout, Pierre-Loup n’est qu’un gamin, il ne sait rien et qu’il n’est au fond pas très dangereux pour sa sécurité, alors elle a pris le parti de fuir et le plus vite possible.
***
Au péage de Burnhaupt en Alsace sur l’autoroute A36, des gendarmes repèrent une voiture dont un feu arrière est brisé et surtout, l’homme assis à l’arrière qui remue beaucoup et n’a pas bouclé sa ceinture de sécurité. L’un des agents demande à la conductrice de se ranger à l’écart de la voie de circulation. Natacha fait mine d’obtempérer puis, brusquement, elle écrase l’accélérateur et fonce dans le vrombissement du V8 de la Mercedes en direction de l’Allemagne. Quelques minutes plus tard et lancé à très grande vitesse, la voiture traverse la banlieue de Mulhouse et parvient à la frontière allemande au moment où les douaniers, prévenus, par le peloton de gendarmerie de l’autoroute, s’apprêtent à mettre en place un barrage ; ils n’auront pas le temps. La voiture déboule en plein-phares à plus de deux cents kilomètres/heure, fonce sur les gendarmes qui s’écartent vivement pour ne pas être percutés, traverse le Rhin et prend la direction du Nord. Les douaniers avertissent la police allemande, une patrouille prend en chasse la voiture pour une course-poursuite de trente kilomètres. Sans doute à court de carburant, Natacha tente de quitter l’autobahn pour entrer dans Fribourg, là, une voiture de police est en travers de la bretelle de sortie. Surprise, elle donne un coup de volant pour l’éviter, la Mercedes dérape, part en tonneaux et s’enroule sur un pylône. Natacha Westendorp s’en sort grièvement blessée, mais en vie. Bari N’Bourama n’a pas eu cette chance, il est tué sur le coup.
***
Il est vingt-deux heures à La Grange-Ferrière, Alceste et Fulbert sont couchés. Muguette regarde la télévision. En réalité, elle est installée devant le poste, mais ne prête aucune attention à ce qui se e sur l’écran. Elle n’est pas rassurée, la mésaventure de l’Alceste ce matin, lui fait du souci : « Et s’ils en revenaient d’autres de ces viosses, maintenant, en pleine nuit, toute seule avec les hommes qui dorment, elle ferait quoi ? » Quelqu’un frappe à la porte, elle sursaute et ne peut retenir un cri de frayeur. Tremblant de tous ses membres, elle attend pétrifiée. Puis elle se dit que le chien n’a pas aboyé, c’est peut-être quelqu’un du pays qu’il connaît. Les coups
redoublent et une voix de femme chuchote derrière la porte : « Muguette ! C’est moi… Rose ! » Muguette affolée ouvre : « Rose ? Tu m’as fichu une de ces peurs. Quelle idée de venir si tard, j’allais justement me coucher. » Alceste, réveillé par le cri de la Muguette, sort de sa chambre : « Non de diou ! Qu’est-c’qui s’e ? C’est quoi tout c’raffut ? » En voyant Rose, il se précipite vers elle tout tremblant : « Ma petite Rose… qu’est-ce que tu fais là ? Qu’est-ce qu’il y a ? C’est encore le Pierre-Loup ? — Non Papy ! C’est pour vous que je suis venue. — Comment ça pour moi ? — J’ai appris ce qui s’est é ce matin… — Ah ! C’est que ça ! Tu m’as fait peur, j’ai cru qu’il était arrivé quelque chose au gosse… T’en fais pas, y a rien d’grave, je vais bien… — Comment ça rien de grave ? Ils auraient pu vous tuer. — Penses-tu ? J’les ai vus venir… j’les ai eus par surprise, ils croyaient me faire peur, mais je m’étais préparé. En me voyant tout vieux que je suis, le grand noir est arrivé tout mielleux, mais il me connaissait pas et il s’est pas méfié, et j’l’ai bien eu, je l’attendais avec du gros sel… Il voulait savoir où il était le PierreLoup, mais j’ai rien dit. Alors il s’est énervé, il voulait me tirer dessus, mais j’ai tiré avant lui dans ses jambes. Tu l’aurais vu décamper, j’ai jamais vu quelqu’un courir aussi vite. Après, j’ai doublé la charge, cette fois, il s’est pris une volée de gros sel dans l’derrière et il a sauté dans la bagnole sans demander son reste… — Il ne faut pas prendre ça à la légère papy, ce sont vraiment des méchants. — Oh ça, y a pas de risque qu’on les revoie de sitôt… Les gendarmes sont
és cet après-midi, et ils ont dit qu’ils avaient eu un accident en Allemagne. Il paraît que les flics allemands les ont coursés et que la femme qui conduisait a perdu les pédales et qu’elle s’est bousillée contre un poteau. Le gars, il est clamsé, et la greluche vaut guère mieux… — J’en ai eu des échos. Ils ont forcé deux barrages de gendarmerie, le Parquet de Belfort a été mis au courant. — Ça fait rien, intervient Muguette, moi je ne suis pas tranquille. Et il est où le Pierre-Loup ? Et qu’est qu’il a fait au juste ? — Il n’a rien fait de mal, Muguette, j’ai eu son avocat au téléphone avant de venir ici, et il m’a expliqué la situation. En gros, c’est en voulant échapper à des malfaiteurs qu’il s’est retrouvé par hasard avec des gens encore moins recommandables. Il s’agirait de malfrats très impliqués dans un gros trafic de drogue, et celle qui conduisait la voiture de ce matin et que vous avez reçu à coups de fusil, Papy, serait ni plus ni moins que la tête du réseau. Il semblerait aussi que ce soit elle qui organise les voyages entre le Maroc, la et la Hollande. — Tu veux dire que c’est c’te bonne femme qu’aurait fait emprisonner le PierreLoup ? — Pas directement, c’est elle la commanditaire, et si la procureur a mis PierreLoup en garde à vue, c’est aussi pour le protéger. — Ah ben ça c’est la meilleure, s’écrit Alceste, quand je pense qu’elle était là… à moins de dix mètres… Si j’avais su ça, et comment que j’te l’aurais fait sortir de sa bagnole pour lui saler les fesses. — Rassurez-vous, après ce qui lui est arrivé, elle est plus très fraîche maintenant. Là où elle est, quand elle en sortira, ce sera pour aller en prison ou alors les pieds devant. — Eh ben tant mieux ! Et elle peut bien clamser que j’vais pas la plaindre c’te viosse. Tenez Muguette, ça s’arrose, faites-nous un café. Rose, mets-toi assis, je vais chercher le r’montant. » Et tandis que Muguette prépare la cafetière, Alceste revient de la cave avec une bouteille toute poussiéreuse :
« Celle-là c’est d’la bonne, d’la quetsche, j’la gardais pour une grande occasion… — On va pas boire tout ça ce soir Alceste… — Non Muguette, mais je pense qu’on va avoir encore d’autres occasions, et d’ici pas longtemps… — Vous pensez à quoi papy ? — Ben, je pense que not’ Pierre-Loup, on va peut-être pas tarder à l’voir rappliquer ici… — Qu’est-ce qui vous fait dire ça ? — Mon flair de chasseur ma petite, et jusqu’à aujourd’hui, il m’a rarement trompé ; un gibier aux abois revient presque toujours là où il sait qu’il a mis le nez dehors pour la première fois. — Si vous pouviez dire vrai ! — T’en fais pas Rose, lui dit Muguette, l’Alceste est ce qu’il est mais c’est un fin chasseur, et s’il te dit que le Pierre-Loup va rentrer au pays, tu peux le croire… — Oui mais quand ? — Je n’en sais rien ma petite Rose, lui dit Alceste, Dans quelques semaines ou quelques mois, parce que tu sais… quand on vient au monde à l’ombre du Lomont, où qu’on aille après, on finit toujours par y revenir un jour. » Rose n’en peut plus, elle ne peut retenir ses larmes. Muguette la console dans ses bras.
***
À Bobigny, dans le bureau de Madame la Procureur, le Capitaine Bettinelli est
au rapport : « Capitaine, où en sommes-nous ? — L’affaire du meurtre est en e d’être bouclée, vous aurez mon rapport demain matin, et pour ce qui est de l’enquête sur la filière hollando-marocaine, on a encore des choses à vérifier, mais comme la plupart des protagonistes sont désormais hors circuit, il ne nous reste que Westendorp toujours sur son lit d’hôpital en Allemagne, et comme elle n’est pas sûre d’en sortir vivante… — Autant dire que ça va être difficile de la ramener en … — D’autant plus que la justice hollandaise la réclame aussi. — Et Delavenne, dans tout ça, il devient quoi ? — À part les dépositions douteuses des deux truands à la petite semaine, on a rien de sûr contre lui, et si vous voulez mon avis, il a plus l’air d’un pigeon que d’un prédateur. — En somme, vous me demandez de le relâcher ? — Oui Madame la Procureur ! Peut-être, au pire, sous contrôle judiciaire pour le garder sous la main… — Ce ne sera pas nécessaire capitaine… — Et s’il quitte Pantin ? — Pour aller où ? En Franche-Comté ? — Par exemple ! — Écoutez capitaine, le Procureur de Montbéliard m’a envoyé le rapport du commandant Bôlle-Faysault de la gendarmerie de… de Pont de Roide dans le Doubs, celui-là même qui a enquêté à la suite de l’agression dont a été victime le grand-père de Pierre-Loup. La façon dont le vieil homme s’est débarrassé de N’Bourama en les mettant en fuite, Westendorp et lui, ne mérite peut-être pas une médaille mais pour le moins un tableau d’honneur. Le héros du jour s’appelle Alceste Delavenne, le grand-père de Pierre-Loup et accessoirement
champion de tir au gros sel. Eh bien croyez-moi capitaine, avec un garde du corps comme ça, le jeune Delavenne sera bien plus en sécurité là-bas qu’ici. Lisez-moi ce rapport, vous verrez, c’est un petit bijou. »
Troisième partie
À l’ombre du Lomont
15
Tant qu’on n’a pas déé le point de non-retour, il est toujours temps de faire machine arrière. Il suffit quelquefois d’un éclair de lucidité pour se rendre compte de ce qu’on a raté et de décider une bonne fois pour toutes de revenir au point de départ afin de repartir du bon pied.
Dix mois sont és. À Pantin, un antiquaire parisien a été braqué. L’homme, en tentant de se défendre, a été pris à partie par les malfrats qui l’ont roué de coups et laissé pour mort. Des tableaux et des bijoux anciens ont été dérobés, le premier constat porte sur un vol estimé à près de cent mille euros. Grièvement blessé, l’antiquaire est à l’hôpital, il n’est pas au mieux et son pronostic vital est engagé. La police a arrêté un suspect, un amateur qui s’est fait pincer dès qu’il a essayé d’écouler une partie de son butin. Comme par hasard, il se dit ami et complice de Delavenne. Les traces relevées par la police scientifique prouvent qu’ils étaient deux. Bousculé par les enquêteurs, le suspect n’a pas tenu longtemps, et pour tenter de minimiser sa responsabilité, il s’est empressé de charger Pierre-Loup comme l’instigateur du braquage. Au Commissariat de Pantin, en salle d’interrogatoire, le capitaine Bettinelli vient d’entreprendre Pierre-Loup, arrêté chez lui le matin même : « Pierre-Loup Delavenne… Encore toi ! On dirait que tu te plais chez nous. Tu ne le sais peut-être pas, mais il y a une autre façon de rentrer dans la maison… Tu fais l’école de police et en plus, tu seras payé, pas beaucoup au début, mais si tu décides de faire carrière… Bon ! Trêve de plaisanterie… tu étais où et tu faisais quoi samedi dernier entre 23 heures et minuit ? — Ben… je dormais… — Tu dormais… décidément, tu dors beaucoup, et surtout, tu manques cruellement d’imagination, tu aurais pu trouver autre chose. Seulement cette fois-ci ça ne prend pas, ton père nous a dit que tu étais rentré vers une heure !
— Je vous dis que je dormais… mais pas chez-moi, dans ma voiture. — Dans ta voiture ? — Enfin… celle de mon père. J’ai é la soirée avec des copains dans un bistrot et comme j’avais beaucoup bu, à dix heures je me suis fait jeter dehors par le barman, il ne voulait plus me servir… Vous pouvez vérifier. — On va le faire, mais ce qui m’intéresse c’est ce que tu as fait après ? — Je me suis d’abord assis au volant, mais après réflexion, je suis é à l’arrière et je me suis allongé sur les sièges, le temps de dessaouler un peu, je voulais pas que mon père me voie dans cet état. À une heure du matin, je me suis réveillé, ça allait un peu mieux, alors je suis rentré chez-moi. — Et tu t’imagines peut-être que je vais gober ton histoire ? — Je vous jure que c’est vrai ! — Écoute petit… un homme est en ce moment sur un lit d’hôpital entre la vie et la mort, alors si tu ne veux pas en prendre pour quinze ans ou peut-être plus, tu vas devoir être plus convaincant. — Mais puisse que je vous dis que j’ai rien fais… c’est pas moi. — Moi je ne demande qu’à te croire, seulement… sans témoins… ton histoire de cuite et de dodo dans l’auto ne tiendra pas longtemps devant un juge… et sans alibi plus solide, tu risques fort de er quelques longues années en prison. Mais ça ne devrait pas te déranger plus que ça… la prison… tu connais déjà. » Pierre-Loup s’affaisse sur sa chaise, deux larmes coulent sur ses joues ; hébété, il répète : « C’est pas moi… » Le capitaine réfléchit longuement, après tout ce qui lui est déjà arrivé, il n’imagine pas Pierre-Loup monter une telle opération, ça ne lui ressemble pas. Alors il appelle la procureur qui lui suggère d’organiser une confrontation. Elle aura lieu en début d’après-midi.
***
L’homme menotté, qu’un policier introduit dans la salle d’interrogatoire, observe curieusement Pierre-Loup affalé sur sa chaise le regard lourd d’inquiétude. La première question du capitaine au suspect est brève : « Alors, tu maintiens que c’est lui ton complice, dit-il en désignant PierreLoup ? » La réponse est tout aussi brève : « C’est qui, lui ? — Tu veux dire que tu ne le connais pas ? — J’l’ai jamais vu ! — Tu te fiches de moi ? — J’vous jure que j’connais pas ce mec. — Alors je te le présente, il s’appelle Pierre-Loup Delavenne ! — C’est pas celui que j’connais ! — Donc tu prétends qu’il y en a un autre ? — J’en sais rien moi ! Il m’a dit qu’il s’appelait Pierre-Loup Delavenne… j’lui ai pas demandé sa carte d’identité. — T’es sûr que c’est pas lui ? — Certain ! L’autre est plus grand, plus vieux, avec les cheveux gris et il a des lunettes, il est myope comme une taupe. » Le lendemain, la procureur confirme à Pierre-Loup que plus rien ne permet de prouver sa présence sur les lieux, et qu’en l’absence d’éléments nouveaux, les poursuites contre lui sont abandonnées.
Quelques jours plus tard, on apprendra dans le même temps, que l’antiquaire est décédé des suites de ses blessures, et que le portrait-robot établit grâce aux indications du suspect, a permis à la police d’arrêter le deuxième homme qui logeait chez une prostituée à cinquante mètres de la boulangerie Delavenne. Un certain Victor Bourassaud, quarante-huit ans ; un délinquant multirécidiviste, plusieurs fois condamné, spécialisé dans le braquage de commerçants et accessoirement proxénète. Mis en examen pour usurpation d’identité, attaque à main armée et meurtre, son arrestation innocente définitivement Pierre-Loup.
***
En sortant du commissariat, il rentre chez lui à pied. Son père l’attend, il est furieux : « Décidément, tu ne peux pas t’empêcher de faire des conneries, tout le quartier est au courant que tu t’es encore fait embarquer par la police, et en plus, devant les clients, et maintenant, ils posent des questions… Comme publicité, c’est réussi, tu ne trouves pas ? — Papa… je t’assure que j’y suis pour rien, d’ailleurs, j’ai été mis hors de cause et ils m’ont relâché. — Oui mais, en attendant, tu viens encore de er vingt-quatre heures en garde à vue, on e pour qui nous… hein ? — Qu’est-ce que j’y peux moi, si les gens racontent n’importe quoi ? — Oh ce n’est pas n’importe quoi, ils sont bien renseignés, crois-moi, et les conséquences se font déjà sentir, depuis ce matin, on a moins de clients, le chiffre baisse. On va sans doute devoir jeter des invendus… et tout ça à cause de tes frasques nocturnes. — C’est pas de ma faute si les gens sont cons. — Je t’interdis d’insulter les clients, on a mis des années à construire notre commerce, et tu es en train de tout foutre en l’air. Mais je te préviens, ça ne se
era pas comme ça, j’en ai plus que marre de toi, demain, tu fais ta valise et tu te casses. — Tu veux que je parte, eh bien je m’en vais tout de suite… Embrasse Maman pour moi, dis-lui que je l’appellerai ; adieu Papa ! — Tu vas où ? — Au diable ! C’est bien là que tu m’envoies ? » Puis il monte vivement dans sa chambre, récupère un peu d’argent caché dans les pages d’un dictionnaire, puis il redescend précipitamment et sort en claquant la porte. Un instant, il pense aller retrouver Céline à Montreuil, à cette heure, elle doit être au boulot. Dans le métro, il réfléchit, que va-t-il lui dire ? Ils n’ont jamais vraiment rompu, simplement leur idylle s’est effilochée au fil du temps, ils sont juste devenus de bons amis et se sont vus moins souvent.
***
Devant le magasin de fleurs, il hésite, elle est là, occupée à servir une cliente. Il l’observe un moment, elle est dos à la rue et subitement… cette silhouette le trouble, se confond avec celle de Rose. Alors, il prend ses jambes à son cou et s’enfuit. Il court jusqu’à perdre haleine, et quand il ne peut plus courir, il s’assied sur un banc et sanglote. Qu’est-ce qu’il lui arrive ? Hier encore, il avait une famille, un travail, et maintenant, il est là à chialer parce qu’il a peut-être trop tiré sur la corde. Il se croyait plus malin que les autres, il ne voulait pas rentrer dans un système sclérosé défini une fois pour toutes, et qu’on allait lui imposer. Il ne voulait pas d’une existence qu’il n’aurait pas choisie, et maintenant, la vie dont il rêvait se détourne de lui et s’éloigne. Puis il se reprend, erre dans les rues, il se retourne, une fois, deux fois, il a l’impression d’être suivi. Alors il court, encore et encore. Épuisé, il ralentit,
s’arrête devant les vitrines qu’il utilise comme rétroviseurs, toujours cette impression que quelqu’un le suit. Il se reprend à nouveau, change de méthode ; il fait du métro, descend au hasard et remonte dans le wagon juste avant la fermeture des portes. Il change de ligne, la 7, puis la 9. Sur la ligne 5 enfin, celle qui mène à Bobigny et qu’il connaît bien. Sans réfléchir, il sort à la station Gare de l’Est, grimpe en courant les escaliers et se retrouve sur les quais les bras ballants. Un coup de sifflet strident le ramène à la réalité, plus le temps d’atermoyer, le Paris/Bâle est sur le point de partir. Pas le temps non plus de prendre un billet, le convoi démarre, il court, le contrôleur lui tend la main, l’aide à monter et lui dit : « Il était temps ! — Merci monsieur, mais… je n’ai pas eu le temps de prendre mon billet. — Ce n’est pas grave jeune homme, je vais vous le faire, vous allez où ? — À Montbéliard ! » Le contrôleur jette furtivement un regard soupçonneux à ce ager qui part si loin et sans bagage, mais il se dit après tout, qu’il n’ait pas de bagage ça ne le regarde pas. Pierre-Loup paye son billet et avance dans les voitures à la recherche d’une place. Confortablement installé et tandis que le train prend de la vitesse, il se dit qu’un petit voyage au pays va lui permettre de se ressourcer. Il ne sait pas encore qu’il ne reviendra plus ; parti sur un coup de tête, il quitte définitivement ce milieu où il avait longtemps espéré trouver une vie heureuse, mais qui au fond ne lui a apporté que déboires et désillusions. Amer, il regarde au-dehors défiler la banlieue. Au loin, la lumière rouge qui brille nuit et jour en haut du mât planté sur le toit de la Préfecture de SeineSaint-Denis lui rappelle ses escapades à Bobigny, à la Cité de l’Étoile. C’est là que sa dérive a commencé, il y a déjà quatre ans ; quatre années de galère et d’espoirs déçus. Puis peu à peu, les tours des cités HLM disparaissent, ce sont maintenant des pavillons, des zones industrielles et commerciales, puis la campagne. Des champs et des pâtures, des vaches paissent et ça lui rappelle La Grange-Ferrière, son grand-père et le bois derrière la ferme. Alors, bercé par le ronronnement des roues sur les rails et le léger balancement du train, le visage de Rose enfant lui vient en songe : « Ils ont six ans tous les deux, allongés sur le
dos côte à côte à même le sol dans la clairière, silencieusement, ils écoutent la nature, la faune qui s’est habituée à leur présence. Le pivert cesse de marteler son arbre, encore quelques minutes et il va venir. Un bruit d’ailes, un arbuste qui bouge et il est là, il les regarde entre les feuilles du jeune acacia sur lequel il s’est posé, et il les reconnaît. Alors, venus de nulle part et de partout à la fois, les autres habitants du bois apparaissent petit à petit, certains s’approchent plus près. Ensemble, les deux enfants ouvrent lentement leurs mains remplies de graines et de miettes de pain. Pour tout ce que le bois compte de ereaux : moineaux, chardonnerets, bouvreuils, rouges-gorges, c’est le signal. Certains s’approchent en sautillant tandis que d’autres les survolent en chapardant au age un grain de blé ou d’orge, une miette de pain. Et puis arrive ici le craintif lapin de garenne, et là, la farouche belette. Ces petits rendez-vous avec leurs amis du bois font partie de leurs jeux favoris, jamais ils n’oublieront ce privilégié avec ces bêtes dites sauvages qui leur mangent dans la main. Dans cette petite trouée verte qu’ils se sont appropriée, c’est leur monde à eux, c’est là, dans ce coin de nature bucolique que, quelques années plus tard, ils se sont échangé leur premier serment, celui de toujours être là l’un pour l’autre en toutes circonstances, et quoi qu’il arrive. » « Monsieur ! Monsieur ! » Pierre-Loup sursaute, le contrôleur vient de le secouer doucement pour le réveiller : « Monsieur, nous sommes arrivés à Belfort, vous n’avez que cinq minutes pour attraper la correspondance de Montbéliard ! » Il remercie, quitte sa banquette, court, saute vivement sur le quai et va s’installer sur une autre banquette du Strasbourg/Lyon qui s’apprête à partir. Pendant le court trajet entre Belfort et Montbéliard, il se demande pourquoi il est là, dans ce train, et surtout comment va se er son arrivée à La Grange-Ferrière. Personne n’est prévenu. Et ensuite que va-t-il faire ? Où trouver du travail ? À part son CAP de boulanger qu’il a obtenu avec difficulté, et quelques connaissances en cuisine et pâtisserie, il ne sait pas faire grand-chose.
***
La ferme paraît bien calme, Pierre-Loup a une drôle d’impression. En arrivant, il n’a pas vu les bêtes au Fulbert, et le chien n’est pas venu à sa rencontre ; la niche est vide et la chaîne traîne au sol. Dans les champs, plus de patates, ni de blé ni d’avoine, mais du maïs, que du maïs. L’écurie est déserte, la jument n’est pas là et l’étable paraît abandonnée. Sur son fauteuil, le grand-père somnole et sursaute en entendant entrer PierreLoup : « Ah, mon garçon… c’est toi ! Tu m’as fait peur. Approche, prends une chaise et mets-toi assis. — Bonjour Papy ! — Bonjour mon garçon ! Comment se fait-il que tu sois là à cette heure-ci ? — J’avais envie de te revoir. — Ne me raconte pas d’histoire, si tu es revenu c’est qu’il s’est é quelque chose… » Pierre-Loup ne répond pas, le grand-père insiste : « Ne me dis pas que tu as encore fait une connerie ? — Non Papy, je te jure que je n’ai rien fait de mal, c’est mon père… il m’a fichu à la porte ! — Eh bien vois-tu, j’le savais, mais je voulais te l’entendre dire, et je t’attendais… Ton père m’a appelé tout à l’heure pour me dire que tu allais arriver sans doute avant ce soir. Il t’a mis dehors parce que c’est le seul moyen qu’il a trouvé pour que tu quittes Pantin. À force de faire des tours de con, ça devait arriver un jour, non ? — Comment il a deviné que j’allais venir ici ? — Il t’a fait suivre, et c’est comme ça qu’il a su que tu avais pris le train de Belfort. — Papy, je ne sais plus où aller.
— Tes bons copains parisiens ne peuvent donc rien faire pour toi ? — Ceux-là… je ne veux plus les voir. C’est justement pour les fuir que je suis revenu. — Et tu as bien fait… mais je te préviens, si tu veux rester chez moi, il va falloir te tenir à carreau et travailler ; j’ai pas l’habitude de nourrir des fainéants, pas même si c’est mon petit-fils. — Merci Papy ! — Oh, ne me remercie pas, je ne fais que mon devoir. Tu pourras rester ici le temps qu’il te faudra, mais dis-toi bien que je t’aurai à l’œil, à la moindre bêtise… — Ça n’arrivera pas, je te le promets. Mais dis-moi, où sont tonton Fulbert et tante Muguette ? — Ah, mon pauvre… il n’y a pas qu’à Paris qu’il se e des choses, la Muguette a fichu l’camp. — Tante Muguette a quitté tonton ? — Il y a bientôt huit mois que ça lui a pris le feu au derrière et qu’elle s’est entichée d’un quêquet de Sainte-Ursanne un peu coincé et qui parle pointu. Un jour, elle a pris ses affûtiaux et tout son fourbi de bonne femme et elle est partie en Suisse. Le Fulbert n’a plus eu le goût à la ferme, il s’est embauché à la Peuge. — C’est pour ça qu’il n’y a plus de bêtes ? — Cet idiot a tout vendu et le chien est mort. Il ne me reste que les poules et les lapins, alors j’ai loué les terres au Francis Rémonnay. Il aurait voulu les acheter, mais si je les vends, il me restera quoi ? — Tu crois que je pourrais moi aussi rentrer chez Peugeot ? — Ça dépend ! À part faire enrager tes parents, qu’est-ce que tu sais faire ? — J’ai un CAP de boulanger !
— C’est déjà pas mal, mais à l’usine, ça ne te servira pas à grand-chose. Le mieux c’est que tu ailles à l’ANPE et que tu expliques ton cas. » Le lendemain et les jours suivants, Pierre-Loup essaie de trouver un rythme de vie ; le matin, il épluche les petites annonces sur le journal, puis il se rend à Montbéliard pour chercher du travail dans des agences intérims. L’après-midi, il aide son grand-père à la vaisselle et à mettre un peu d’ordre dans la maison. Puis il sort et s’isole pour cogiter. Heureux d’avoir retrouvé sa campagne comtoise, il s’immerge dans cet univers champêtre qu’il redécouvre. Il ne sait pas encore comment il va s’y prendre, mais ce dont il est certain, c’est que c’est là qu’il veut vivre désormais, parce que c’est ici que sont ses racines, et il ne doute pas un seul instant qu’il va réussir. Il est conscient que cela va prendre du temps, mais maintenant il s’en fiche, du temps, il en a. La nature enseigne aux hommes la patience et à être constamment à son écoute pour faire les choses lorsque c’est le moment de les faire ; ni avant ni après.
***
Rose est venue faire une petite visite à ses parents après son travail et elle est une nouvelle fois en colère, elle vient d’apprendre par hasard que Pierre-Loup est de retour au pays. Elle harangue ses parents : « Non mais vous vous en rendez compte, Pierre-Loup est rentré depuis trois jours, tout Clairvallon est au courant et vous ne m’avez rien dit ! — On ne t’a rien dit parce qu’on pense que moins tu le verras et mieux ce sera pour toi. — Comment pouvez-vous savoir ce qui est bon ou pas bon pour moi ? Je ne suis plus une gamine, vous n’avez plus le droit de vous immiscer dans le choix de mes fréquentations. » Exaspérée par l’attitude de ses parents, elle sort en claquant la porte. Par la charrière, la tête dans les épaules et les poings serrés au fond de ses poches, en bougonnant, elle se dirige d’un pas rapide vers la ferme. Comme à son habitude, elle entre en coup de vent et, sans même un bonjour pour l’Alceste et le Fulbert,
elle hurle : « Où est-il ? » Fulbert est effaré, il a beau connaître Rose et ses colères, cette fois, il a vraiment peur. Alceste s’efforce de rester calme, lui aussi, il la connaît bien la Rose et il sait comment faire tomber son courroux : « Bonjour ma petite Rose… tu ne viens pas embrasser ton vieux papy aujourd’hui ? ». L’effet est immédiat, elle retrouve instantanément son visage de jeune fille sage, elle sourit à son grand-père d’adoption et s’approche du fauteuil où il lui tend les bras et la joue : « Bonjour papy, bonjour Fulbert, excusez-moi… je suis un peu énervée. — Maintenant que tu es calmée, explique-nous ce qui te met dans cet état ? — Je viens seulement d’apprendre que Pierre-Loup est chez vous depuis plusieurs jours. Comme tout le village, mes parents le savaient et ils ne m’ont rien dit. — Comment tu l’as appris alors ? — Tout à l’heure, je suis é chez Rémonnay remettre un document que le Francis m’avait demandé de lui rapporter du tribunal la semaine dernière, et il m’a dit qu’il avait aperçu Pierre-Loup hier. Dites-moi, pourquoi il est là ? Qu’est-ce qu’il a fait ? — Il a encore eu quelques soucis à Pantin mais ça s’est vite arrangé, par contre, pour le Roland c’en était trop, il l’a fichu à la porte, alors il est revenu ici, et il a bien fait. — Il faut que je le voie avant qu’il reparte. — Oh pour ça, tu n’as pas à t’inquiéter pas, il ne repartira pas. — Il va rester chez vous pour toujours ? — Chez-moi, je ne sais pas, mais ce qui est sûr c’est que pour lui, Paris c’est fini… il ne fera plus jamais le guignol à Pantin. » Rose rit de bon cœur du bon mot de l’Alceste, une boutade qui lui fait retrouver
sa bonne humeur : « Et maintenant, il est où ? Et il compte faire quoi ? — Oh, tu sais, après ce qu’il a vécu, c’est pas facile pour lui. Tout le monde sait ce qu’il a fait ; ses conneries, la drogue, la prison, tout ça… certains le regardent parfois d’un drôle d’air, et beaucoup de gens sont inquiets. Il se lève tôt et me donne des petits coups de main, il cherche du travail, et l’après-midi, il s’en va et ne rentre des fois qu’à la tombée de la nuit. — Et aujourd’hui, il ne vous a pas dit où il allait ? — Non ! Mais j’en ai quand même une petite idée… pas toi ? » Rose a compris. Elle sort en courant et se dirige vers le bois. Fulbert regarde son père : « Je ne suis pas sûr que ce soit une bonne idée. Le gosse a surtout besoin d’être seul, tu ne crois pas ? Maintenant, elle va faire quoi ? Ils vont se disputer, elle va se mettre en colère et il va repartir Dieu sait où… — Ses parents l’ont un peu poussé pour qu’il revienne ici, c’est vrai qu’il est seul, mais s’il y a quelqu’un au monde qui peut l’aider à sortir de son isolement social et surtout moral, c’est bien la Rose. Elle est la seule personne en qui il ait vraiment confiance. Ils ont été élevés comme frère et sœur, ça crée des liens si solides que ni la distance ni les épreuves ne peuvent en venir à bout. » Fulbert reste pensif, il n’y croit pas, Rose est trop imprévisible et ils sont tellement différents. Bien sûr aujourd’hui, ce sont des adultes, mais Pierre-Loup n’a pas de situation stable, tandis que Rose est bien intégrée dans la société. Elle a des amis, des relations influentes et des revenus qui lui permettent de vivre en toute indépendance. Bref, il ne pense pas qu’elle va risquer son avenir avec Pierre-Loup qui lui, a fait la preuve de son incapacité à sortir définitivement de l’adolescence. Vers dix-neuf heures, Ginette Petitcollin arrive à la ferme, elle est inquiète pour sa fille qui a quitté la maison en début d’après-midi et depuis, elle n’a plus de nouvelles : « Elle est partie en colère comme d’habitude. On pense qu’elle essaie de rentrer en avec Pierre-Loup, mais personne ne les a vus, et comme elle n’a pas pris son téléphone, je ne peux même pas la dre… » Fulbert ne dit rien, il laisse son père trouver la seule réponse qui soit pour rassurer la mère de Rose et protéger Pierre-Loup d’une volée de remontrances. Alceste commence par un petit mensonge :
« Ginette, je comprends votre inquiétude et je ne vais pas vous raconter d’histoire, moi non plus je ne sais pas où ils sont, mais ce dont je suis sûr, c’est que, où qu’ils soient, ils sont ensemble et je pense que tout va bien, sinon votre fille serait depuis longtemps rentrée chez vous. — Qu’est-ce qui vous fait penser qu’ils se sont retrouvés ? — Parce qu’ils sont si proches par leur vécu que c’était prévisible qu’ils chercheraient à se rapprocher un jour ou l’autre. — Alors ! Qu’est-ce qu’on peut faire ? — Rien d’autre qu’attendre et leur faire confiance… Ils sont adultes et pas idiots, et nous, quoi qu’on tente de faire, on a neuf chances sur dix de taper à côté… Si l’amitié a besoin de partage, les rapports entre un homme et une femme se nourrissent souvent de mystères ; la part d’ombre attire autant que la clarté. » Ginette est anxieuse, Alceste, lui, a de bonnes raisons d’être confiant. Lorsque Roland et Louise ont décidé de partir à Pantin, il y a plus de douze ans maintenant, entre autres inquiétudes, il craignait pour son petit-fils. Coupé brutalement de ses racines et lâché dans la ville de tous les dangers, sans les codes et les bons repères pour se diriger, la bride sur le cou et poussé par les mauvais vents, il allait fatalement dériver. Par la suite, les événements lui ont donné raison. Depuis qu’il est revenu, Pierre-Loup n’a de cesse de retrouver ses racines. À La Grange-Ferrière d’abord, et maintenant Rose, il en est sûr Alceste, la boucle se referme, et pour le gosse, le long épisode parisien est définitivement clos. Un ange e. Chacun essaie de deviner ce que pensent les autres. Après un long et pesant silence, Alceste reprend la main et propose une diversion afin de dédramatiser la situation : « Puisse que vous êtes là, prenez donc une chaise et mettez-vous assis, on va se prendre un petit apéro. Fulbert, sors donc le Pont… Madame Petitcollin, un p’tit Pont ça vous va ? — Ça me va ! » Fulbert sert, ils trinquent, mais l’ambiance n’y est pas, Ginette a le regard dans le vague, Alceste s’inquiète :
« Voyons Ginette, à vous voir toute tourneboulée ça me fait de la peine, ditesnous ce qui vous tracasse ? — Il y a que je ne suis pas rassurée… Pour tout vous dire, je suis très inquiète pour Rose, avec tout ce qu’on entend sur Pierre-Loup, j’ai peur qu’il lui fasse du mal ou qu’il essaie de l’entraîner dans ses histoires malsaines. — Je vous comprends, mais vous savez, on a dit pas mal de choses sur mon petit-fils, certaines sont vraies, mais beaucoup sont des affabulations. Pourtant, je peux vous assurer que ce n’est pas un bandit, et s’il devait faire du tort à quelqu’un, c’est sûrement pas à Rose qu’il s’en prendrait, au contraire. Vous êtes bien placée pour savoir que votre fille n’a pas le caractère à se laisser entraîner là où elle ne veut pas aller. — Ça, c’est sûr ! — Alors, encore une fois faites leur confiance… Vous verrez, ils vont revenir en ayant réglé tous les problèmes qu’ils vivent, toutes les situations auxquelles ils ont été et sont encore confrontés. Parce qu’ils ont beau être adultes, ils ont encore beaucoup à apprendre de la vie, et ne vous faites pas d’illusions, ils vont encore partager beaucoup de choses ensemble et ça ne sera pas facile tous les jours pour eux… Souvenez-vous du moment de leurs naissantes. Avec la Louise, vous vous réjouissiez de les voir grandir et s’épanouir ensemble… Eh bien, aujourd’hui ils sont grands, même s’ils ont suivi des chemins différents, ils se sont retrouvés et ils sont en train de prendre un nouveau départ. Alors, laissonsles faire, et laissons faire le temps ; malgré les apparences, ils peuvent encore nous surprendre. » Sans s’en rendre compte, Ginette a nerveusement vidé son verre cul sec, et elle s’en est laissée verser un deuxième bien tassé. L’alcool aidant, un brin guillerette, elle finit par se dérider : « Eh bien Alceste… je croyais vous connaître, mais je vois que vous n’êtes pas l’ours mal léché que votre réputation pourrait laisser croire. — Je l’ai été Ginette, et puis j’ai rencontré Rose un jour où elle était un peu au fond du trou. Désemparée, ne sachant plus quoi faire, elle s’est confiée à moi et je l’ai aidée à remonter à la surface. Et j’ai aussi vu mon petit-fils qui partait à la dérive, ça m’a ramené sur terre et j’ai vu la vie autrement. Je sais aussi que je ne vivrai pas encore bien des années, alors je me suis dit que je pouvais encore faire
quelque chose pour eux, essayer de rattraper les insuffisances et les maladresses de leurs parents, surtout pour l’Pierre-Loup. Le Roland et la Louise ont réussi dans leurs affaires et j’en suis très heureux, mais ils ont négligé l’essentiel : l’éducation de leur fils. Un adolescent déraciné et livré à lui-même à la capitale, ça ne pouvait pas finir autrement. — Pourtant, Gilbert et moi, on a essayé de donner le maximum à Rose, on a tout fait pour qu’elle ne manque de rien. — Même le maximum, parfois, ça peut être insuffisant. Je ne vous blâme pas en particulier, dans tout ce qui s’est é, nous avons tous notre plus ou moins bonne part de reproches à nous faire… » La porte s’ouvre, Pierre-Loup entre suivi de Rose tout étonnée de voir sa mère attablée : « Maman ! Qu’est-ce que tu fais-là ? — J’étais inquiète pour toi ma fille ? — Mais maman, je ne risquais rien… j’étais avec Pierre-Loup ! » Elle a répondu à sa mère comme si sa question n’avait pas lieu d’être, comme si c’était une évidence qu’avec Pierre-Loup elle était en sécurité. Ginette se tourne alors vers Alceste qui répond malicieusement à son regard interrogateur d’un clin d’œil complice. Car il n’est pas dupe, si la mère de Rose n’a rien remarqué, lui, il les a vus par la fenêtre quand ils sont sortis du bois, la main dans la main comme quand ils étaient petits. Mais ce ne sont plus des enfants, et leur innocent comportement d’alors n’a plus la même signification avec celui d’aujourd’hui. Et puis le regard de Rose quand il se pose sur PierreLoup a maintenant une inclination qui ne trompe pas ; quelque chose en eux a changé, ils viennent de franchir une étape dans leur relation, un changement profond et irréversible.
***
Que s’est-il é dans le bois ? Rose n’a pas eu à chercher très longtemps, elle savait où le retrouver son Pilou. Dans leur petite clairière secrète, assis à même le sol, le dos appuyé sur le tronc d’un arbre, il l’attendait. Depuis son retour, il est venu tous les après-midi, certain qu’elle viendrait le redre un jour ou l’autre, ici et pas ailleurs. Il ne pouvait pas imaginer un seul instant qu’il puisse ne pas la revoir. Et aussi, il se languissait de la retrouver autant qu’il craignait d’elle une réaction colérique. Et puis il avait entendu le bruissement de ses pas rapides dans les feuilles du sous-bois, il savait que ce ne pouvait être qu’elle, et lorsqu’elle a déboulé dans la clairière, elle avait couru les derniers mètres pour le redre quand il s’était levé en la voyant. Il avait tendu sa joue pour le bisou habituel, mais elle lui avait pris la bouche pour un vrai baiser d’amoureuse, en lui tenant la tête à deux mains ; un baiser fougueux, interminable et ionné. Longtemps, ils se sont parlé, une discussion où se mêlaient aux souvenirs, des confidences tendres ou douloureuses, des fous rires et des larmes, des reproches et des mots d’amour ponctués de caresses et de baisers doux ou ardents. Alors, la nature ayant ses raisons que la raison ignore, sur un tapis de mousse et de feuilles sèches, c’est ce jour-là que les amis de naguère sont devenus amants.
16
Certaines légendes populaires ont ceci de bon ; tant qu’on y croit, elles nous permettent de continuer à aller de l’avant.
Depuis toujours, le bruit court selon lequel un magot serait caché à Clairvallon ou dans les environs, « le magot du Général », et cette rumeur revient épisodiquement chatouiller les convoitises. Un document aurait été trouvé et ferait état d’une cassette apportée par un homme qui serait venu se faire engager comme valet de ferme, paraît-il, pour échapper à des brigands qui en voulaient à l’argent que son maître lui avait chargé de mettre en sécurité, et il serait mort quelques jours plus tard après avoir caché la précieuse cassette. Le document en question, une feuille de papier chiffonnée et très endommagée, un brouillon manuscrit daté du 18 juin sans qu’il soit précisé l’année. Tout le monde a fait le rapprochement avec la guerre et le fameux appel du Général De Gaulle à Londres en 1940, et depuis, La Grange-Ferrière où aurait pu être logé l’homme a été fouillée de fond en comble, ainsi que les dépendances, et même le jardin et les terres alentour, et on n’a rien trouvé. Alors les gens de Clairvallon se sont mis à chercher chez eux pensant naïvement que l’homme aurait pu, à la faveur d’une visite, dissimuler sa chère cassette quelque part dans leur maison. Qu’y a-t-il de vrai dans tous ces commérages ? Sûrement peu de choses, quelques bribes sans doute déformées au fil des ans. Mais pour Alceste, quelque chose n’est pas clair. Si ce magot existe, comment se peut-il que personne ne l’ait encore trouvé ? Ce qu’un homme a dissimulé, un autre homme doit logiquement pouvoir le dénicher. En 1940, il n’était plus un enfant et il n’a jamais entendu parler d’un homme de age qui aurait été logé dans les piaules des commis. Par acquit de conscience et pour en avoir le cœur net, lui aussi, il a fouillé sa maison, et comme tous les autres villageois, il n’a rien trouvé. Alors, un jour, il se rend à la mairie pour consulter le registre d’état civil de l’année 1940. À la date du 18 juin et les jours suivants, pas la moindre trace du décès de quelqu’un étranger au pays. La secrétaire de mairie qui connaît bien l’Alceste et son anticléricalisme, avec un petit sourire narquois lui conseille
d’aller à la cure, peut-être y trouvera-t-il quelque chose, à la condition bien évidemment que Monsieur le Curé consente à lui ouvrir ses registres. Il s’en va donc voir le curé. Une démarche qui lui coûte beaucoup, ce n’est pas qu’il soit contre la religion, il trouve simplement que les curés ont parfois un peu trop tendance à se poser en redresseurs de torts, et ça, cette sorte d’inquisition latente, l’air de toujours chercher à savoir le pourquoi des choses chez les autres, ça ne lui plaît pas trop. Il n’est pas retourné à l’église depuis le baptême du Roland, il y a près de cinquante ans, pourtant, il croit toujours en Dieu, simplement, il préfère parler avec lui, d’homme à Dieu, sans intermédiaire. En le voyant, Monsieur le Curé arbore un sourire espiègle : « Tiens donc ! Alceste Delavenne, quel Saint Vent vous amène ? Je craignais que vous soyez mort et que l’on ne m’ait pas mis au courant. Mais je vois avec plaisir que vous vous portez comme un charme… — Ne vous moquez pas Monsieur le Curé, c’est vrai que vous ne me voyez pas souvent à l’église… — Pas souvent ? Vous conviendrez comme moi que ce terme est un doux euphémisme Alceste. Mais je ne pense pas que vous soyez là pour parler de religion, alors dites-moi… qu’est-ce que je peux faire pour vous ? — Je voudrais, si vous n’y voyez pas d’inconvénients, consulter les archives de la paroisse… — Rien que ça ! Et vous cherchez quoi au juste ? — Tout ce que vous pourriez avoir sur l’année 1940, en juin plus précisément… — Ah, je vois… le fameux magot du général que tout le monde a cherché en vain… — C’est ça ! Moi aussi, j’ai feuné chez moi, et je suis presque sûr que s’il existe, il se trouve à La Grange-Ferrière, en tout cas pas très loin. — Je veux bien vous aider Alceste, mais vous savez, de vous à moi, je n’y crois pas. Qu’est-ce qui vous fait penser qu’il pourrait être chez vous ?
— Eh bien voilà, Monsieur le Curé, en y réfléchissant j’me suis dit que la situation de La Grange-Ferrière est idéale pour un homme poursuivi qui voudrait se cacher ; il n’y a qu’un seul accès, un chemin d’où on peut voir venir un visiteur près de six cents mètres avant qu’il n’arrive, et derrière, il y a les bois où on peut facilement se dissimuler en cas de besoin, et ensuite redre la forêt du Lomont sans être vu et, enfin, de là et avec un bon guide, on peut er en Suisse sans problème. Et puis, en feunant dans mon grenier, parmi d’autres reliques, j’ai retrouvé un papier, une sorte de contrat succinct où il est écrit qu’un homme a été engagé à La Grange-Ferrière pour être valet de ferme le 18 juin, mais l’année n’y est pas précisée. — Et bien Alceste… vous auriez fait un bon détective. — Pas si bon que vous l’imaginez, il m’a quand même fallu cinquante ans pour en arriver là. — Eh bien, soit… je vais vous aider… mais de vous à moi, j’ai bien peur que vous ne perdiez votre temps. — Merci monsieur le Curé… mais vous savez, du temps j’en ai suffisamment pour éplucher quelques feuilles de papier. Et puis c’est pas pour moi que je fais ça, c’est pour mon p’tit fils… — Et comment va-t-il ? J’ai appris qu’il avait eu pas mal de soucis ces derniers temps. — Il va bien… il est revenu chez moi, il ne retournera pas chez ses parents à Pantin. Par contre, je me fais du souci pour le Fulbert, depuis que la Muguette a fichu l’camp, il ne va pas trop bien. — Dites-lui de venir me voir, peut-être qu’en le faisant parler… — Je ne sais pas si c’est une bonne idée… vous savez, il est un peu comme moi, les sermons… — Parlez-lui en tout de même, on ne sait jamais, le secours de la religion n’a jamais tué personne, en tout cas, pas plus que vos cartouches de gros sel. — Ah ! Vous êtes au courant ?
— Comme tout le monde Alceste, ne soyez pas modeste, vous êtes devenu un héros. »
***
Le curé a ouvert ses registres et sorti tout ce qu’il a pu trouver sur l’année 1940, et l’Alceste a tout emmené chez lui. Le soir même, il a é des heures à éplucher ligne par ligne des dizaines de pages de registres, il a tout lu, et il n’a absolument rien trouvé qui puisse avoir un lien avec un quelconque général qui aurait débarqué inopinément dans la paroisse. Découragé, le lendemain, il retourne à la cure : « Voilà Monsieur le Curé, je vous ramène votre bien, je n’ai rien trouvé. — Pas de chance ! Mais, êtes-vous certain qu’il s’agisse bien de l’année 1940 ? Parce que si vous réfléchissez, un 18 juin, il y en a un tous les ans. — Oui mais un 18 juin avec un général, il n’y en a sûrement pas des tas. — Des tas, non… mais au moins deux. — Ah bon ! — Waterloo ! Ça vous dit quelque chose ? — Bien sûr ! C’était un 18 juin aussi ? — En 1815 ! Plus précisément à Ligny, c’est la dernière bataille à laquelle Napoléon a participé personnellement, et qu’il a perdue, provoquant, entre autres, la déroute de ses généraux… — Ah ben ça alors ! Et vous croyez que… — Je ne crois pas, j’en suis sûr… Le curé de l’époque a tenu un journal et je l’ai retrouvé. — Et il parle du magot ?
— Du magot je n’en sais rien, je n’ai pas eu le temps de tout lire, mais il évoque effectivement, qu’un homme est venu le voir pour lui parler, entre autres, d’un général. — Je peux le voir ce journal ? — Je vous le confie, mais à une seule condition ? — Laquelle ? — Promettez-moi que si vous trouvez quelque chose qui ressemble à un magot, de faire un geste pour les pauvres la paroisse. — Promis, Monsieur le Curé ! — Je compte sur vous… vous n’oublierez pas ? — Ce qui est dit est dit, cochon qui s’en dédit. Vous savez ce que ça veut dire Monsieur le Curé, pour moi ça vaut une signature. — Je le sais Alceste, je vous fais confiance. »
***
Ce soir-là, à La Grange-Ferrière, comme la veille, la lumière ne s’est éteinte que très tard, Alceste a lu et relu plusieurs fois le journal du Père Mariotte qui fut curé de Clairvallon de 1802 jusqu’à sa mort en 1835. À la date du 18 juin 1815, il rapporte les confidences d’un homme qui s’est présenté comme étant l’aide de camp d’un général qui avait lâché Napoléon, et il lui aurait demandé de le devancer dans sa fuite en venant jusqu’à Clairvallon, et d’y cacher son argent en attendant qu’il vienne le redre pour filer ensuite vers la frontière helvétique. Et l’homme termine par ses mots : « S’il devait m’arriver quelque chose, dites au Général d’ouvrir l’œil sur le Lomont, il comprendra. » Maintenant, il en est sûr l’Alceste, le magot du général est toujours là, quelque part dans le Lomont, et que l’endroit où il est caché est probablement visible
depuis sa maison.
17
Quand une famille sombre dans le malheur les horloges de la maison s’arrêtent un instant, un instant seulement, car il s’en suit parfois un grand bonheur puisque quoi qu’il nous arrive, la vie continue.
À La Grange-Ferrière, le téléphone sonne en vain, Alceste est occupé au jardin et il ne peut pas l’entendre. Quelques instants plus tard, à la mairie, Monsieur le Maire décroche le téléphone : « Mairie de Clairvallon, Pierre Bourgon j’écoute… — Bonjour monsieur… Gérard Monnier, je suis contremaître aux Automobiles Peugeot à Sochaux, je voudrais parler à Monsieur le Maire… — C’est lui-même ! Que puis-je faire pour vous ? — Voilà ! J’essaie vainement de dre Monsieur Delavenne Alceste, mais il ne répond pas au téléphone… — Ah ! Ça ne m’étonne pas, il est âgé et un peu sourd et s’il est dans son jardin, il n’entend pas la sonnerie. Si vous voulez, je peux lui faire une commission. — Il s’agit de son fils Fulbert. Il vient d’être victime d’un malaise au travail, il est en ce moment en route pour l’hôpital. — C’est grave ? — Lorsque les pompiers l’ont mis dans l’ambulance, il n’avait pas repris connaissance. Je suis désolé, mais je ne peux pas vous en dire davantage. Vous pouvez prévenir son père, s’il vous plaît ? — Soyez sans crainte, j’y vais sans attendre.
— Merci Monsieur le Maire, au revoir. »
***
Assis sur le siège ager dans la voiture du maire qui file à vive allure vers Montbéliard, Alceste ne desserre pas les dents. Durant tout le voyage, il reste prostré, fixant la route sans la voir, les yeux dans le vague et l’esprit ailleurs. Lorsque le maire lui a annoncé que son fils avait eu un malaise, il est resté un instant abasourdi, puis il a dit : « Il faut que j’aille là-bas. — Voulez-vous que je vous y conduise ? — C’est pas d’refus Pierrot. Attends-moi un instant, le temps que je me prépare. » Il a mis une chemise et un pantalon propres, ses chaussures et sa casquette du dimanche en justifiant sa tenue : « Tu comprends, je peux pas me présenter à l’hôpital comme un gouillant devant mon fils. » Au service de réanimation, droit et fier, il demande à voir son fils. Dans la pièce où tous les appareils ont été débranchés, un jeune interne le prend à part avec beaucoup de ménagement : « Nous avons fait tout ce que nous avons pu monsieur Delavenne, mais… — Vous essayez de me dire qu’il est mort ? — Oui monsieur… toutes mes condoléances. » À son tour, le maire entre dans la chambre. Il regarde le vieil homme. Les yeux baissés et les mains tes, Alceste murmure près du lit où repose son fils, puis il se signe et se tourne vers le maire : « Viens Pierrot, on rentre. — Vous ne voulez pas rester un moment ? Nous avons tout le temps. — Non ! Il ne voudrait pas… et puis on ne peut plus rien faire pour lui. Il faut
que je prévienne le Roland et la Louise. — Voulez-vous que je vous prête mon téléphone ? — Non merci Pierrot, c’est gentil à toi… mais vois-tu, ces choses-là, ça se fait à la maison. »
***
Le lendemain dans la pièce commune, Alceste assis en bout de table, Roland et Louise de part et d’autre, tiennent un conseil de famille : « Papa, tu ne penses pas qu’on devrait prévenir la Muguette ? — Pour quoi faire ? Elle l’a laissée tomber comme une vieille chaussette de son vivant, elle va pas s’intéresser à lui maintenant qu’il est mort. — Au moins pour qu’elle sache. » Alceste réfléchit, il n’a jamais accepté que sa belle-fille soit partie en disant au Fulbert : « J’en ai marre de ta ferme, de ton père qui t’exploite et qui ne m’aime pas, alors je m’en vais, là-bas, au moins il y a quelqu’un qui m’aime et me respecte. » Il lui en veut de l’avoir mis en cause sous prétexte qu’il a été trop dur avec elle. Pour lui, la principale raison de leur séparation, c’est qu’ils n’ont pas pu avoir d’enfant. Il enrage intérieurement : « C’te viosse elle a même pas été fichue de lui faire un gosse. » Puis à haute voix en se tournant vers sa belle-fille : « Vous en pensez quoi, Louise ? — Comme Roland, Alceste, je pense qu’il faut la mettre au courant, il n’y a pas de raison qu’il n’y ait que nous à avoir du chagrin. — Vous avez raison Louise, mais où est-ce qu’on va la trouver à présent ?
— Il faut regarder sur les papiers du divorce, il y a forcément une adresse et peut-être un numéro de téléphone. — D’accord ! Mais j’vous préviens… si elle se pointe à l’église le jour de l’enterrement, j’la fous dehors ! — Ne vous énervez pas Alceste, vous vous faites du mal pour rien. Il n’y a pas de crainte à avoir, elle vous connaît… elle ne viendra pas. — Papa… on voulait aussi te parler des fiançailles du gosse avec la Rose. On avait prévu de les faire le mois prochain, mais peut-être qu’il vaudrait mieux les repousser un peu. On en a parlé avec Monsieur et Madame Petitcollin et ils sont d’accord… — Ah ça ! Sûrement pas ! Et aux jeunes… vous leur avez demandé leur avis ? — Non ! Mais je pense qu’ils comprendront. — Ils comprendront quoi ? Que tout doit s’arrêter parce qu’il y a un mort dans la famille ? — Ça se fait d’habitude… — Et bien les habitudes quand elles ne sont pas bonnes on les change… La vie continue, et les jeunes, aujourd’hui, ont autre chose à faire que de s’appesantir sur nos malheurs. Eux-mêmes ont eu leur part. Ces petits vont se fiancer comme prévu, et j’espère bien être encore là pour faire la fête le jour où ils se marieront… ça ne m’empêchera pas de penser au Fulbert. »
***
La Grange-Ferrière est en effervescence, les pompiers ramènent Alceste ; huit jours auparavant, le matin, en se levant, il s’était senti mal et se tenait la poitrine. Lorsque Josette, l’aide-ménagère est arrivée, elle avait pris peur : « Alceste, répondez-moi, qu’avez-vous donc ?
— C’est rien Josette, ça va er… — C’est rien, c’est rien… je vois bien que ça va pas, j’appelle le docteur… — Mais non, c’est pas la peine de l’déranger pour ça, j’vous dis qu’ça va aller. » À peine avait-il fini sa phrase qu’il était tombé sur les genoux, livide. Josette l’a aidé à se relever et à s’étendre sur son lit. Puis elle a appelé le médecin : « Allô ! Docteur ? C’est Josette, il faut venir docteur, c’est pour l’Alceste, il va pas bien… — Comment est-il ? — Il est tout pâle, il a du mal à respirer, il se tient les côtes, je sais plus quoi faire… — J’arrive Josette ! » Le médecin lui a fait une piqûre et il a appelé les pompiers. is en urgence à l’hôpital, Alceste s’est bien rétabli, ce n’était pas trop grave, mais l’alerte a été chaude. Après quelques jours en observation, il vient de rentrer chez lui. À quatre-vingtneuf ans, l’Alceste est le plus vieux du village, et malgré son caractère parfois difficile, tout le monde le considère un peu comme leur patriarche. Il est le digne descendant de l’Eusèbe Delavenne qui, en défrichant le hameau du Chardonnier et restauré La Grange-Ferrière il y a plus de cent ans, a contribué à redonner vie au village.
***
Le maire est venu à la ferme faire une petite visite. Assis sur une chaise à côté du fauteuil où l’Alceste se repose, il lui fait la conversation : Eh bien Alceste, on peut dire que vous nous avez fichu une sacrée peur.
— N’exagère pas Pierrot, à mon âge, c’est pas vraiment une surprise… Et puis quand je ferai le grand saut, ça n’dérangera pas beaucoup de monde. — Détrompez-vous, vous êtes un peu la mémoire vivante de la commune. Si les terres et les bois ont aujourd’hui l’attrait que d’autres villages nous envient, c’est beaucoup grâce à vous et votre famille. — Justement Pierrot, en parlant de bois… je possède une parcelle du côté d’la Combe aux Loups… — Oui, assez grande, un peu plus de deux hectares, il me semble ? — C’est ça ! Depuis quelques années, nous n’y faisons plus de coupe, elle est trop loin et on n’a plus vraiment besoin de bois. — En quoi puis-je vous être utile ? — Eh bien voilà, j’aimerais l’échanger contre la parcelle toute proche derrière la ferme ! — La Beuse aux chats ? — C’est ça ! — Je ne sais pas si c’est possible, il faut que je me renseigne à la Préfecture, cet endroit appartient aux Domaines, et puis elle est plus petite, je crois ? — Elle fait quatre-vingt-cinq ares, ça me suffira largement… — Je ne comprends pas, vous donneriez deux hectares de sapins contre une parcelle de futaie broussailleuse de bien moindre valeur ? Vous n’êtes pas sérieux Alceste… — Oh que si… j’suis même très sérieux, et j’ai mes raisons. — Si vous le permettez, je vais demander conseil à Rose pour la procédure à suivre, elle est plus qualifiée que moi… — Surtout pas, malheureux ! Il ne faut pas qu’elle sache. — Pourquoi ?
— Le Pierre-Loup et elle vont se marier bientôt, et je veux leur faire une surprise pour quand je serais plus là. À ce propos, j’aimerais que tu me conduises chez le notaire un de ces jours, je vais refaire mon testament. — Quand vous voudrez Alceste, mais vous ne croyez pas que ce serait financièrement plus intéressant pour vos jeunes de leur laisser la Combe aux loups ? — Oh non ! Il ne s’agit pas d’un problème d’argent, pour eux, le p’tit bout d’futaie broussailleuse comme tu dis, a bien plus de valeur que la Combe aux loups, c’est là qu’ils ont joués enfants et c’est là aussi qu’ils se sont donnés l’un à l’autre pour la première fois. — Eh bien dites donc, vous en savez des choses ? C’est eux qui vous ont raconté tout ça ? — Non bien sûr… mais ce sont des choses qu’on devine. Quand j’les ai vus sortir du bois le jour où ils se sont retrouvés après le retour du Pierre-Loup, j’ai su tout de suite ce qu’ils venaient de faire. — Ah ! D’accord ! Je comprends mieux à présent. — Vois c’que tu peux faire Pierrot, et je compte sur ta discrétion. — Ça va être difficile, si ça se fait, il va y avoir une annonce légale… et étant donné son métier, la Rose risque d’être vite au courant. »
***
Le village est en fête, un mariage n’arrive pas souvent à Clairvallon, le dernier remonte à plus de cinq ans. Le bourg porte encore les décorations des festivités du 14 juillet et du bal sur la place devant la Mairie. Judith, très émue, se tient fièrement à côté de son amie Rose radieuse et toute de blanc vêtue, et Céline, pour la circonstance, a fait le déplacement depuis Dugny. Elle aussi est très intimidée près de Pierre-Loup, elle a accepté d’être son
témoin. La petite salle de la Mairie, qui sert aussi bien aux réunions du Conseil municipal, aux mariages et cérémonies diverses, est comble. Monsieur le Maire porte fièrement son écharpe tricolore et lit consciencieusement les articles du Code Civil relatifs aux mariages. Après que Pierre-Loup a prononcé son oui, il s’est adressé à Rose : « Mademoiselle Rose Françoise Marie Petitcollin, consentez-vous à prendre pour époux monsieur Pierre-Loup Raymond Fulbert Delavenne ici présent ? — Ouiii ! s’exclame Rose dans un long soupire de satisfaction et en regardant Pierre-Loup droit dans les yeux, déclenchant un fou rire général. — Au nom de la loi, je vous déclare mari et femme. Pierre-Loup, tu peux embrasser la mariée. » Tandis que tout le monde applaudit, les nouveaux mariés échangent le baiser traditionnel. Puis Rose se tourne vers Alceste qui, assis au premier rang et les yeux luisants, ne cache pas son émotion. Elle lui prend le bras pour l’aider à se lever et le serre dans ses bras de toutes ses forces. Joue contre joue, elle lui murmure à l’oreille : « Merci pour tout ce que vous avez fait pour nous Papy. Maintenant, vous êtes mon vrai grand-père et je suis très heureuse que vous soyez-là. » L’étreinte de Rose dure longtemps, le temps que la larme d’Alceste s’essuie, mais pas suffisamment pour que les siennes sèchent complètement, deux traces humides sur ses joues qui émeuvent toute l’assistance.
18
Quand on ne sait pas trop pourquoi on aime, c’est alors qu’on aime vraiment.
Les jeunes mariés vivent désormais dans la petite maison de Charmois qu’ils ont fini par acheter. Une lune de miel sans nuages, un bonheur rythmé par le travail et les visites à Clairvallon. Pierre-Loup a trouvé un emploi d’aide-cuisinier dans un restaurant istratif de Belfort. Lors de son embauche, il n’a pas cherché à dissimuler son é de petit délinquant, c’est grâce à sa franchise et sa bonne volonté au travail que le chef l’a pris en affection et a entrepris de le former au métier de cuisinier.
***
À Pantin, Roland a engagé un mitron, un jeune apprenti pâtissier pour le seconder, et aussi une vendeuse pour soulager Louise. Les affaires vont bien, ils ont acquis la boutique contiguë pour agrandir la boulangerie qui fait maintenant salon de thé. Chez les Delavenne, acheter pour s’étendre, on a ça dans le sang. Elle est devenue un établissement incontournable dans le quartier. Les déboires du fils ne sont plus que souvenirs, seuls quelques clients parmi les plus anciens en font encore état quand ils demandent des nouvelles de du fils de la maison. Un jour, Louise a la surprise de voir entrer le Capitaine Bettinelli, un frisson lui parcourt le corps. Un peu ébranlée, elle bafouille : « Bon… bonjour monsieur… — Bonjour madame Delavenne, ne vous inquiétez pas, je ne viens pas vous importuner. Je suis en retraite depuis un an. — Vous m’avez fait peur, je croyais… — N’ayez crainte, je ais par-là, j’ai eu envie de prendre des nouvelles de
votre fils. — Oh… ben… pour lui, ça va, il travaille et il s’est marié dernièrement. — Ah ça, c’est une bonne nouvelle… Je suppose qu’il a épousé la jeune fille qui est venue quelques fois mener sa petite enquête, Rose Petitcollin si je me souviens bien ? — C’est bien elle, vous la connaissez ? — Oui, un peu ! Nous nous sommes croisés par hasard, on a échangé quelques banalités, elle ne savait pas que j’étais policier. C’est une femme qui, lorsqu’on l’a rencontrée une fois, on ne l’oublie plus. Le jour où elle est revenue ici, à Pantin, avec son amie avocate, et qu’elles se sont mises à fouiner dans le milieu, je les ai fait suivre, je craignais qu’elles ne se fassent repérer et entraîner à leur tour. Mais quand je me suis rendu compte qu’elles étaient venues pour enquêter, j’ai eu peur pour leur sécurité. Lorsqu’elles sont reparties, je venais tout juste d’avoir l’accord de la procureur pour les appréhender afin de les remettre dans le train de Belfort. Après ce que vous venez de m’apprendre, je suis rassuré, la nouvelle Madame Delavenne est une femme qui a du caractère, elle saura tenir son mari à l’écart des mauvaises tentations. — Oh pour ça, il n’y a pas de souci… — Avez-vous eu des échos de son affaire en Espagne ? — Pas plus que ça ! On a juste reçu un courrier comme quoi un jugement allait être rendu, mais on n’a jamais su quelle avait été la décision du juge. — En somme, vous ne savez pas s’il a été condamné ou pas ? — Non ! — Alors c’est que ce n’était pas si grave que ça, il lui faudra juste éviter de se rendre en Espagne pendant quelque temps. »
***
La vie à la ferme a repris son rythme. À la suite de son malaise, Alceste a été obligé de réduire ses activités et au fil des mois, il a perdu un peu de sa mobilité ; ses jambes ne lui obéissent presque plus, il ne quitte son lit que pour s’asseoir dans son fauteuil, et lorsqu’il décide de sortir pour prendre l’air, c’est toujours péniblement qu’il parvient à faire le tour de sa maison en s’appuyant sur ses cannes. Le reste du temps, la télévision est devenue sa seule compagnie. Un dimanche, le jeune couple est venu er la journée chez les parents de Rose. Après les quatre heures, Pierre-Loup, prétextant de lui porter une part de gâteau de fête, va faire une petite visite à son grand-père. Alceste est heureux de le voir ; son petit-fils a enfin une vie normale : « Alors mon garçon, comment vont les amours ? — Bien Papy, avec Rose c’est le vrai bonheur. — J’en suis très heureux, c’est une brave femme… Et autrement, vous comptez rester dans l’territoire ? — On n’a pas trop le choix, on travaille tous les deux à Belfort. — Tu penses reprendre ton métier de boulanger ? — Non ! En fait, depuis que je travaille en cuisine, j’ai maintenant trouvé ma voie, je vais er un CAP de cuisinier et nous avons le projet d’ouvrir un restaurant. — Ah ! Ça, c’est une bonne idée… c’est risqué… mais c’est une bonne idée quand même. — Pour l’instant, ce n’est qu’un projet, et puis en cuisine j’ai encore beaucoup à apprendre. — Tu as bien raison, continue d’apprendre, on n’en sait jamais assez. » Ils bavardent encore longuement de choses et d’autres. Il fait presque nuit lorsque Rose arrive à son tour :
« Bonsoir Papy, comment allez-vous ? — Bonsoir ma petite Rose. — Hum… la petite Rose a bien grandi Papy. — Je le sais, mais même maintenant que tu t’appelles madame Delavenne, tu seras toujours ma petite Rose. — Et pour moi, vous serez toujours mon papy unique et préféré. — Tu es une gentille fille… Tu sais, je n’ai jamais su conjuguer le verbe aimer, je crois que je l’ai dit que quelques fois à ma Raymonde, avant notre mariage, parce que dans la famille, ce n’était pas dans les usages. Aujourd’hui, j’sais pas si c’est l’approche du bout du chemin, mais de vous voir tous les deux près de moi, je peux bien vous le dire, je vous aime beaucoup. — Nous aussi papy on vous aime ! Par contre ce que j’aime moins, c’est quand vous parlez du bout du chemin. — Je comprends que ça t’attriste, pourtant le fait est là… Mais si tu ne veux plus qu’on n’en parle, et bien n’en parlons plus. » La larme à l’œil, Rose étreint son grand-père, comme elle l’avait fait quelques années auparavant quand ils s’étaient rencontrés alors qu’elle revenait du bois, complètement désorientée après une grosse colère ; elle n’a jamais oublié. Ce jour-là, lui, le vieil ours, il avait su trouver les mots pour lui redonner confiance en elle, et depuis elle voit la vie autrement. Ses colères se sont espacées, et elles ont même cessé depuis le retour de Pierre-Loup. Aujourd’hui, l’adolescente capricieuse est devenue une femme épanouie, heureuse et confiante en son avenir.
19
Un homme meurt, c’est un livre qui se ferme, une histoire qui s’achève et que l’on évoquera désormais au é.
Alceste ne va pas bien, ce matin, il a de nouveau eu un malaise. Pierre-Loup et Rose sont à son chevet. Le docteur est venu, il lui a fait une piqûre en leur disant en aparté : « Ménagez-le, il s’affaiblit d’heure en heure, il lutte encore, mais ses forces s’amenuisent. » Les deux jeunes gens ont compris, Rose s’assied sur le bord du lit, elle prend doucement la main de son papy et de l’autre elle lui caresse la tête en remettant un peu d’ordre dans ses cheveux blancs. Le vieil homme, conscient que sa fin est proche, les yeux mi-clos, trouve tout de même la force de parler : « Mes petits, c’est gentil de vous occuper de moi, rassurez-vous, je ne vous retiendrais plus très longtemps, je vais bientôt partir… » Les yeux humides et des sanglots dans la voix, Rose s’offusque pour la forme : « Voyons Papy, ne dites pas de bêtises… — Rose… c’est pas à toi que je vais apprendre que pour tout le monde la mort fait partie de la vie, et bien aujourd’hui c’est mon tour, il fallait bien que ça arrive… Mais avant de m’en aller rendre mes comptes au tout-puissant, j’ai encore quelque chose à vous dire… Je n’ai plus qu’un fils, le Roland, et c’est lui qui va hériter de tout ce que je laisse et dont je n’ai plus besoin. Je ne doute pas qu’il fasse en sorte que vous en profitiez aussi, mais j’ai préféré que cela vienne de moi… alors j’ai pris des dispositions chez le notaire pour que vous ne manquiez de rien et… » Il n’en dira pas plus, le regard fixe et le souffle court, Alceste perd connaissance. Pierre-Loup appelle le docteur, mais lorsqu’il arrive, il ne peut que constater le décès :
« Votre grand-père est parti. Comme tout ce qu’il a fait dans sa vie, il est mort comme il l’avait souhaité ; dans son lit. — Et maintenant… qu’est-ce qu’il faut faire ? demande Pierre-Loup, désemparé. — Ne vous inquiétez pas, il a laissé des instructions très précises pour ses obsèques, je vais er aux Pompes Funèbres pour leur donner le certificat de décès, et ils vont s’occuper de tout. »
***
Roland et Louise sont arrivés de Pantin dans la nuit, Ginette et Gilbert Petitcollin accompagnent Rose et Pierre-Loup pour les réconforter. Le maire, Monsieur le Curé et le Commandant Bôlle-Faysault sont à La Grange-Ferrière pour la mise en bière. Dehors, une grande partie du village est représentée : les Rémonnay, la famille Prêtre, les Cagnon, les Jeanmougin de Saint-Hippolyte, la famille Mélière de Hautechaux-Roide, et même la Claudine Boillot, tous sont venus pour le père Delavenne et soutenir sa famille, du moins ce qu’il en reste. Pourtant, beaucoup avaient des raisons de lui en vouloir, il n’avait pas toujours été très complaisant avec son entourage proche et les habitants de Clairvallon, mais ces derniers temps, l’âge l’avait rendu plus aimable, et le décès de son fils l’avait considérablement éprouvé.
***
Quelques jours après les funérailles, Rose conduit Pierre-Loup et ses parents qui emmènent Alceste pour son ultime voyage, afin d’accomplir ses dernières volontés. À l’arrière de la voiture qui gravit le Lomont, Roland tient entre ses mains l’urne de porcelaine où ont été mises les cendres de son père. Rose arrête la voiture à l’entrée d’un chemin forestier. À pied, ils s’enfoncent lentement dans la forêt ; de chaque côté, les sapins deviennent si serrés qu’on ne voit pratiquement pas à plus de dix mètres.
Louise s’arrête, Pierre-Loup prend le bras de Rose et la retient laissant Roland s’avancer seul entre les arbres, là où il fait le plus sombre, où les hautes branches d’épines sont si denses que le soleil ne les perce jamais, où il n’y a plus de repère, plus de points cardinaux, juste un espace restreint borné par des troncs, et au-delà des troncs, d’autres troncs encore et encore. À son tour, Roland s’arrête et reste debout immobile. Dans la pénombre, il se fait soudain un silence profond et ténébreux. Pas un souffle de vent ne siffle dans les branches, pas le moindre son ne vient perturber son recueillement, la faune de la forêt se tait et semble attendre qu’il sorte de sa contemplation. Roland se souvient mot à mot de ce que son père lui a dit après l’enterrement de Fulbert : « Mon fils, je sais que tu me reproches de ne pas avoir tenu mon rôle de père comme tu l’aurais souhaité, pourtant ce que j’ai fait pour ton frère et toi, je ne le regrette pas. Contrairement à ce que tu peux penser, je suis fier de toi. Avec la Louise, ce que tu es parvenu à obtenir à Pantin, tu n’aurais pas pu le réussir si je t’avais donné une éducation moins stricte. J’ai beaucoup exigé de toi, trop sans doute, pourtant, aujourd’hui, je te demande une dernière faveur. Lorsque je serai parti, je veux être incinéré, et j’aimerais que tu me répandes quelque part sur le Lomont ; là où aucun agresseur n’a jamais pu déloger ceux de chez nous qui s’y sont réfugiés un jour. Loin de ce monde turbulent, je pense que c’est le seul endroit sur cette terre où je puisse trouver le repos et la paix. » Roland a promis, et aujourd’hui, le moment est venu. Depuis que son père lui a demandé d’accomplir ses dernières volontés, il ne s’est pas é un jour sans qu’il ne se répète ses confidences afin d’être sûr de ne pas en oublier un seul mot. L’instant est arrivé où il doit tenir sa promesse. Il ouvre lentement l’urne et, en tournant sur lui-même, il répand autour de lui les restes de son père qui se perdent au sol dans le tapis d’épines de sapin. Puis il reste, un long moment, debout, immobile. Le vent s’est levé et fredonne dans les plus hautes branches une musique langoureuse. Un oiseau chante, bientôt suivi par d’autres. Un homme est parti. Dans la forêt, la vie reprend son cours. Il lui semble entendre la voix de son père lui dire : « Merci mon fils ! »
Alors il lui répond à haute voix : « Adieu Papa ! ». Rose s’est approchée, elle prend le bras de son beau-père et doucement le ramène sur le chemin : « Venez Roland, il faut le laisser seul à présent. »
***
Quelques jours plus tard en l’étude de Maître Vermot-Desroches. Assis à son bureau, le notaire pose deux enveloppes cachetées sur son sous-main de cuir et s’adresse aux héritiers d’Alceste : « Bonjour à tous ! Monsieur Roland Delavenne et madame Louise Demésie épouse Delavenne, monsieur Pierre-Loup Delavenne et madame Rose Petitcollin épouse Delavenne, merci à vous tous d’être venus. » Il marque une petite pause et poursuit : « Si je vous ai demandé de venir aujourd’hui, c’est pour vous informer que monsieur Delavenne Alceste, votre père et grand-père, a rédigé un testament dont nous allons ensemble, prendre connaissance. » Il ouvre la première enveloppe, en sort une feuille et commence à lire : « Je soussigné Alceste Ferdinand Eusèbe Delavenne, né à Clairvallon département du Doubs le 26 avril 1915, veuf de madame Grandgirard Raymonde Yvette Geneviève, décédée le 14 août 1970, demeurant à La Grange-Ferrière, Clairvallon Doubs, fais mon testament comme suit : Tout d’abord, je révoque tout testament et donation antérieurs. À mon petit-fils Pierre-Loup et à sa femme Rose, je lègue, sans conditions particulières, La Grange-Ferrière et toutes ses dépendances ; garage, étable, écurie et bûcher, un hectare de terrain comprenant la cour, le jardin et le verger, et la parcelle de bois la Beuse aux chats, qui leur revient de droit pour y avoir
fait, enfants, leur refuge de jeux. Je leur laisse également la moitié de mes avoirs en banque. À mon fils Roland et à sa femme Louise, je lègue, sans conditions particulières, tout le reste de mes biens fonciers : les terres et les bois, et les bâtiments agricoles s’y rattachant, ainsi que l’autre moitié de mes avoirs en banque. Fait et écrit en entier de ma main à Clairvallon et déposé en l’étude de Maître Vermot-Desroches Notaire à Pont de Roide le 26 juin 2004. » Louise sanglote, Rose se blotti contre son mari, Maître Vermot-Desroches saisit la deuxième enveloppe et s’adresse à Pierre-Loup : « Monsieur Pierre-Loup Delavenne, votre grand-père s’est fait conduire en mon étude, accompagné de monsieur Bourgon, Maire de Clairvallon il y a un mois et m’a laissé cette enveloppe. Il s’agit d’un codicille qui vous concerne, en précisant que je ne devais vous la remettre avec pour condition de ne l’ouvrir qu’en la seule présence de votre épouse Rose, et dans la maison de La Grange-Ferrière. » Pierre-Loup, troublé et terriblement ému, prend l’enveloppe et, ne sachant qu’en faire puisqu’il ne peut pas l’ouvrir maintenant, la donne à Rose qui la glisse dans son sac à main.
***
Le soir, après que Roland et Louise ont repris la route pour Pantin, Rose sort l’enveloppe de son sac et la tend à Pierre-Loup : « Viens dans la chambre de Papy, je pense que c’est là qu’il aurait voulu que tu l’ouvres. » Le cœur battant, il s’installe dans le fauteuil de son grand-père, Rose s’assied sur le bord du lit et il décachette l’enveloppe. À l’intérieur, plusieurs feuillets à petits carreaux, une lettre rédigée d’une écriture fine et penchée. Pierre-Loup est très ému, il tremble autant de tenir en main une lettre de son grand-père que de l’angoisse de découvrir son contenu. Il commence la lecture à haute voix : « Mon cher petit,
Lorsque tu liras cette lettre, ça voudra dire que je ne serais plus de ce monde, et que j’aurais ret ma chère Raymonde, ta grand-mère, et ton oncle Fulbert. Ce que j’ai à t’apprendre s’adresse aussi à Rose à qui je dois d’avoir ensoleillé mes vieux jours ; grâce à elle, je suis devenu meilleur, enfin je le pense, je l’aime beaucoup et je suis content que tu l’aies prise pour épouse. Comme tout le monde au village vous connaissez la légende du magot du général, plus personne n’y croit vraiment, mais moi j’y pense depuis toujours, et j’ai la certitude que ce magot existe. Donc, puisque personne ne l’a trouvé, ça veut dire qu’il est encore quelque part, et sans doute pas très loin de La GrangeFerrière. Lorsque je suis allé à la mairie et à la cure pour faire des recherches sur les registres, on m’a pris pour un daubot, sauf le curé, lui, il m’a aidé, et voici ce que j’ai appris : “Le 18 juin 1815, un vieil homme se faisant appeler Fréchin, s’est présenté à La Grange-Ferrière où il fut aussitôt engagé comme commis de ferme ; en ce temps-là, le travail ne manquait pas et on avait toujours besoin de bras. Un jour, il est allé voir le Père Mariotte qui était le curé de la paroisse à cette époque, et il lui a raconté son histoire. Il prétendait être attaché au service d’un général engagé avec un autre général, celui qui commandait la 6e division de l’armée de Napoléon, et qui décida, à la veille de la bataille de Ligny, de déserter avec quelques officiers de son état-major, dont le général maître de Fréchin. C’est ce jour-là qu’il fit une confidence au curé. À la demande de son maître, il était venu à Clairvallon avec ses bagages et une cassette contenant tout ce que le général possédait de fortune. Fréchin avait reçu l’ordre de s’installer au village et de l’attendre, ce qui donne à penser que ce général-là était sans doute un enfant du pays.” Puis il ajouta : “Je suis vieux et pas en bonne santé, je crains que le Bon Dieu ne me rappelle avant le retour de mon maître.” Alors il demanda au Père Mariotte : “Dites au général que sa cassette est bien à l’abri et d’ouvrir l’œil sur le Lomont”. Fréchin est mort quelques semaines plus tard, et le général n’est jamais venu chercher ses économies. Il a sans doute été banni comme presque tous ceux qui ont déserté à cette époque. Voilà comment est née la légende du magot du général. Après mon séjour à l’hôpital, le curé est venu me voir avec des tas de papiers, il avait fait des recherches et ce qu’il a trouvé dée tout ce que nous imaginions. Allez le voir, il vous expliquera. C’est tout ce que j’ai pu apprendre, mais ça m’a suffi pour être persuadé que la cassette est là, à La Grange-Ferrière ou dans ses abords. Je n’ai plus la force de chercher, mais vous, vous êtes jeunes, un jour vous la trouverez. D’ici là, gardez
bien le secret, si on venait à connaître ce que je vous ai dit, vous auriez vite tout le canton sur le dos. Adieu mes chers petits, je vous embrasse une dernière fois. » Papy « P.S. Si vous trouvez le magot, pensez à en donner un peu au curé, je le lui ai promis. »
***
Interloqué, Pierre-Loup rend la lettre à Rose, elle regarde les feuillets sans les voir, pensive elle les replie, les glisse délicatement dans l’enveloppe et interroge son mari : « Tu y crois toi… qu’elle peut être ici cette cassette… cachée quelque part dans la maison ? — J’en sais rien ! Depuis le temps qu’on en entend parler. — Je suis comme toi, dubitative… Pourtant, j’ai très envie d’y croire. — Ce qui m’intrigue, c’est quand ce Fréchin dit qu’il faut ouvrir l’œil sur le Lomont ! Ça doit sûrement vouloir dire quelque chose… mais quoi ? — Pour l’instant, c’est le seul indice qu’on ait et que nous sommes les seuls à connaître. — Il y a aussi le curé ! — Oui, mais lui il ne viendra pas fouiller ici. S’il avait voulu chercher, il l’aurait déjà fait depuis longtemps. » Pierre-Loup regarde Rose en riant : « Tu nous vois… casser la maison à la masse… on aurait l’air fin. Sûr que les
gens nous prendraient pour des fous furieux ! » Elle éclate de rire : « T’as raison, ce serait complètement idiot. » Puis plus sérieusement : « Tu sais quoi ? On va planquer ce papier et attendre qu’il se e quelque chose, ou qu’on ait une idée, une illumination, et on verra bien. »
20
Dans la vie, il n’y a pas de solutions. Il y a des forces en marche, il faut les créer et les solutions suivent. Saint-Exupéry
Dans son métier de cuisinier et sous le regard bienveillant, mais aussi parfois sans complaisance, de son maître d’apprentissage, Pierre-Loup continue d’apprendre et de progresser. Il n’a jamais abandonné son idée d’ouvrir un restaurant, et il est bien décidé à aller au bout de son projet. L’héritage de son grand-père lui en donne maintenant les moyens et La Grange-Ferrière en est le cadre idéal. Plus besoin de chercher ailleurs, les bâtiments et le terrain offrent un potentiel plus que généreux. Une relative facilité d’accès et sa situation champêtre, sans être trop éloignée des centres urbains environnants, devraient satisfaire une clientèle en recherche de calme et de nature.
***
Quelques mois plus tard, un diplôme de cuisinier en poche, il a quitté son emploi. Avec Rose, ils se sont installés à La Grange-Ferrière qu’il a entrepris de rénover et avec le projet d’y ouvrir son restaurant. Sans plus attendre, il s’est mis au travail. S’activant du matin très tôt jusque tard le soir, le chantier avance vite. La chambre du grand-père d’abord, du sol au plafond, il a tout refait et ils l’ont meublé selon les désirs de Rose. La pièce commune d’avant, agrandie de la chambre de Fulbert une fois la cloison abattue, devient un vaste séjour avec une cuisine équipée moderne, le tout aménagé avec un mobilier cossu de style campagnard en chêne massif soigneusement sélectionné par Rose.
Pour la partie qui est le cœur de son projet, c’est plus compliqué. Bien qu’il sache à peu près ce qu’il veut, ses plans sont encore flous et surtout, il ne sait pas trop par quoi commencer. Pour ne pas faire de bourde et éviter de patauger trop longtemps, il s’offre les services d’un spécialiste. Après visite et étude, l’architecte lui conseille d’aménager le restaurant dans l’étable dont une partie, de construction plus récente, recevra la salle à manger et celle plus ancienne, aménagée dans le corps de ferme, sera réservée à la cuisine et la chambre froide. Bien sûr, c’est un gros chantier, les travaux vont être longs et coûteux, mais le potentiel du bâtiment permettra de faire quelque chose qui s’intégrera mieux dans le cadre bucolique de La Grange-Ferrière. Alors il s’est remis au boulot le Pierre-Loup, il a cassé le sol de l’écurie à la masse, évacué les gravats à la brouette, des jours et des jours à faire du ciment, couler une nouvelle dalle, changer la porte, percer des fenêtres et aménager une issue de secours, installer l’électricité, monter une cheminée, changer les tuiles, rénover le plafond et habiller les murs. Il s’est transformé en terrassier, maçon, couvreur, menuisier, carreleur, électricien, plâtrier, peintre, plombier, chauffagiste. Il a travaillé d’arrache-pied durant six mois pour avoir enfin un local convenable et avenant pour y installer sa cuisine et aménager la salle-àmanger Pendant tout ce temps, Rose, quand elle n’est pas au tribunal, le réchauffe de sa présence. Elle l’encourage lorsque sa motivation diminue et lui donne de petits coups de main. Le soir, elle soigne ses petits bobos et secrètement, elle imagine la décoration, le choix du mobilier, les tables et les chaises, etc. Enfin, un beau jour, arrive le moment de commander le matériel de cuisine, Pierre-Loup demande des devis, les fonds commencent à baisser. Il prend conseil auprès de la banque qui lui propose de financer le matériel par un crédit, et d’utiliser ce qui reste de son capital pour terminer l’aménagement, et aussi en garder un peu comme trésorerie de démarrage. Durant tout le temps qu’il a é à démolir, rénover, agencer, il ne s’est pas beaucoup préoccupé de l’ornementation de la salle, aujourd’hui, c’est le moment, il n’ose pas demander à Rose, elle a déjà tant à faire entre son travail, les trajets pour se rendre tous les jours au tribunal, s’occuper du ménage, du linge et des courses. Ce qu’il n’a pas encore remarqué, c’est que Rose, comme la plupart des épouses, sait d’instinct ce dont son homme a besoin et au moment où
il en a besoin. Un soir, après le repas, elle dépose un classeur devant son mari. Il s’étonne : « C’est quoi ? — Quelque chose qui, je pense, pourrait te faire gagner beaucoup de temps. » Il ouvre précautionneusement la couverture de carton, intrigué par l’objet autant que de ce qu’il va découvrir. À la première page et en titre, il lit : Aux Délices du Lomont. Stupéfait il lui dit : « Ça, c’est génial ! Aux Délices du Lomont… c’est une bonne idée, et puis ça sonne beaucoup mieux que simplement Restaurant. — Attends de voir la suite. » À la deuxième page : Projet de décoration et d’aménagement. Cette fois, sa surprise est telle qu’il en bredouille : « C’est toi qui as fait tout ça ? — Ben oui, ballot… c’est pas la voisine ! — C’est génial ! — Là, tu te répètes mon chéri ! » Le cahier est rempli de dessins au crayon. Page après page tout est dessiné comme sur un catalogue ; mobilier, vases, lustres, vaisselle, nappes, tout le nécessaire pour la salle est détaillé avec le plus grand soin. À la fin, tout est représenté dans une vue d’ensemble de son restaurant. Il n’en croit pas ses yeux : « Rose ma chérie, je ne te connaissais pas ce talent, c’est formidable, c’est exactement ce que je voulais… Je ne savais pas trop comment m’y prendre, et toi tu as tout deviné. — Je n’ai fait que mettre sur papier les idées que tu avais et dont tu me parlais de temps en temps, et au fil des jours, j’ai tout mis dans ce classeur. — Maintenant, il n’y a plus qu’à trouver tout ça ! — Ce n’est pas un problème, je sais où aller, et j’ai fait comme toi, j’ai demandé
des devis pour une salle de vingt à trente couverts, j’ai négocié et l’investissement entre dans le budget que tu t’es fixé. — Alors là, tu m’épates ! — Tu n’as plus que deux ou trois coups de téléphone à er, et dans un mois tu pourras ouvrir. — Un mois ? Je ne sais pas si ça sera suffisant, il y a encore quelques finitions à faire… Et puis il faut que je fasse la carte, les menus. — J’ai aussi préparé ta carte, j’y ai noté tout ce que tu sais faire, et tu n’as plus qu’à sélectionner et ordonner tout ça pour composer tes menus, et je te les taperai à l’ordi… et pour les finitions je t’aiderai, à deux ça ira plus vite. — Tu me laisses pantois ! — Mais ce n’est pas tout. — Ah bon ? — Tu sais… le vieux four à pain dans le réduit entre la salle et la maison… — Oui ! Ça fait des années qu’il n’a pas été utilisé, je pensais le démolir pour faire de la place. — Eh bien, j’ai demandé conseil à un spécialiste qui l’a trouvé particulièrement bien conservé et il m’a assuré que ce serait tout à fait possible de le remettre en état de fonctionnement. — Ah ça ! C’est encore une bonne idée… Il faudra juste trouver du bois pas trop cher. — Le Francis Rémonnay qui loue les terres et les bois de tes parents est d’accord pour t’en vendre à un prix défiant toute concurrence. Je lui ai demandé de te réserver de la charbonnette – petites bûches de bois – et une centaine de fagots qui seront secs juste à point pour l’ouverture. — Rose, tu es une femme d’affaires redoutable.
— Et ce n’est pas tout ! — Encore ? — Tu vas avoir besoin de quelqu’un pour te seconder, pour le service… alors j’ai pensé que je pourrais, si tu es d’accord, travailler moi aussi à la bonne marche de ton resto. — Mais Rose… ton boulot… au tribunal ! — J’en ai un peu marre de préparer des dossiers pour les autres, marre de la ville ; je suis une femme de la campagne moi aussi… Et puis je fatigue à faire la route tous les jours. Tu sais quoi ? On va vendre la maison de Charmois, nos locataires sont intéressés pour l’acheter. Ça nous fera un peu d’argent pour vivre le temps que l’on commence à faire suffisamment de chiffre d’affaires. Et puis, le Pierrot Bourgon m’a proposé de faire quelques heures de secrétariat à la Mairie, et à Pont de Roide il y a un cabinet de conseillers juridiques. Je suis allée voir le directeur, et il m’a proposé de le seconder à temps partiel en télétravail… Je n’aurai même plus à me déplacer, je travaillerai à la maison. Alors ? Qu’est-ce que tu en dis ? — Bien sûr que je suis d’accord. — Mais il y a une dernière chose à résoudre. — Ah ! Laquelle ? — Comment vas-tu le baptiser ton resto ? — Je t’avoue que je n’y ai pas encore pensé… D’abord, ce n’est plus mon resto, mais notre restaurant, et le nom, tu l’as déjà trouvé, il me semble… là, en première page. — Alors je déclare officiellement que le nom de notre restaurant sera : “Aux Délices du Lomont”, et qu’il a été adopté aujourd’hui, à l’unanimité. » Rose sort une bouteille du réfrigérateur et deux coupes : « Mon Pilou chéri, un baptême se fête toujours au champagne. — Tu nous as acheté du champagne ?
— Oui, deux bouteilles, la deuxième on la fera péter pour l’inauguration, le soir, après la fermeture de la première journée. »
*** Quelques semaines plus tard, le jour de l’ouverture, Pierre-Loup s’est levé tôt dans la nuit pour allumer le four à pain, et il a pétri de quoi faire une petite fournée de baguettes campagnardes. Puis il a fait de la pluche et réservé ses légumes, il a préparé les entrées, les desserts et les a mis dans la chambre froide. Puis il a enfourné ses baguettes qui seront servies à volonté. Rose s’est levée plus tard, vers six heures, ensemble, ils ont pris un copieux petit-déjeuner. Elle s’est préparée, maquillage discret et un tailleur beige très chic. Et tous les deux maintenant attendent avec une certaine anxiété leurs premiers clients. Ils ont fait paraître plusieurs encarts publicitaires dans les journaux locaux, et fait distribuer des prospectus dans les boîtes aux lettres de tout le Pays de Montbéliard en précisant que, pour célébrer l’ouverture, l’apéritif serait offert. Mais est-ce que ce sera suffisant ? Rose a calculé que le seuil de rentabilité se situe à une douzaine de couverts par jour d’ouverture en moyenne. Ils ont tablé sur huit à dix couverts pour le premier jour en espérant que la fréquentation augmentera au fil du temps. Peu après dix heures, le téléphone sonne, Rose décroche, c’est un homme qui réserve pour six personnes. Elle note scrupuleusement le nom de son correspondant, raccroche et folle de joie elle saute au cou de Pierre-Loup et manque de le faire tomber. « Ça y est Pilou, nos premiers clients. — J’espère qu’ils seront satisfaits. — On va leur faire le grand jeu. » Le téléphone sonne de nouveau : « Allô ! — Je viens de vous appeler… pouvez-vous ajouter deux couverts s’il vous
plaît ? — Pas de problème monsieur, c’est noté… à tout à l’heure. » Elle raccroche : « Tu vois, ils n’ont pas encore goûté qu’ils en redemandent… on a deux couverts de plus à midi. » Pierre-Loup commence à stresser, pour le détendre elle lui fait un massage dont elle a le secret ; au niveau des épaules et des cervicales en descendant et en remontant le long de la colonne, et qui se termine immanquablement par un long baiser. Encore quatre coups de téléphone et la salle se remplie peu à peu, vingt-trois couverts à midi et une dizaine de réservations pour le service du soir. Pour un premier jour, c’est bien au-delà de leurs espérances, et Pierre-Loup n’est plus le seul à stresser, Rose s’y est mise aussi. Elle tente de cacher son angoisse en essayant d’être agréable avec tout le monde, sans pour autant trop forcer son sourire. Les premiers à être servis ont l’air content, une tablée joyeuse et peut-être un peu bruyante mais qui n’entache pas une certaine gaîté ambiante, au contraire. La bonne humeur étant communicative, d’autres tables manifestent aussi leur joie à grand renfort de fous rires. Dans une ambiance enjouée, les consommations vont bon train, les bouteilles se vident et les notes s’allongent. Reste encore une interrogation ; les clients ont l’air satisfait certes, mais le sontils vraiment ? Parfois, une petite complication mal contrôlée peut tout gâcher, le détail auquel on n’a pas pensé, un oubli ou un raté et ce sont des clients perdus et qui en plus ne feront pas une bonne publicité. Lorsqu’on débute, le moment de l’addition est toujours délicat. Tout en leur présentant la note, Rose demande aux convives s’ils ont aimé. Tous n’ont pas caché leur satisfaction ; ils ont apprécié le repas et trouvé l’ambiance de la salle sympa, conviviale et reposante, avec une mention particulière pour le pain qui leur a été servi, et à chaque fois la même question : « Quel est donc votre fournisseur ? » Alors Rose, en se redressant, très fière de dire que c’est son mari qui l’a pétri et cuit le matin même au feu de bois.
Le soir, quatorze couverts, et comme à midi, les clients partent ravis en promettant de revenir. À vingt-trois heures, après que les derniers clients sont partis, Rose nettoie rapidement la salle, et Pierre-Loup remet de l’ordre dans sa cuisine puis, fourbus mais heureux, ils s’installent dans leur salon afin de savourer un long moment de détente et fêter au champagne leur première journée de restaurateurs.
***
Les affaires marchent bien, le restaurant ouvre tous les soirs du mercredi au samedi et le dimanche midi. Pratiquement complet tous les week-ends, les prévisions les plus optimistes sont largement déées. Rose ne regrette pas d’avoir quitté la magistrature, tout va pour le mieux, et cette tranquillité d’esprit lui donne envie de faire des projets. Depuis qu’ils habitent à La Grange-Ferrière, elle est toujours gênée de devoir laisser ses beaux-parents aller dormir à l’hôtel faute de place pour les loger la nuit, et aussi elle ne doute pas un seul instant que plus tard, ils auront un enfant et qu’il leur faudra donc une chambre supplémentaire. Alors un jour, elle monte dans les combles et, dans cet espace mansardé, encombré d’un bric-à-brac fait de reliques poussiéreuses et squatté depuis des lustres pas les araignées et autres insectes qui pullulent à la campagne, elle imagine ce qu’il serait possible de faire. Du côté du pignon Est, elle verrait très bien une chambre assez spacieuse en ôtant la cloison qui sépare les deux petites pièces autrefois réservées aux commis. Elle fera poser une grande fenêtre de toit sur le pan Sud, et une fois bien isolée, aménagée et meublée, ça devrait faire une jolie chambre d’amis… ou d’enfant. Et du côté de la façade Sud, quand ils auront, là aussi, vidé toute cette ripaupette accumulée depuis des décennies pour ne pas dire des siècles, elle imagine une sorte de loft polyvalent, une grande pièce de détente aménagée en salon, bibliothèque et salle de gym par exemple. La place ne manque pas, et les idées de Rose non plus. En démontant une partie du pan de toit sud, elle verrait bien une grande baie donnant sur une terrasse. Alors elle prend des notes, mesure de long en large et en hauteur. Puis elle fait des plans, trace des esquisses
qui bien vite deviennent des dessins précis, cotés et annotés. Un soir, elle explique à Pierre-Loup ce qu’elle projette pour l’aménagement des combles, et elle étale sur la table de la cuisine tous les détails de ce qu’elle envisage. Car elle a tout prévu la Rose, et son projet est si avancé que, loin d’en être surpris, Pierre-Loup en est tout de même ébahi d’iration. Lui aussi pensait qu’il faudrait un jour faire quelque chose de cette partie de la maison qui, pour l’instant, ne leur sert à rien. Mais ses idées étaient toujours confuses, impossible pour lui de se projeter dans un chantier qu’il imaginait bien, mais dont les contours restaient flous. Et maintenant, il a sous les yeux des plans clairs, des dessins très réalistes, des devis précis, et même une proposition de financement de la banque. Rose expose son projet : « Tu comprends, il nous faut une pièce pour recevoir tes parents, on ne peut pas toujours les laisser aller à l’hôtel. Alors, toute cette place aujourd’hui totalement inutile, on va en faire un espace plus intime, un endroit réservé aux loisirs. La chambre d’abord ; ôter la séparation et reconditionner l’espace dégagé en une seule pièce où on aménagera une salle d’eau avec douche et WC. Au milieu du mur face à la porte, on mettra un grand lit, et de chaque côté, une commode et une petite armoire-penderie. Et enfin, sous la fenêtre de toit, une coiffeuse… Ça va ? Tu me suis ? — Ça va ! Je vois à peu près où tu veux en venir. — Bien ! Maintenant, la grande pièce-détente, avec une bibliothèque, un meuble multimédia, un canapé et deux fauteuils, et une large baie vitrée et coulissante donnant sur une terrasse. Un peu à la manière du lock-out de Victor Hugo à Guernesey, sauf qu’on ne verra pas l’océan, mais le Lomont… Bien sûr, tout ça va coûter cher, alors j’ai constitué un dossier pour le financement, une offre de prêt sur dix ans auquel il ne manque que nos signatures… Alors ? Qu’est-ce que tu en penses ? — J’en pense que tout cela est parfait, comme d’habitude, tu as pensé à tout, cependant… » Rose, inquiète, fronce les sourcils : « Quelque chose ne va pas ?
— Sur le plan, dans cet angle de la pièce… que représente ce rectangle dans lequel tu as inscrit Mac-Pont… c’est quoi au juste ? Je ne vois rien sur le dessin. — C’est quelque chose d’indispensable dans un endroit conçu pour la détente et le loisir : un bar ! — Et Mac-pont, c’est pour Macvin et Pontarlier je suppose ? — Tout juste ! Alors ? On commence quand ? »
21
Avoir un objectif dans la vie donne du courage et parfois décuple nos forces pour accomplir des choses dont on ne se savait pas capable.
Lorsqu’il est rentré d’Espagne, si on lui avait dit qu’un jour, il transformerait La Grange-Ferrière en un lieu d’une renommée telle que les clients s’y pressent et en redemandent, Pierre-Loup aurait sans doute crié au fou. Pourtant, avec l’aide et le soutien indéfectible de sa femme, il a atteint et déé le but qu’il s’était fixé ; une réussite presque indécente. « Aux Délices du Lomont » n’est peut-être pas un établissement étoilé, mais sa cuisine s’apprécie par la qualité des produits utilisés et son environnement bucolique enchante tous ceux qui y viennent.
***
Dans les combles, les plus gros travaux sont pratiquement achevés. Le chantier a duré plus longtemps que prévu, et quelques mauvaises surprises sont venues augmenter les coûts ; le budget va être largement déé. Conscients du problème, ils se mettent d’accord pour attendre avant de s’attaquer aux aménagements et finitions. Un jour d’été, après un après-midi particulièrement caniculaire, la météo prévoit pour la nuit des orages qui pourraient occasionner des vents avec de fortes rafales. Pierre-Loup est inquiet pour la grande double-porte vitrée de la terrasse, qui vient tout juste d’être posée. Il téléphone au menuisier pour lui faire part de ses craintes. Celui-ci le rassure : « Ne vous inquiétez pas monsieur Delavenne, d’après le fabricant elle est conçue pour résister à des vents de cent soixante kilomètres/heure. Elle est au Sud, et si j’en crois la météo, l’orage viendra plutôt par l’Ouest, et vous êtes protégé par le
Lomont, ça devrait atténuer un peu les bourrasques s’il doit s’en produire. Si ça peut vous rassurer, maintenez le volet fermé et il ne devrait pas y avoir de problème. » La nuit suivante, Rose ne dort pas, tout autour de La Grange-Ferrière le tonnerre gronde au loin, le vent hurle dans les branches des trois sapins plantés là à une dizaine de mètres après avoir été dégarnis au lendemain de trois noëls d’antan, et qui depuis ont beaucoup grandi, l’inquiète. Vers trois heures, l’orage annoncé arrive au-dessus de Clairvallon. Quelques minutes après, il y a soudain un bruit effrayant ; un coup de tonnerre sec d’une lueur inouï suivi d’un fracas épouvantable, Rose crie de peur, Pierre-Loup se réveille en sursaut : « Qu’est-ce qui s’est é ? — C’est l’orage ! La foudre a dû toucher quelque chose tout près. » Il se lève prestement, enfile un imperméable sur son pyjama, sort et fait le tour de la maison ; un des trois sapins a été déraciné et gît au sol. Il se rassure. « Ça va, c’est le plus grand, celui du milieu qui n’a pas résisté, il s’est cassé en deux en tombant contre la maison, apparemment il n’y a pas trop de dégâts, mais on verra mieux quand il fera jour. » En robe de chambre et mules, Rose a ret son mari. Tout en maintenant le col de son peignoir fermé, elle regarde le sapin couché au sol, en deux morceaux et elle lève les yeux sur la maison lorsque quelque chose attise sa curiosité. Au milieu du pan de mur, à un mètre environ en dessous de la demi-croupe du toit, là où il y avait le bardage qui gît maintenant éparpillé au sol, un rond de quelques briques disposées en étoile tranche au milieu des pierres du mur, et dans le rond, d’autres briques sont scellées à plat les unes sur les autres. Elle interroge son mari : « Dis Pilou… c’est quoi ce truc en briques là-haut ? — Ça ? C’est une sorte de fenêtre qui devait autrefois servir pour donner de la lumière dans les combles… apparemment, celle-ci a été bouchée, elle ne devait plus être utile. » L’esprit créatif de Rose ne s’arrête jamais, pas même à cause d’un orage. Il lui vient une idée :
« Regarde Pilou, elle se trouve juste à la hauteur de la salle de loisir, une fenêtre ronde… ça pourrait être sympa si on pouvait la rouvrir ? — Ça doit être possible, et même pas très compliqué. On verra ça quand il fera meilleur. » Décidément, il se dit que sa femme est un génie ; d’une catastrophe, elle arrive à en sortir quelque chose de positif. Rose retourne se coucher tandis que Pierre-Loup s’apprête à allumer le four pour sa fournée. En plus de son métier de restaurateur, il a repris la boulange. Il ne fait que deux petites fournées par jour, mais du pain qui a grandement contribué à la renommée de son restaurant, et que les habitués viennent, maintenant, acheter de tout le canton.
***
Rose a ressorti pour la énième fois les feuillets d’Alceste et les notes du curé, et elle cherche désespérément un indice qui pourrait les amener au magot. Alors, comme elle le fait chaque fois, elle lit et relit en décortiquant chaque mot, chaque phrase. Jusqu’à présent toujours pas de résultat. Mais aujourd’hui, quelque chose a fait comme un déclic dans sa réflexion, une illumination, un élément nouveau qui va l’amener, elle en est sûre, à la solution de l’énigme. Avachi dans un profond fauteuil, Pierre-Loup savoure un moment de repos tout en lisant le journal du jour. Il remarque que sa femme ne tient pas en place sur sa chaise, elle se lève brusquement, va de long en large et se rassoit. Il sait bien ce que ça signifie, elle a quelque chose à lui dire, mais elle hésite à le déranger dans sa lecture. Par jeu, il fait comme s’il n’avait rien remarqué, et il attend. Il n’attend pas longtemps, elle finit par craquer et lui dit : « Dis Pilou… pardon si je te dérange, mais je crois que j’ai trouvé la signification de l’indice pour le magot. Une fenêtre ronde, ça s’appelle aussi un œil-de-bœuf ? — Oui… et alors ?
— Et ben ! Œil-de-bœuf ? Ça ne te rappelle rien ? — ? — Écoute-moi et suis mon raisonnement. Si devant œil-de-bœuf, on ajoute ouvrir, ça donne ouvrir l’œil-de-bœuf, et si on remplace : de bœuf par : sur le Lomont… ça donne… ouvrir l’œil sur le Lomont… Pilou ! Ouvrir l’œil sur le Lomont ? Ça ne te dit toujours rien ? — Le magot du général ! — Tout juste ! Et tu sais ce que je pense ? C’est qu’il y a gros à parier que lorsque tu auras ouvert l’œil-de-bœuf dans les combles, en regardant le Lomont qui se trouve juste en face, on aura peut-être, l’endroit où est caché la cassette. — C’est bien vu Rose, mais je te signale que le Lomont n’est pas tout près, on est à plus de trois cents mètres des premiers sapins, ça laisse quand même une sacrée surface à explorer… — C’que tu peux être défaitiste. — Non, je ne suis pas défaitiste ! Au contraire, je te trouve formidable, et je pense que tu as fait une bonne déduction, mais il va y avoir encore du pain sur la planche. — Ne t’inquiète pas… dès que l’œil-de-bœuf sera ouvert, je m’installerai devant tous les jours s’il le faut, et s’il y a le moindre indice à trouver, fais-moi confiance, je le trouverais. »
***
Sur l’insistance de sa femme, Pierre-Loup finit par céder. Un jour, il se déguise de nouveau en ouvrier du bâtiment. Il prend une massette et deux burins, et ils montent tous les deux dans les combles. Après avoir pris des mesures pour évaluer l’emplacement approximatif de l’œil-de-bœuf et sous le regard attentif de Rose, il s’attaque au crépi. Dès les premiers coups de burin, l’enduit de
ciment vol en éclats laissant apparaître une partie du bouchon de briques. Ensuite, il dégage suffisamment de crépi pour mettre à jour l’ensemble de l’œilde-bœuf. En tapant avec le burin sur les briques du bouchon, il devient fébrile, ça sonne creux, alors il tape moins fort, il se dit qu’il y a un espace vide dans l’épaisseur du mur à cet endroit, et qui sait, peut-être y a-t-il quelque chose à l’intérieur. Il ôte les briques jusqu’à avoir un espace suffisant pour y er le bras. Lorsque sa main rencontre quelque chose qui ressemble à du papier, son cœur se met à battre plus fort. « Rose… il y a quelque chose dans le mur. — T’es sûr ? — Attends ! Je vais agrandir le trou. » Fébrilement et avec d’infinies précautions, il retire les briques une à une et, dans ce trou, une feuille de papier pliée en quatre, poussiéreuse et jaunie, cachée là depuis des lustres. Avec des gestes lents de chirurgien, il s’empare de la feuille fragilisée par le temps et la tend à Rose : — Tient ! Ça a peut-être à voir avec le magot ! — Tu crois qu’il avait des héritiers le général ? — On en sait rien. — Attends ! On n’a pas encore lu ce qu’il y a sur le papier, on va peut-être savoir. Elle déplie délicatement la feuille et lit : « Monsieur, j’ai suivi vos instructions à la lettre, malheureusement, en venant ici, j’ai été blessé à cause d’une chute de cheval, et de plus, ma phtisie s’est de nouveau manifestée et ne me laisse pas beaucoup d’espoir. Je crains que vous ne me retrouviez pas vivant à votre retour. Je profite de ce que votre neveu condamne cet œil-de-bœuf pour y cacher cette lettre, et pour vous dire que votre cassette est bien là où vous avez souhaité qu’elle soit, enterrée au point le plus éloigné de l’ombre portée de ce que vous savez, à l’heure de midi du jour de
votre anniversaire. Je vais laisser des instructions à Monsieur le Curé, votre cousin qui est un saint homme et surtout discret, afin qu’il vous aide à retrouver ce qui vous appartient. J’attends la mort avec confiance et dans l’espérance que nous a enseignée notre mère la Sainte Église. Honoré Fréchin. » Rose replie la feuille et reste pensive : « Ça ne nous avance pas beaucoup, mais au moins on sait que le magot existe. — Je dirais plutôt qu’il a existé. — Qu’est-ce que tu veux dire ? — Voyons Rose, rien ne nous dit qu’il n’a pas déjà été trouvé… par inadvertance, par un paysan ou tout simplement par quelqu’un qui le cherchait et serait tombé dessus par hasard, et l’aura garder pour lui sans rien dire à personne. — C’est possible, mais pour le savoir il nous faut résoudre l’énigme du point le plus éloigné de l’ombre portée de ce que vous savez, à l’heure de midi du jour de votre anniversaire. L’heure on l’a, il ne nous reste qu’à trouver la date… — Si j’ai bien compris, Fréchin est revenu à Clairvallon un 18 juin, c’est peutêtre aussi le jour anniversaire du général… — Pilou ! Je pense que notre déduction est bonne. Dans cette histoire, tout tourne autour de cette date et de La Grange-Ferrière, et c’est l’ombre portée de quelque chose de la maison ou autour… — Si c’est un point de la maison, on le trouvera, mais si c’est un arbre, il y a de fortes chances qu’il soit mort ou qu’il ait été abattu depuis longtemps. » Rose se tait, elle semble perdue dans ses pensées. Cette histoire de trésor dont on parle beaucoup, mais que l’on ne trouve jamais, lui en rappelle une autre, celle du Laboureur et ses enfants de Jean de La Fontaine. Et si tout n’était en fait qu’un canular, une mystification de plus destinée à faire rester les gens au pays ? Si c’est le cas alors, combien de fouilles auront été menées en pure perte dans les champs et les bois alentour, et par toutes sortes de gens parfois venus de très loin, alléchés par l’appât de la fortune ? Combien de margoulins auront prétendu savoir de source sûre où se trouvait le magot, et seront repartis après avoir
dépouillé de pauvres naïfs qui auront payé parfois très cher des indications qui se seront révélées fausses ? Deux siècles de recherches par des dizaines d’hommes et de femmes qui croyaient en la légende. Pourtant, le bout de papier qu’elle vient de lire est bien réel celui-là, et peut-être que pour la première fois il y a enfin un indice sérieux sur le mystère du magot du général. Mais faut-il y croire ou n’est-ce pas encore un appât, un leurre qui aurait été placé là juste pour entretenir la croyance populaire ?
22
L’amour triomphe de tout. Virgile
Depuis plusieurs semaines, la pluie tombe presque sans discontinuer, l’automne s’annonce pourri, et ce n’est pas prêt de s’arranger. Après l’orage de l’été dernier, la météo prévoit cette fois une grosse perturbation, une tempête d’équinoxe qui pourrait occasionner de nouveau des vents forts et des rafales exceptionnelles. Un matin très tôt, après une accalmie et alors que Pierre-Loup vient tout juste d’allumer son four à pain, la tempête reprend de plus belle avec une extrême violence. Dans le four, le fagot de bois sec commence à crépiter quand soudain, alors qu’il s’apprête à recharger le four en bois, un fracas épouvantable fait trembler les portes et exploser les fenêtres plongeant le restaurant dans un courant d’air violent. Pierre-Loup sort en courant. Devant la maison, un amas de tuiles brisées jonche la cour. À chaque rafale, il en tombe un peu plus. Rose est sortie à son tour et, voyant de la fumée s’échapper par les fenêtres brisées, elle hurle : « Pilou ! Le feu ! » Elle se précipite sur son téléphone pour appeler des secours. Des brindilles en flamme arrachées au four par la force des courants d’air se sont dispersées dans la salle de restaurant et ont enflammé les nappes. Pierre-Loup s’en veut, dans sa précipitation il a sans doute mal refermé le four. Il tente de rentrer, la fumée a envahi la maison et lorsque les pompiers arrivent la salle à manger n’est plus qu’un brasier.
***
Lorsque le jour se lève et après que les pompiers sont partis, le constat des dégâts est sévère : le quart de la toiture du restaurant s’est envolée, une large plaie béante laisse apparaître la charpente. Même si l’incendie a été vite maîtrisé, la salle est complètement détruite et pour tout arranger, si le vent s’est un peu calmé, une pluie abondante et continue tombe depuis plusieurs heures. PierreLoup est dépité ; des mois de travail réduits à néant. Il faudra encore beaucoup de temps, de l’argent et énormément de besogne pour redonner à La GrangeFerrière l’aspect d’avant. Si la partie habitation n’a pas eu à souffrir des flammes, la fumée de l’incendie s’y est rependue, il règne dans toutes les pièces une odeur âcre et persistante, et de la suie recouvre les meubles et le sol ; tout est à nettoyer. Assise sur le bord du lit, Rose pleure. Surmontant son désarroi, Pierre-Loup vient la consoler : « Rose ma chérie, t’en fais pas, on s’en remettra, ce qui compte, c’est que nous ne soyons pas blessés. — Tu t’en rends compte, lui dit-elle entre deux sanglots, tout ce qu’on a fait est fichu. Qu’est-ce qu’on va devenir maintenant ? — Eh bien, on va recommencer. Pense à Alceste, que crois-tu qu’il ferait s’il était là aujourd’hui ? Il retrousserait ses manches et nous dirait : Allez les gosses, c’est pas le moment de trayener, faut pas garder les mains dans les poches ni les deux pieds dans le même sabot ; au boulot et au trot ! On ne va quand même pas se laisser abattre, on est des Delavenne que diable ! » À l’évocation du grand-père, Rose a eu un léger sourire puis, rassérénée par le calme et la détermination de son mari, elle reprend peu à peu ses esprits. Après avoir essuyé ses larmes et s’être mouchée, elle se lève brusquement et dit, le visage grave et la voix rageuse : « Tu as raison, le ciel nous a frappés, on va lui montrer qu’on n’est pas des mauviettes ! Et on s’y met tout de suite ! Par quoi on commence ? — À la bonne heure ! Là, je te retrouve. En priorité, il faut mettre le bâtiment hors d’eau. Quelque part, on a de la chance dans notre malheur, il n’y a que le restaurant qui est mouillé. Je vais aller voir au bourg pour essayer de trouver des
bâches… » Tut tut ! Une voiture rentre précipitamment dans la cour en slalomant entre les gravats. C’est le maire qui court maintenant se mettre à l’abri. Pierre-Loup l’accueille en lui ouvrant largement la porte : « Salut Pierrot ! On peut dire que tu tombes bien, je pensais justement aller à la mairie. — Je fais la tournée du village pour évaluer les dégâts. — Qu’est-ce que ça dit au bourg ? — À part quelques tuiles envolées et des branches cassées, il y a peu de dommages dans l’ensemble, par contre, il semble que vous ayez pas mal trinqué. — Pour faire court, le bardage Est qui avait été épargné par l’orage de juillet est au sol, une partie du toit au-dessus du restaurant s’est envolé, la salle a été ravagée par le feu et maintenant il y a de l’eau partout. Notre outil de travail est détruit. Dans le meilleur des cas, il faudra des mois pour tout remettre en état, et je n’ose même pas imaginer ce que ça va nous coûter. — De quoi avez-vous besoin en urgence ? — Il nous faudrait des bâches et quelques bras pour m’aider à boucher le trou dans le toit, environ quarante mètres carrés. — C’est tout ? — Pour le moment oui ! C’est vraiment le plus urgent. Après, on aura surtout besoin de bras et de bonnes volontés, il va falloir tout déblayer à commencer par la cour. — Les bâches c’est pas un problème, je peux en avoir, et pour les bras, je vais essayer de vous trouver du monde. As-tu é ton assurance ? — Pas encore ! — Je te conseille de le faire le plus rapidement possible parce qu’avec les assureurs c’est toujours long avant qu’ils ne versent les indemnisations, et
surtout prends des photos des dégâts, et après avoir mis hors d’eau, n’entreprends rien avant la visite de l’expert. Et toi Rose, de quoi as-tu besoin ? — La fumée de l’incendie a tout envahi dans la maison, tout est à nettoyer. Le linge à relaver, la vaisselle, tout est à reprendre, il y a de la suie partout… C’est l’horreur, je ne sais pas par quel bout m’y prendre. — Je te comprends, mais ne t’en fais pas, je vais te chercher de l’aide parmi les femmes du village. On va bien trouver quelques bonnes volontés, des gens prêts à vous aider. »
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Quelques jours plus tard et après la visite de l’expert, Pierre-Loup s’est mis au travail. Avec l’aide du Francis Rémonnay et de sa benne attelée au tracteur, ils ont déblayé la cour. Grâce à une avance de fonds versée rapidement par l’assurance, un couvreur est venu refaire le toit, et les travaux à l’intérieur ont pu démarrer. Ginette et la Claudine Boillot ont aidé Rose à nettoyer toute la partie habitation. Si les bonnes volontés sont venues en nombre au début, devant l’ampleur de la tâche elles se sont vite réduites à trois ou quatre personnes plus assidues que les autres, et parmi elles les parents de Rose, surtout Ginette qui n’a pas ménagé ses efforts pour aider sa fille. En quelques jours, la partie habitation a retrouvé son éclat, et seule, parfois, une fugace odeur de fumée rappelle les moments difficiles de septembre. Pour le reste, c’est un peu le statu quo. L’assurance traîne les pieds pour indemniser, et les travaux n’avancent pas assez vite. PierreLoup, qui pensait pouvoir rouvrir pour les fêtes de fin d’année, doit se rendre à l’évidence : ça ne sera pas possible, peut-être à Pâques, et encore, il n’y a rien de sûr. Tout est à reprendre, le mobilier les murs, la vaisselle et surtout, tous les vêtements et le linge de maison qui, même après un premier lavage, sentent encore la fumée. Ils travaillent tous les deux d’arrache-pied pendant des semaines pour tout refaire. Laver encore et encore, vider la salle à manger de ce qui était irrécupérable, c’est-à-dire presque tout. Tous les jours, tôt le matin
jusque tard le soir, ils vont au bout de leurs forces pour redonner vie à La Grange-Ferrière, pour la faire encore plus belle et plus accueillante. Parfois tout de même, après une journée plus éprouvante que les autres et que l’un d’eux craque, l’autre est là pour le réconforter, lui redonner le moral : « Pilou, tu crois qu’on va finir un jour, dit Rose en sanglotant de fatigue ? — Bien sûr ! Comment peux-tu en douter ? — Parce que parfois j’en ai marre, j’ai l’impression qu’on n’en verra jamais le bout. — Mais si ! Regarde tout ce qu’on a déjà fait… On est fatigués tous les deux, repose-toi un peu, je termine ce mur en peinture et demain on ira se détendre en ville, et on se fera un resto. — Tu crois que c’est bien raisonnable, nos fonds ne sont pas au mieux… — Bah ! Pour une fois qu’on sort, ça ne nous arrive pas si souvent. C’est pas ça qui va nous faire couler. » Le maire vient les voir régulièrement, épaté par le travail des jeunes. Il leur offre sa caution morale en intervenant personnellement lorsque des obstacles techniques ou istratifs surviennent. Un petit coup de pouce qui permet parfois de gagner beaucoup de temps. Et le travail reprend avec encore plus d’acharnement. Quelques hommes du village sont venus les aider au hasard de leurs disponibilités. Vers la fin du mois d’avril, La Grange-Ferrière a retrouvé son éclat d’avant la tempête. Tout est prêt, « Aux Délices du Lomont » est exactement comme avant ; chaque chose a retrouvé sa place et la cuisine est rutilante de propreté. Mais le plus spectaculaire se trouve à l’extérieur. Rose s’est mise en devoir d’aménager les abords. Grâce à un petit motoculteur prêté par le Francis Rémonnay, tout autour de la cour, les gravas d’hier ont laissés la place à des parterres de fleurs multicolores, et des rosiers commencent à grimper aux murs : « Tu vois Pilou, toi qui rêvais d’avoir un resto au milieu des fleurs, eh bien voilà, tu l’as ! — Je suis fier de toi, c’est tout simplement magnifique…
— Et encore, je pense aménager une terrasse pour les clients qui voudraient manger dehors, et j’ai aussi des projets pour le côté de la maison vers les deux sapins… — T’as prévu quoi ? — Je vais planter quelques arbres pour ombrager un coin repos avec des bancs et une petite aire de jeux pour les enfants. »
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Rose et Pierre-Loup décident de rouvrir le premier mai, il ne leur reste que quelques jours pour terminer les finitions, er les fournisseurs et faire les premières commandes. Ce matin, le maire est là, ravi de leur annoncer une bonne nouvelle. Sur sa proposition, le conseil municipal a voté à l’unanimité le financement d’une campagne de publicité de quelques jours dans les médias régionaux pour faire connaître la réouverture du restaurant. C’est plus qu’un coup de pouce, c’est une véritable aubaine, une grosse épine qu’on leur retire du pied. Malgré l’argent que leur a alloué l’assurance, ils ont dû taper largement dans leurs réserves au risque de mettre en péril tous leurs efforts pour la suite. Quelques jours auparavant, Rose a fait savoir à tous ceux qui les ont aidés à un moment ou à un autre, qu’ils étaient invités le jour de l’ouverture à un pot de l’amitié, un petit lunch pour les remercier La veille, ils sont allés dans le bois cueillir du muguet et des souvenirs reviennent : « Ça ne te rappelle rien Pilou ? — Oh si ! On avait onze ans et ce jour-là, tu as déchiré ta robe dans les ronces. — Il s’en est é des choses depuis, et tu sais quoi ? Je peux bien te le dire à présent, à cette époque, j’étais déjà un peu amoureuse de toi.
— Non ! Un peu seulement ? — Un peu beaucoup même ! En tout cas, quand j’imaginais mon avenir, c’était toujours avec toi. — Maintenant, je comprends mieux pourquoi tu t’es autant démenée pour m’aider quand j’étais dans la mouise, sans toi j’y serai peut-être encore… Je ne te remercierai jamais assez ma chérie. — Et je ne regrette rien, aujourd’hui je suis la plus heureuse des femmes. » À leur retour, ils ont disposé du muguet devant chaque assiette pour les invités du lendemain. Presque tous sont venus et ne tarissent pas d’éloges sur la qualité du travail accompli, et tous sont repartis avec des viennoiseries ou des gâteaux cuits au feu de bois offerts par la maison avec en prime quelques brins de muguet. Le premier jour et les suivants n’ont pas été spécialement euphoriques, mais tout de même plutôt rassurants. Petit à petit, les clients sont revenus. Les habitués d’abord, enchantés de retrouver « Aux Délices du Lomont » encore plus accueillant, avec une nouvelle déco, un livre d’or et une nouvelle carte où les petites erreurs de menus ont été corrigées, puis, grâce à la publicité offerte par la municipalité, de nouveaux clients ont beaucoup contribué au bon redémarrage. Les jeunes Delavenne peuvent être satisfaits, la pérennité de leur entreprise semble désormais assurée et la tempête de septembre n’est plus qu’un mauvais souvenir. Mais leur situation financière sera encore délicate pour longtemps, les frais engagés ont été énormes et la banque est loin d’être aussi optimiste qu’eux, seule l’intervention du maire a, sinon, rassuré, pour le moins permis qu’elle prenne quelques risques et consente à continuer à suivre le couple dans leur entreprise.
***
Un soir, Rose et Pierre-Loup ont la visite de Monsieur le Curé qui leur dit qu’il a des révélations importantes à leur faire. Ils se souviennent alors de la lettre
d’Alceste qui leur conseillait d’aller le voir, ils l’avaient complètement oublié. Ils sont très intimidés, autant par ce qu’ils vont peut-être apprendre que par le fait qu’ils ne sont pas retournés à l’église depuis leur mariage. Mais le curé ne fait aucune allusion à leur manque d’assiduité à la messe du dimanche. Tenant sur sa poitrine un volumineux dossier comme s’il portait le Saint Sacrement et conscient de l’importance de ce qu’il va apprendre au jeune couple, c’est avec beaucoup d’émotion qu’il commence ses confidences : « Ce que je vais vous apprendre est le fruit de longues recherches dans les archives de plusieurs mairies et cures alentour. Lorsque votre grand-père est venu me voir pour consulter les registres, ce qu’il a trouvé a aiguisé ma curiosité et, avec son consentement, je me suis mis à chercher aussi, et voici ce que j’ai découvert. Pour bien comprendre, il faut remonter au XVIIIe siècle, sous l’Ancien Régime, à la construction de La Grange-Ferrière. C’est en 1770 qu’un homme, qui disait s’appeler Benoît Ferrière, s’installa sur les terres au lieu-dit Le Chardonnier, et y construisit sa ferme, une simple grange où l’homme, les bêtes, fourrage et matériels, se partageaient l’espace ; il l’appela : La Grange-Ferrière. De son mariage avec une fille du pays, il eut six enfants dont deux seulement survécurent ; Rodolphe né le 18 juin 1780 et Huguette un an après presque jour pour jour. Rodolphe n’avait pas l’âme d’un paysan, dès sa plus petite enfance, il voulait être soldat aussi, lorsque les recruteurs de Napoléon se présentèrent à Clairvallon, le jeune Rodolphe âgé de vingt ans s’engagea, au grand désespoir de son père qui se retrouvait sans homme pour reprendre la ferme. Au sergent recruteur qui lui demandait de décliner son identité, il déclara : “Rodolphe Ferrière, de la Grange-Ferrière à Clairvallon”. Si bien que sur ses papiers militaires, il était devenu le soldat Rodolphe De Lagrange-Ferrière. Loin de s’en offusquer, il se dit que cette particule, involontairement ajoutée à son nom, favoriserait peut-être sa carrière de soldat. Conscient qu’il lui fallait un homme pour l’aider dans son travail, le père Ferrière, vieillissant, maria sa fille Huguette au commis Delavenne, un vaillant journalier, venu du Haut Doubs, qui assura ainsi la pérennité de la ferme. Dans le même temps, la sœur de Benoît Ferrière avait épousé le charron Léon Mariotte, un homme très pieux, et ils eurent sept enfants dont Henry qui fut
ordonné prêtre et à qui on donna la charge de la paroisse de Clairvallon. Ainsi, Rodolphe Ferrière était-il le cousin germain du Père Mariotte. Ce qui explique que Fréchin se soit confié à lui dès son arrivée à Clairvallon. Durant toutes ses années de bataille sur tous les fronts de l’Empire, Rodolphe se fit remarquer de l’Empereur par sa bravoure. Sa vaillance au combat lui valut de prendre rapidement du galon, et il fut honoré par de nombreuses citations et récompenses. Lors de l’occupation de l’Espagne, promu Roi d’Espagne, Joseph Bonaparte, frère de Napoléon, tint à le garder à son service et le fit général. Rodolphe vit sa solde faire un bond conséquent et Napoléon lui accorda une rente que beaucoup d’autres généraux lui envièrent. Peu dépensier, et même un peu avare, il accumula vite une petite fortune. Il engagea un valet qu’il choisit simplement parce qu’il était franc-comtois originaire de Besançon, il s’appelait Honoré Fréchin, un homme aussi effacé qu’efficace au service de son maître. En 1815, pendant les cent jours après le retour de Napoléon, Rodolphe reprit du service. Mais les choses avaient changé, les troupes n’avaient plus le moral. Les ennemis d’avant étaient toujours là et avaient eu le temps de s’organiser durant le séjour forcé de l’Empereur en exil sur l’île d’Elbe. Lors de la bataille de Ligny, Rodolphe profita de ce que le général qui commandait la 6e division de la Grande Armée avait décidé de déserter avec quelques officiers de son état-major, pour se retirer lui aussi. Il envoya son valet avec sa fortune accumulée durant son service au côté de l’Empereur, avec le devoir de le précéder à Clairvallon afin de préparer son retour à La Grange-Ferrière. Trois jours plus tard, c’était la défaite de Waterloo le 18 juin 1815. » Ils ont écouté, presque religieusement, le récit que leur a fait le curé. Pierre-Loup est très ému, c’est de ses ancêtres dont il s’agit, il demande : « Si j’ai bien compris, La Grange-Ferrière a toujours appartenu à ma famille depuis sa construction, il y a plus de deux cents ans ? — Oui ! Tu es le descendant direct de Benoît Ferrière, et comme son fils, le Général De Lagrange-Ferrière n’a jamais eu d’héritier, tu es le dernier descendant de la lignée des Ferrière. »
***
Quelques semaines plus tard, à l’approche de la date du 18 juin, Rose, fébrile, est de plus en plus attentive aux prévisions météorologiques. Malheureusement, elles ne sont pas bonnes et le jour fatidique, le temps est crabouillasseux. À midi, il pleugène, une pluie fine et continue tombe sur Clairvallon. Après le repas, Rose dit à son mari : « Tu sais quel jour on est ? — Mercredi ! Pourquoi ? — C’est aussi le 18 juin et le temps est mauvais, on ne voit pas le soleil. — Je te vois venir, tu penses toujours au magot… — Ben oui, et c’est pas cette année qu’on va le trouver. T’as vu le temps qu’il faisait à midi pile ? — De toute façon, à midi tu ne risquais pas de le trouver, c’était pas le bon moment… — Comment ça, pas le bon moment ? — Parce que ma chérie, nous sommes à l’heure d’été et nous avons, de ce fait, deux heures d’avance sur le soleil. En fait, c’est seulement à quatorze heures qu’il est au plus haut. Et en plus, tu cherches l’ombre portée de quelque chose que tu ne connais pas. — Si je comprends bien, on n’est pas près de le trouver ? — Plutôt que de se fatiguer à le chercher, je pense qu’on ferait mieux de nous en remettre à la providence… — Ça risque d’être long et hasardeux ! — Gardons confiance, le hasard n’est que la mesure de notre ignorance, mais il peut parfois bien faire les choses. — Je suis trop pragmatique pour m’en remettre au seul hasard, j’ai besoin de
concret, de certitudes… — Moi, ce dont je suis certain c’est que le trésor je l’ai déjà trouvé. — Ah bon ! Où ça ? — Ici ! Près de moi depuis toujours, et il s’appelle Rose Delavenne ! — Arrête ! Tu dis n’importe quoi… c’est pas drôle ! — Mais c’est la vérité Rose, nous ne serons sans doute jamais millionnaires, mais ce dont je suis sûr, c’est que sans toi je ne serais pas ce que je suis devenu. Tels les fils du laboureur de La Fontaine, je sais maintenant que nos richesses sont dans ce que nous faisons nous-mêmes, et tout ce que je suis parvenu à faire de bien dans ma vie, c’est à toi que je dois. Notre trésor à nous c’est La GrangeFerrière et ce que nous en avons fait. — C’est drôle ce que tu me dis là… — À quel sujet ? — À propos de la fable de La Fontaine… Il n’y a pas très longtemps, je me suis fait la même réflexion ; et si cette histoire de trésor n’était qu’une farce montée de toute pièce il y a plus de deux siècles ? — C’est pas impossible ! On ne le saura sans doute jamais. Sauf si on le trouve, mais de toi à moi, je n’y crois plus beaucoup. » Rose reste silencieuse. Une larme glisse lentement sur sa joue. Pierre-Loup la prend dans ses bras : « Ma chérie, il ne faut pas pleurer. Je comprends ta déception, mais pense plutôt à tout ce que tu as fait et réussi dans ta vie. Tu peux être fière de toi, nous nous aimons et c’est grâce à notre amour que nous allons encore avancer. Dis-toi bien qu’il y a plus malheureux que nous. Quant au magot, on va arrêter d’y penser, continuer à faire comme s’il n’existait pas, au moins, tout ce que nous aurons nous ne le devrons à personne d’autre que nous. Regarde, même la météo est de notre côté, il ne pleut plus et le soleil revient. »
***
Les combles sont maintenant terminés, Rose a, comme à son habitude, subtilement sélectionné les meubles. Là où autrefois les commis dormaient sur des paillasses humides dans une fournaise l’été et le froid l’hiver, il y a maintenant une chambre douillette, et de l’autre côté, un vaste espace lumineux et confortable, propice à la détente.
***
La journée est finie, Pierre-Loup se sert un Pont et verse un peu de Macvin dans un verre qu’il offre à Rose en s’exclamant comme il le fait désormais à chaque fois qu’ils prennent l’apéritif ; il porte un toast et s’exclame : « À la mémoire d’Alceste ! » Rose lève son verre et trinque, boit une gorgée et regarde son mari avec insistance ; il s’inquiète : « Qu’est-ce que j’ai Rose ? Un bouton sur le nez ? La braguette ouverte ? » Elle rit : « Mon Pilou d’amour, j’ai quelque chose à te dire. — Je t’écoute ! » Elle s’amuse à le faire languir, il s’impatiente : « Aller Rose ! Accouche ! — Ça va venir mon chéri, mais il va juste falloir attendre encore un peu… environ sept mois. — Sept mois ? Tu veux dire que… tu es enceinte ? — Oui ! De deux mois, si j’ai bien calculé.
— Tu le sais depuis quand ? — Depuis tout à l’heure ! » Elle lui montre un résultat d’analyse reçu le matin même. Avec des yeux de hibou, il lit et relit la lettre du laboratoire qui fait état d’un début de grossesse. Puis, il lui prend délicatement le verre des mains, le pose avec le sien, puis il enlace amoureusement sa femme pour un long et tendre baiser.
***
Par l’œil-de-bœuf, ils observent la campagne où est, quelque part peut-être, enseveli le magot. Qui sait ? Demain ou dans un siècle, à la faveur de travaux ou d’un coup de pioche hasardeux, un ouvrier ou un jardinier le trouvera. Eux, ils ne le cherchent plus, le bonheur d’être ensemble leur suffit, et bientôt, ils seront trois. Unis dans une même étreinte, ils regardent au loin la forêt de sapins où repose Alceste et le soleil rougeoyant qui semble leur faire un clin d’œil en disparaissant lentement derrière la masse sombre du Lomont.
L’âme rurale a en elle toutes les fondations ; elle est riche de toutes les successions. Elle accumule sans détruire jamais. Elle contient toutes les origines et tous les résultats. Elle siège au-dessus de cet entassement de dépôts sacrés ; et c’est du sommet de cette colline qu’elle contemple les voies nouvelles. Gaston Roupnel, Histoire de la campagne française
Apostille
Le Lomont
Le Lomont est un massif rocheux au nord de la chaîne du Jura, recouvert, jusqu’au XVIIIe siècle d’une forêt constituée essentiellement de sapins si denses que seuls les gens de la région s’y risquaient. De tout temps, afin de se protéger des attaques d’envahisseurs de tous poils qui menaçaient leur tranquillité, les villageois et paysans s’y réfugiaient soutenus et aidés en cela par les helvètes voisins qui voyaient dans le Lomont un rempart pour leur propre sécurité. Dans cette forêt, où eux seuls étaient capables de s’orienter, aucune armée, pas même celle du grand Jules César et ses Légions, ni les Français durant la présence espagnole en Franche-Comté, ni les Lorrains de Charles le Téméraire, ni les hordes barbares venues du Nord et de l’Est, et pas plus que les troupes nazies durant la deuxième guerre mondiale, n’ont réussi à les en déloger. Les plus lucides de ces conquérants n’ont pas insisté, quant aux autres, leur obstination fut vaine et ils eurent à subir de lourdes pertes. Cette place forte naturelle est facilement défendable puisqu’elle est ceinte à l’ouest par des falaises, et que seuls de rares ages uniquement connus des gens du pays permettent l’accès au plateau du Lomont. À partir du XVIIIe siècle, aux débuts de l’industrialisation en Franche-Comté, les besoins en bois sont énormes – métallurgie, menuiserie… la forêt est alors pillée par les maîtres de forges puis aliénée au gré des besoins financiers de l’État. Par la suite, sur les espaces déboisés, les résineux ont été remplacés par des essences à rotation plus rapide : feuillus, futaies. Vers la fin du XIXe siècle, la position stratégique du Lomont apparaît intéressante, du point de vue militaire, aux généraux français. Un Fort et des ouvrages de protection placés à l’ouest seront construits renforçant ses potentialités de défenses. Des années plus tard, durant l’occupation allemande, la Résistance, consciente des particularités de ce site stratégique, choisit d’y installer un maquis, et investit toute la partie nord. Proche de la Suisse, le maquis s’en trouve idéalement situé. En choisissant d’occuper le Lomont, la Résistance exploite les possibilités offertes par les défenses naturellement fortifiées qui dominent le Pays de Montbéliard. En septembre 1944, le service de renseignement de la Résistance
prévient les maquisards qu’une opération allemande se prépare contre le Lomont. Comme toutes les attaques précédentes depuis des siècles, elle se terminera par la déroute de l’ennemi. Les combattants de l’ombre prouvèrent par là même leur fidélité à la devise : « Comtois, rends-toi ! Nenni ma foi ! » On peut dire que le Lomont reste à ce jour invaincu ; aucun drapeau étranger n’y fut jamais planté.
Lexique
Mots et expressions comtoises en italique dans le texte
Affûtiaux : vêtements Arquer : marcher Avoir les ébluettes : être ébloui Beugne (une) : marque de coups, beugner la voiture, cabosser… Beuiller : épier Beuillot – beuillotte : simplet – simplette Brési : morceau de viande. Brimbelle : myrtille Cheni (prononcer ch'ni) : tas de poussière. Chercher des rognes : chercher querelle Chouille (faire la…) : faire la fête Cornet : sachet de papier ou de plastique Cramaillot : pissenlit Daubot : idiot Écregnaule : un être maigrelet Et autrement : et à part ça
Feuner : chercher partout de façon indiscrète Gaugé : trempé et boueux Gaupé : vêtu Gouillant : vagabond Meilleur temps : mieux fait Murie : sale bête – péjoratif : personne de mauvaise vie Peuge : Automobiles Peugeot, le plus important employeur de la région. Pleugener : pleuvoir doucement Pont : diminutif de « Pontarlier » un alcool apéritif anisé Quêquet : quelqu’un de trop minutieux, trop maniaque Reintri : ridé. Relavure : eau de vaisselle Ripaupette (la) : chose sans valeur Se mettre assis : s’asseoir Teurmé (un) : personnage ayant mauvais caractère Ticlette : poignée de porte Trayener ou Trainailler : traîner, perdre son temps, aller et venir sans rien faire Tuyé : fumoir, grande et large cheminée à fumer la viande Viosse : sale bête
Tournures de phrase comtoises
La syntaxe possède certaines spécificités dans ses tournures de phrases, on observe ainsi plusieurs cas particuliers : Disparition de la préposition dans le cas d’un complément d’objet indirect ou cas contraire pour un complément d’objet direct ; exemple « Il ressemble à son père » devient « il ressemble son père » ; « servir quelqu’un » devient « servir à quelqu’un ». Doublement des infinitifs : « faire faire » au lieu de « faire ». Inversion de la place du pronom indéfini ; exemple « J’ai vu personne » devient « J’ai personne vu ». Autre particularité : la locution « tous les deux » et ses dérivés (nous deux…). Au lieu de dire « Tous les deux », on dira : « On est allés au cinéma tous seuls les deux, la Muguette » ou « On a mangé les deux Louise » (sous-entendu Muguette et moi, Louise et moi). De même, pour « Mon fils et moi » ou « Nous deux » suivi du nom d’une personne, on évite de rajouter « et moi » qui reste sous-entendu. Par exemple « Un jour, nous deux le Roland… ».
Petite histoire du parler comtois
C’est en 1674 que Louis XIV parvient à annexer le Comté de Bourgogne sans vraiment rencontrer beaucoup de résistance, et le traité de Nimègue, quatre ans plus tard, entérine le rattachement définitif du Comté de Bourgogne au Royaume de et devient alors la Franche-Comté. Malgré des siècles de domination de l’Empire germanique ou de l’Espagne, les Francs-Comtois n’ont jamais cessé de parler français. Quelques années avant la révolution, à Besançon, naquit sous le ciseau de Charles-Férréol Landryot, sculpteur, mécanicien et poète, une marionnette qu’il appela Jacques Barbizier. Ce petit personnage de bois habillé en vigneron « bousbot », bisontin et au franc-parler comtois, n’avait pas la langue dans sa poche pour dire son fait aux uns et aux autres et se moquer des petits travers de tout un chacun. De nos jours, l’accent comtois et les particularités de langage de ce pays ont tendance à disparaître. Comme dans beaucoup de régions, le brassage des populations dilue inexorablement les spécificités locales. Pourtant, aujourd’hui encore, notamment dans les zones rurales de Franche-Comté, on peut encore entendre des seniors, et même parfois des plus jeunes, parler comme la Madeleine Proust ; personnage emblématique du Haut Doubs digne descendante du Barbizier bisontin de l’Ancien Régime. On ne peut pas parler de la Franche-Comté sans évoquer Laurence Sémonin, auteure et comédienne originaire du Haut-Doubs, qui a créé la Madeleine Proust, personnage qu’elle a interprété et mis en scène dans ses spectacles tout au long de ses tournées en et au-delà, et qui restera encore, et pour longtemps la mémoire du parler comtois.
La comtesse Henriette
Voici contée l’histoire d’un personnage emblématique de Franche-Comté et plus particulièrement du Pays de Montbéliard : la Comtesse Henriette. À la fin du XIVe siècle, Étienne de Montfaucon, qui n’avait plus d’héritier direct, fiança sa fille Henriette encore enfant à Eberhard IV de Wurtemberg, elle n’avait que dix ans. Les fiançailles eurent lieu au château de Montbéliard alors que son grand-père venait de mourir. Henri, fils de Jean II de la Roche-SaintHippolyte – fief voisin du comté de Montbéliard –, fut nommé tuteur d’Henriette. Le comté de Montbéliard n’était pas une vassalité wurtembergeoise ; il fut héréditairement attaché à celui du Wurtemberg par le mariage d’Henriette en 1407, tout en demeurant son égal : il conservait tous ses droits, ses us et coutumes, ainsi que sa langue – l’Allemand ne fut jamais imposé. À la mort de son époux en 1417, ses héritiers mâles n’étant pas en âges de gouverner, Henriette dirigea la région allemande du Wurtemberg et le Comté de Montbéliard vers une prospérité rarement égalée. Grâce à sa gestion, elle acheta de nombreuses seigneuries qu’elle rattacha au Pays de Montbéliard. Ses qualités guerrières n’avaient rien à envier aux plus grands chevaliers de son époque. Henriette possédait des terres en Alsace, un jour, son voisin allemand, le terrifiant comte Friedrich Von Zollern, lui intima l’ordre de les lui céder sous peine d’une guerre que sa condition de femme l’empêcherait de remporter. Quelques jours plus tard, dans son magnifique château de Hohenzollern, le prince tyrannique eu la surprise de voir arriver une armée prête à assiéger le Château avec à la tête la Comtesse Henriette toute d’armure vêtue et épaulée par moult seigneurs et autres princes guerriers, tous ralliés à sa cause. Le siège dura de longues semaines pour finalement aboutir à un conflit où la comtesse montbéliardaise, épée à la main et soutenue par son armée, pourfendit l’ennemi sans relâche. Les combats cessèrent et le siège fut levé lorsque le Comte Friedriche fut capturé et enfermé jusqu’à sa mort à Montbéliard. Vers 1440, les deux fils de la Comtesse, Louis et Ulrich, prétendirent au trône de Montbéliard et du Wurtemberg. Mais elle refusa, jugeant ses fils incapables
d’assumer pareille fonction. Elle les déshérita tant elle craignait leur avidité et leur soif de pouvoir. En pleine force de l’âge, ses deux rejetons n’hésitèrent pas à faire enlever puis séquestrer leur propre mère jusqu’à ce qu’elle modifie son testament. La souveraine mit de longs mois avant de capituler. Finalement, son fils Louis prit possession du Wurtemberg et la comtesse put retourner dans son Montbéliard natal qu’elle gouverna jusqu’à sa mort en 1444. C’est de cette époque que vient l’autre nom de Montbéliard : La Cité des Princes. Une légende locale fait de la Comtesse Henriette une bonne fée protectrice du pays de Montbéliard, vêtue en paysanne, avec son ânesse Marion chargée de cadeaux pour les enfants, à Noël elle est une concurrente directe du père Noël et de Saint-Nicolas sous le nom de tante Arie ou Airie. Bon nombre de contes ou légendes ont été écrits à son sujet. Sous des déguisements divers, elle demande souvent l’hospitalité pour connaître les gens et encourager les ménages vertueux, travailleurs, soigneux et charitables. La Tante Arie est un exemple de substitut féminin au père Noël, une sorte de mère Noël.
Remerciements
Merci à Patrick pour son aide et ses précieux conseils.
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Imprimé en Allemagne Achevé d’imprimer en juin 2021 Dépôt légal : juin 2021
Pour
Le Lys Bleu Éditions 83, Avenue d’Italie 75013 Paris
Notes
[←1] Voir en Apostille en fin d’ouvrage.
[←2] Mots en italique : voir lexique en fin d’ouvrage.
[←3] Voir chapitre en fin d’ouvrage